■ Outre qu’il énonce quelques vérités de base sur le moment (préélectoral) de délitement général que nous vivons, ce texte – signé Mohamed Bourobka, plus connu sous le pseudonyme de Hamé, auteur, réalisateur et rappeur du groupe La Rumeur – a été publié en tribune dans Le Monde du 8 décembre dernier [1]. Il nous a semblé mériter d’être diffusé auprès de nos lecteurs tant cette prise de position rompt avec l’idéologie d’une postmodernité accablante qui – comme la réaction, mais dans une perspective inversée – ramène tout à une histoire de guerre des identités entre « dominants et dominés ». À vous de juger !
En cette époque de lorgnettes et de minuscules variants, on a éloigné les grands sujets à une telle distance que c’est à peine si on les distingue encore, au loin, avec des lentilles grossissantes.
On sait très bien cultiver, en revanche, les vrais faux sujets, les belles pommes de discorde bien pourries, avec ce soin tout méticuleux, cette application toute quotidienne que l’on retrouve dans l’art de gaver les oies.
Comme s’il fallait reconnaître aux myopes qui monopolisent les médias de masse l’avantage d’avoir, de très près, la vue d’autant plus perçante. Et aux millions de spectateurs qui assistent hébétés au matraquage l’envie décomplexée d’écouter encore jusqu’à la coupure publicitaire…
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il semble n’exister qu’une préoccupation centrale. Une seule en tout cas qui vaille la peine qu’on répande sur elle des pluies d’or depuis quelques années déjà, et davantage encore depuis l’ouverture de la chasse à la présidentielle. Il s’agit bien sûr de la fameuse « guerre des identités ». Avec d’un côté la défense d’une identité « majoritaire menacée d’extinction », inspirée par une droite qui ne sait plus très bien faire la différence entre le fantôme du général De Gaulle et celui de Tixier-Vignancour ; et de l’autre côté, la défense d’identités « minoritaires et dominées », inspirée par une gauche qui a enterré si profondément ses prolos qu’elle s’acharne d’autant plus à réétiqueter sa clientèle électorale.
Nous obtenons alors un clivage de type apparent « progressistes vs réactionnaires », mettant en scène des représentants autoproclamés et médiatiques qui, au nom des Blancs en général, des Noirs en général, des femmes, des jeunes, des vieux, des homos, des juifs ou des musulmans en général, se lancent dans d’interminables parties de tirs aux pigeons.
Les uns et les autres de ces « groupes à défendre » n’ayant désormais rien de mieux à s’échanger que le sentiment de leur détestation mutuelle ; rien d’autre à faire en commun que se surveiller et veiller à la robustesse de leurs revendications réciproquement inconciliables. Il n’y a qu’à allumer n’importe quel écran pour s’en faire une idée cuisante : finies les questions fondamentales lancées à l’adresse ou à l’initiative de l’ensemble du peuple français ; fini le progrès collectif, la conquête de droits sociaux et politiques universels – ces vieilles lunes !
Nous n’avons plus rien à faire ensemble, plus rien à entretenir d’autre que des fragments de niches, des relativismes ad nauseam, auxquels les algorithmes préférentiels de nos petits smartphones sauront d’ailleurs nous renvoyer inlassablement.
Et bienvenue aux télescopages d’opinions courtes et d’avis tranchants comme des lames aux sensibilités particulières, définitives et saignantes ! Bienvenue aux clashs de points de vue symétriquement aveugles et assassins, aux arbitrages de punchlines faites pour tuer, aux ligues de défense de ceci, aux fiertés de cela, aux index inquisiteurs pointés sur telle ou telle minorité religieuse, sexuelle ou ethnique, aux diatribes accusatrices émanant de tel ou tel membre de ces mêmes minorités passé à son tour du côté des lyncheurs ! Bienvenue à tout ce qu’il faut pour mettre le feu à la plaine, aux villes, aux barres d’immeuble et au clocher du village !
Entrez-y de force ou de gré, carrez-vous ce nouveau paradigme dans le crâne et jetez-vous-y. Que l’on s’empoigne jusqu’au sang dans ces oppositions identitaires brutales et binaires, qu’elles prennent toute la place sur les chaînes et les fils de posts et que chacune et chacun d’entre nous s’installent comme chez elle ou chez lui dans son ontologie de souche, de genre, de race, d’orientation x, de confession y, de tradition z.
De quoi frissonner, rire et pleurer tout à la fois. De quoi nous étouffer pour de bon derrière nos masques FFP2 usés, avec nos difficultés à respirer cet air déjà saturé de crise économique qui nous environne. Jusqu’où peut-on émietter un peuple ? À quel degré d’absurdité peut-on lui brouiller la vue ?
Toi qui entre ici, abandonne tout espoir de mieux connaître un jour le monde et les hommes et résous-toi à choisir ton venin ! Nous sommes nombreuses et nombreux, en dépit de nos appartenances réelles ou supposées, à partager cette conviction que c’est la noblesse des peuples de se poser collectivement l’impératif de vivre libre et ensemble sur une terre libre comme un arc tendu vers notre émancipation. Nous sommes nombreuses et nombreux à sentir aussi que quelque chose se fragmente aujourd’hui, que le poison de la division est en train de faire son taf et qu’il nous mène lentement vers un embarcadère où les mots ne voudront plus rien dire, celui de la guerre civile.
On peut se remettre de tout, bien sûr, mais plus difficilement des pactes que l’on scelle avec le diable.
HAMÉ (Mohamed BOUROBKA)