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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Tisonner les braises de l’histoire
Article mis en ligne le 20 décembre 2021
dernière modification le 7 février 2022

par F.G.


BRASERO
Revue de contre-histoire, n° 1
L’Échappée, 2021, 22 x 29, 184 p.



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L’objet est beau comme un orage, comme un vent qui lève, comme un feu qui prend. À l’heure du néant sous copyright, de la salissure éditoriale, du tout-pareil dans le banal ou l’extravagant, la couverture d’un rouge claquant léché de flammes noires et d’un « n° 1 » conquérant a de quoi réjouir le regard. Le nôtre, en tout cas, usé de beaucoup voir du ressemblant sans autre prétention que de faire époque, et donc mode. Ici, c’est plutôt l’anti-mode qui préside aux destinées graphiques de ce premier numéro de Brasero, revue de contre-histoire à parution annuelle. Coup de chapeau à Graphisme ADGP et à l’illustrateur Jean Aubertin pour leur prestation. Ça ravigote, comme disaient les anciens, en reposant leur grog sur le zinc !

Maîtres d’œuvre de ce numéro, Cédric Biagini, responsable de L’Échappée, et Patrick Marcolini, en charge de sa collection Versus, réalisent là un très ancien projet que nous étions quelques-uns à attendre depuis longtemps. Sans trop y croire, il est vrai, tant les attentes sont souvent déçues en matière éditoriale. « Revue de contre-histoire », donc. Au vu de ce que nous livre ce premier numéro, l’appellation est bien choisie. Précédé d’une brillante présentation sobrement ironique [1] et organisé en sept cahiers – « Préliminaires », « Présence », « Substance », « Marges », « Parcours », « Sens » et « Pages » –, le tout s’inscrit dans une claire volonté de rupture avec la production historiographique actuelle et sa passion déconstructive. Ici, c’est tout le contraire : on construit du sens et du plaisir à voir et à lire, ce qui n’est pas rien par les temps qui courent.

Vingt et un articles (complétés de huit notes de lectures), au total qui, tous, méritent, pour les thématiques abordées et les talents qu’ils conjuguent, référence.

Dans « La gueuse blanche de Montmartre » (p. 2), Anne Steiner, auteure du récent et épatant Révolutionnaire et dandy : Vigo dit Almereyda – recensé ici –, explore le Montmartre de la Belle Époque au temps où la coco (la « gueuse blanche »), très prisée par les artistes et écrivains, s’y consommait presque librement juste avant que ne se mît en place, pour des enjeux officiels de sécurité publique, une politique de prohibition. Décidément très en verve, la même Anne Steiner signe un autre article, « Anna Mahé, de l’anarchie au jokari » (p. 40), où l’on apprend que cette hyperactive institutrice pour le moins atypique, très proche – pour ne pas dire plus – de Libertad (1875-1908), ne se contenta pas d’évoluer de l’individualisme social du batailleur Albert-le-Béquillard vers un communisme libertaire ouvert au syndicalisme révolutionnaire, mais participa aussi à des expériences pédagogiques très innovantes et à de multiples projets coopérativistes de cette époque. C’est d’ailleurs dans cette aire qu’elle fondera dans les années 1930, avec son compagnon Pierre Georges Miremont, Les Manufactures réunies, atelier-refuge d’anarchistes et dissidents de diverses chapelles, et fabrique spécialisée dans la conception et création de jouets en bois, où sera conçu et fabriqué, inspiré de la pelote basque, le jokari, breveté en 1937.

Dans « Le tour de France de Flora Tristan » (p. 10), Sidonie Mézaize Milon nous livre un fort récit du voyage que cette « aristocrate déchue et femme de lettres », réalisa du 2 avril au 14 novembre 1844 sur les routes de France pour défendre, de ville en ville et auprès des siens – le peuple dans ses diverses composantes –, L’Union ouvrière, son livre édité un an plus tôt. « Femme-messie », Flora poussera sa quête d’éveil des consciences ouvrières jusqu’à l’épuisement de ses forces. Elle décédera à Bordeaux, dernière étape de son périple, des suites d’une congestion cérébrale.

Sous la plume de Patrick Marcolini, sont évoquées les figures de J. Posadas, pseudo de Homero Cristalli (1912-1981), argentin prolifique et trotskiste allumé, celle du lettriste Jean-Louis Brau (1930-1985), irrégulier de l’avant-garde et celles des élus de la bande de la revue-groupe Le Grand Jeu. « Trotskisme et soucoupes volantes » (p. 18) – surtitré « Loufoqueries » – s’appuie sur un texte de Posadas – « Les soucoupes volantes, le processus de la matière et de l’énergie » (1968) – pour nous instruire des bizarreries de ce personnage foncièrement optimiste et potentiellement apocalyptique, qui, ravagé par l’idéologie du progrès sans limites, croyait au « communisme alien » et aux extraterrestres. Mieux que la théorie queer ! Dans « Jean-Louis Brau : LSD, mitraillettes et poésie sonore » (p. 30), le même Marcolini nous offre un portrait alerte de celui qui fut un temps l’ami lettriste, mais pas situationniste, de Debord, un éparpillé de l’intérieur qui dérivera jusqu’aux extrêmes les plus militaristes en Indochine, puis en Algérie, un grand consommateur de drogues dures et beaucoup plus. Personnage de roman, il ne rata aucune occasion de vivre sa vie comme une turbulence. Dans « Le Grand Jeu : révolution et révélation » (p. 108), la doublette Marcolini et Julien Lafon s’intéresse à cette « communauté humaine d’esprits en butte au monde moderne » qui, réinventant à la fin des années 1920 une forme de romantisme susceptible de fusionner la poésie, le rêve, le désespoir, la drogue et la mystique, concoctèrent ce « Grand Jeu », qui fut d’abord une expérience humaine de haute intensité à laquelle se prêtèrent sans compter de très jeunes gens (Roger Gilbert-Lecomte, Roger Meyrat, Roger Vailland et René Daumal) et dont certains pensent encore qu’elle fut inégalable dans l’extrême.

Hommage est rendu par Charles Jacquier, infatigable travailleur de l’ombre, à la Commune de Kronstadt, dont le centenaire passa inaperçu, ou presque, dans les gazettes de la gauche dite radicale. À cette occasion, il republie « La vérité sur Kronstadt » (p. 24), de Marie Isidine, originellement publié dans Les Temps nouveaux en mai 1921. Du même Jacquier, « Lire Orwell aujourd’hui » (p. 174), un article qui revient sur le mauvais traitement que Gallimard réserva constamment à Orwell et sur le rôle que jouèrent de petits-grands éditeurs – d’Ivrea (ex-Champ libre) à Agone et Libertalia – pour faire rayonner l’anarchiste tory ailleurs que dans le bourbier de la rue Sébastien-Bottin.

Dans « Ali ibn Muhammad et la révolte des Zandj » (p. 48), Nedjib Sidi Moussa, auteur des indispensables ouvrages La Fabrique du musulman et Algérie, une autre histoire de l’indépendance, nous livre une contribution fouillée et éclairante sur une révolte de classe et son principal inspirateur du temps des Abbassides qui opposa, entre 869 et 883, les Zandj, esclaves noirs, au pouvoir des califes. Dans un autre registre, « Sur la route de Joe Hill et de ses rebel girls » (p. 56), Michèle Jacobs-Hermès s’intéresse à la figure de Joe Hill (1879-1915), membre des légendaires Industrial Workers of the World (IWW), étudiée ici sous le prisme de ses amours – qu’elle juge négligé par ses historiens, ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de beaucoup puiser au Joe Hill de Franklin Rosemont. Fidèle à sa thématique de prédilection, François Jarrige – « “On n’arrête pas le progrès” : retour sur l’invention d’un mythe moderne » (p. 70) – revient sur l’histoire de cette formule magique et excluante qui renvoie infiniment aux limbes de son obsolescence cognitive quiconque questionne son utilité depuis l’entrée en scène de l’électricité et de l’automobile dans la vie des humains. Dans « Tolstoï contre les bolcheviks » (p. 90), Pierre Thiesset examine, à travers la figure un peu trop vénérée du très chrétien Tolstoï, en quoi il avait prévu, au vu du mépris que les révolutionnaires de son temps vouaient aux masses paysannes, que ce peuple de base n’obtiendrait, sous leur coupe, ni la terre ni la liberté, mais l’asservissement à l’univers bureaucratique du modernisme et de l’industrialisation forcée. Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet livrent, eux, dans « Monte Verità : naissance difficile de la contre-culture » (p. 98), un article informé sur cette communauté d’artistes de diverses disciplines du village d’Ascona (Suisse) qui tenta, au début du XXe siècle, d’inventer, dans la perspective du changer la vie, une alternative à la dévorante modernité capitaliste.

On lira aussi, de Frédéric Lavignette, « Les piqueurs : Paris à la pointe des attentats » (p. 78), une enquête sur un fait divers insolite de 1922 ; d’André Tschan, « Le socialisme typographique de William Morris » (p. 132), un récit de l’aventure de Kelmscott Press, l’imprimerie de l’auteur des admirables Nouvelles de nulle part ; de Zvonimir Novak, « Le temps des œillets : les murais de la révolution portugaise » (p. 138), qui pose un regard affiné sur la massive et riche production muraliste de la révolution d’avril 1974 ; de Naly Gérard, « Approchez, approchez, mesdames et messieurs ! » (p.146), une évocation tendre des anciennes foires – du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime – et des divertissements bruts et inventifs qu’elles offraient et que le théâtre recyclera ; de Jacques Baujard et Alice Guillemard, « Gribouille, le cœur en berne » (p. 152), portrait sensible d’une magnifique sauvageonne de la chanson française des années 1960 dont le cœur lâcha à vingt-sept ans, en janvier 1968, à quatre mois d’un printemps où ses chansons étaient sur bien des lèvres ; de Chantal Aubry, « Claude Tchou, bienvenue au club » (p. 158), remembrance d’un éditeur audacieux, suractif et coriace dans la lignée de Pauvert et Losfeld, dont l’anthologie en format oblong Ni dieu ni maître, les anarchistes, confiée à Bernard Thomas, demeure, avec le Jacob du même et quelques autres libelles sulfureux, des repères d’un après-printemps où les livres se dévoraient ; de Renaud Garcia, « Demain les chiens : science-fiction mélancolique » (p. 166), mise en perspective de l’œuvre de science-fiction du très lucide Clifford Donald Simak en temps d’artificialisation généralisée du monde ; de Sebastián Cortés – de son vrai nom Bastien Roche, décédé en juillet de cette année et à qui ce premier numéro de Brasero est dédié –, « L’habit ne fait pas le guérillero » (p. 66), où il est question du passe-montagne chiapanèque (à ne pas confondre avec la cagoule du gangster ou du terroriste) et surtout de ce qu’elle symbolise pour les zapatistes.

En point d’orgue – et sur fond bleu – de cette production de haut vol, un entretien réalisé par Rémy Ricordeau et Sylvain Tanquerel – « En toute dissonance » (p. 116) – offre à Annie Le Brun l’occasion de livrer, en complicité et liberté, quelques souvenirs sur ses rencontres, ses combats et ses engagements, mais aussi quelques vérités bien senties sur les mystifications intellectuelles d’une époque – la nôtre – qui en abuse pour masquer son indécrottable médiocrité. Sur douze pages ardentes, on en apprend beaucoup sur la jeunesse d’Annie Le Brun, sur ses premières révoltes (contre la guerre d’Algérie, notamment), sur sa lecture de Nadja, sur sa fondatrice rencontre avec Breton, sur les réunions (pas drôles) du groupe surréaliste, sur Radovan Ivsic et Toyen, sur Mai 68, sur la réception de Lâchez tout !, sur le grand vide des années 80, sur ses relations avec Debord, sur bien d’autres choses encore. On sort de cette lecture comme ressourcé par cet « appel d’air » que nous offre Annie Le Brun. Et on la cite, pour la route : « Après avoir exploité la surface du monde extérieur jusqu’à l’épuisement, le capital [est] en train d’investir notre monde intérieur en jouant de l’esthétisation comme arme de falsification pour mieux camoufler les ravages d’un système qui court à sa perte. De ce point de vue, la collusion de la finance, du marché de l’art et des industries de luxe a été décisive. Entre fuite en avant et cynisme, cet ordre du déni s’est encore renforcé. Manifestement, c’est désormais la guerre, une guerre menée contre tout ce dont il paraissait impossible d’extraire de la valeur, la guerre de la marchandisation de tout contre ce qui n’a pas de prix. »

Oui, vraiment, ce premier numéro de Brasero est un exemple de belle ouvrage !

Freddy GOMEZ

Présentation (Brasero)

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