[bleu marine]« La critique historique ne cherche pas à plaire
et ne craint pas de déplaire. » (Paul Lafargue)[/bleu marine]
Il y a un savoir du pouvoir qui ne peut pas nous laisser indifférents car, au-delà de sa fatuité, il fait, d’un côté, argumentaire chez ceux qui s’imaginent que ce monde ne peut tourner que comme il tourne, toujours plus vite, même s’il conduit à l’infinie destruction de nos manières de vivre, de nos lenteurs, de nos habitats et de nos capacités de résistance. De l’autre, ce savoir est capable d’agréger, à la faveur d’une exceptionnalité sanitaire qui dure et au nom de la raison, une frange non négligeable de respectables adeptes de la science qui, conquis par ses bienfaits, est disposée à larguer, sans le moindre esprit critique et par pans entiers, tout ce qui semblait faire sens commun, y compris dans ses rangs, dans le refus du fichage informatisé et de la ségrégation sociale qu’il induit.
C’était là notre hypothèse, en juillet dernier, quand nous avons publié, ici-même, « La seringue des colères ». Nous y écrivions : « La cause de la levée des colères est simple. Elle est juste aussi. À condition de s’en tenir aux raisons qui la motivent : le refus du traçage, du tri qu’il opère, des conséquences qu’il aura en termes de licenciements, de la société qu’il préfigure. Ces raisons sont claires. Il est inutile d’en chercher d’autres en puisant au fonds des passions tristes et du délit d’opinion, en complotant sur le complotisme supposé – et parfois avéré – des manifestants. »
Une fois encore, pourtant, et de la même façon qu’au début du mouvement des Gilets jaunes, mais en mode aggravé, certains des nôtres s’entêtèrent, en mode hautain, à réduire le mouvement « antipasse » à son plus petit commun dénominateur, forcément obscurantiste car « antivax ». Et, ce faisant, outre ignorer ce que la gestion irrationnelle et policière de la pandémie par l’État macronien avait pu susciter de méfiance populaire justifiée contre le « passe », cette arrogance assumée de la gauche scientiste laissa le champ libre aux activistes complotistes de droite extrême pour labourer le terrain de la colère. Se tromper une fois est excusable ; deux fois, c’est impardonnable. Car, en plus de l’erreur tactique, on assista pour le coup, au nom de la lutte contre la pandémie et par peur de l’assimilation avec le complotisme, à une sorte d’union sacrée « progressiste » contre la populace manifestante abusivement présentée comme globalement « antivax » quand elle ne l’était que partiellement.
La question demeure donc ouverte : pourquoi le « progressisme » diffus – de centre, de droite, de gauche et d’extrême gauche – s’est-il réunifié aussi vite dans une même stigmatisation des « antivax », présentés au choix comme des abrutis ou de vulgaires QAnon, quand c’était d’abord le refus du contrôle social généralisé des populations qui se posait ? Et, corollairement, par quelle étrange perturbation de l’entendement, des humanistes bon teint ont-ils pu avaliser sans broncher, au nom de leurs seules valeurs scientistes, cette expérimentation à grande échelle d’un « passe sanitaire » aux effets forcément prolongeables au-delà même d’une pandémie qui monte et descend comme une courbe boursière, mais dont rien ne laisse présager qu’elle sera éradiquée à court ou moyen terme. Étranges furent aussi, à gauche cette fois et toutes chapelles confondues, y compris anarchistes, les ricanements que provoqua le cri de « Liberté » unanimement repris dans les manifestations « antipasse ». Comme si, d’un coup, ce syntagme qu’un poète jugea en son temps exaltant ne pouvait désormais susciter que mépris quand il était scandé par des « pue-la-sueur sans neurones ». Cette aspiration suspecte à la « liberté » ne relevait, en temps d’urgence sanitaire, nous dirent les accusateurs, que d’une forme exacerbée d’irresponsabilité et d’égoïsme. Notre avis, c’est qu’il fallait être dérangé du bulbe à un point de non-retour pour ignorer qu’aucune liberté n’est simplement formelle et que notre liberté – collective – menacée par l’État sanitaire de contrôle généralisé méritait bien, vaccinés ou pas, qu’on la défendît pour faire bloc contre un pouvoir liberticide.
Qui croit voir sans penser contre lui-même ne voit que ce que le miroir de son narcissisme monochrome lui renvoie : quelques bribes de vérités anciennes que l’infini présent du désastre a réduites en miettes. Ainsi en va-t-il du gauchiste d’un gauchisme noyé dans les eaux glacées de son invariance subodorant, derrière toute levée en masse non codifiable d’un peuple sans nom ni appartenance, un risque potentiellement fasciste. Ainsi en va-t-il de l’éditorialiste mainstream macronisé décelant, au choix, derrière le réel, un complot séditieux, fasciste ou gauchiste – ou « fascisto-gauchiste » – contre le seul monde qu’il puisse concevoir : celui qui le nourrit grassement. Sans perception de ce qui caractérise ce réel (son état, son atomisation, sa confusion, son intranquillité), toute interprétation du monde est d’autant plus vaine qu’aucune idéologie – au seul sens de fausse conscience désormais – ne peut servir de balise pour penser ses spécificités. Et moins encore le sens profond des révoltes, essentiellement sociales, dont il accouche à échéances chaque fois plus rapprochées et qui sont, elles aussi, parsemées de contradictions internes qu’aucune lecture strictement politique ne pourra jamais saisir dans leur infinie complexité.
C’est précisément cette complexité qui explique la difficulté que ressentent, depuis des années maintenant, la gauche dite alternative, mais aussi radicale, à faire sens commun de ce réel éclaté. Pour ce faire, il leur faudrait d’abord accepter de ranger au magasin des accessoires les vieilles lunes qui n’éclairent plus en rien sur rien. Et de le faire en conscience et sans faillir, pour sortir de la réification, pour remédier à la schizophrénie qui consiste à chercher qui sont les authentiques prolétaires dans un monde en voie de prolétarisation précarisée générale. Ce qui se lit dans l’émergence répétée des récentes colères sociales, c’est, en effet, que la revendication de mieux-vivre qu’elles portent participe d’une intrication de causes diverses – l’humiliation, l’invisibilité, la misère de l’instant vécu, la peur de tout perdre, l’arrogance sans limites des puissants –, jamais reliées à une analyse politique des situations, mais invariablement convergentes vers la revendication du principe d’égalité. Celles et ceux qui se lèvent contre l’absurdité d’un monde de la survie toujours plus diminuée, ne sont les héritiers d’aucun testament prolétarien. Leur conscience de classe est aussi vague que leurs intentions, les codes de l’histoire leur sont globalement étrangers, ils viennent des bas-fonds d’un monde que la gauche dite alternative, mais aussi radicale, phantasme sans comprendre. Au nom d’obsolètes grilles de lecture partidaires, classistes ou insurrectionnelles que les nouvelles révoltes ignorent, même si les révoltés apprennent vite. Surtout quand, par osmose, sur un rond-point ou une barricade, opère la magie des rencontres et le mélange des mémoires. Sans autre enjeu que d’être là où il faut être, à l’écoute de ce qui lève et sans prétention à gouverner l’ingouvernable d’une révolte qui se cherche. Il n’y a qu’ainsi que se tissent les connivences et que remonte l’écho des anciennes luttes pour l’égalité.
Il est vrai que le mouvement des Gilets jaunes, dont on fête le troisième anniversaire, charria des multitudes à qui personne, et c’est heureux, ne demandait d’incarner la pureté. Il est encore vrai que, au gré des circonstances et un peu aidé par des antifas, le mouvement opéra de lui-même un tri interne, mais sans jamais exclure aucun des siens au prétexte qu’il serait un peu louche ou vaguement perché. Il est toujours vrai que quelques récupérateurs venus des caves de l’extrême gauche tentèrent ici ou là des OPA, le plus souvent infructueuses, sur un mouvement qui n’attendait pas des chefs, mais des bras ou des poings. D’où le fort succès d’estime que remportèrent, dans certains samedis jaunes, des dénommés Black Blocs, historiques ou de récente extraction. Il est enfin vrai que, pour l’essentiel, le mouvement ne compta, en sa faveur, que sur une sympathie plus ou moins active de certaines bases syndicales et plutôt tardive du monde de l’intermittence culturelle et, en sa défaveur, sur un tir de barrage médiatique généralisé qui les qualifia de sauvages et de moins que rien, au choix fascistoïdes ou black-blockés, selon la symétrie de l’équivalence si chère à la caste. Mais, sans effet réel, puisqu’ils restèrent à un étiage de sympathie si haut dans les sondages de popularité que, contrariée, la Macronie décida de n’en plus faire faire.
On a beaucoup glosé sur « l’impureté » de ce mouvement. Et personne ne peut douter que telle fut, en effet, l’une de ses caractéristiques majeures, avec l’occupation des ronds-points, la pratique du blocage, le goût du débordement et la réinvention du courage dans l’affrontement. Cette impureté gêna aux entournures, et pour longtemps, bien des adeptes de la guerre de classe, réfugiés dans la théorisation d’un monde qui bouge sans eux. Il faut les prévenir, en espérant qu’ils choisissent le bon camp : ce monde ne reviendra pas et chaque révolte sociale en puissance sera chaque fois plus impure. C’est une donnée d’époque, un fait majeur. Quand il n’y a plus de classe en soi, existant de fait, et a fortiori de classe pour soi, consciente de ses intérêts, parce que l’une et l’autre ont été soumises, de défaite en défaite, aux logiques infernales d’un capitalisme avançant à marche forcée vers la destruction de tout ce qui pourrait réduire son taux de profit, aucune médiation de type syndical ou partidaire n’est désormais capable d’arrêter la marche au désastre. Si le « néo-libéralisme », cette double figure du mensonge, est aujourd’hui en crise, c’est parce qu’il n’est ni nouveau ni libéral, mais vieux de soixante ans et foncièrement autoritaire, et qu’il est l’objet d’un rejet chaque fois plus large de ce qu’il incarne : la mort sociale, écologique, sensible et morale. C’est là l’une des données objectives majeures de ce temps de dessillement. L’autre, c’est que, s’il dévore les existences, le « néo-libéralisme », cette saloperie ans autre nom que capitalisme total, a si durablement colonisé les imaginaires qu’il en demeure des traces et des réflexes durables, infiniment réalimentés par les désirs et les addictions qu’il sait créer et dont il connaît le pouvoir d’auto-enfermement dans le vide sidéral des egos qu’il façonne. L’impureté vient aussi de là, de ce mouvement de permanent balancier entre la soumission à ses marchandises et la révolte contre ses effets. Si l’on ajoute à cela l’éradication méthodique de la mémoire des anciennes luttes ouvrières, la destruction programmée de l’enseignement de l’histoire sociale, l’abdication de la gauche de gouvernement – dès 1983 – aux premiers diktats du capital, la déconstruction de tous repères susceptibles de faire récit d’émancipation, le ralliement progressif de l’extrême gauche aux thématiques sociétales, on se demande par quel miracle et au nom de quoi les révoltes du présent devraient être pures. Il y a, à vrai dire, quelque obscénité à exiger des preuves de pureté à qui, bien ou mal, ose enfin se soulever contre l’ordre qui les accable. Et de l’indécence à attendre qu’il les fournisse avant de lui tendre la main.
Entre autres effets délétères, la pandémie actuelle aura eu celui, dérisoire pour le coup, de réarmer certains Pères-la-Morale d’un révolutionnarisme assurément progressiste et surtout prompt à dénoncer celles et ceux qui, venant d’horizons effectivement variés, protestent, depuis le début de l’été, contre ce « passe sanitaire » de la honte. Au nom d’une science infuse et parce qu’ils ne seraient pas du bon camp, celui du progrès sans doute. Mais c’est quoi, camarades, pour vous la révolution : la marche infinie vers ce progrès qui nous dévore et nous détruit ou le frein qu’il faut tirer pour que la locomotive emballée s’arrête enfin ? Et de même c’est quoi la pureté ? Ce qui vous préserve de vous mêler, par peur de la contagion, aux foules impures qui expriment comme elles le peuvent leurs colères logiques ?
Il n’y a de pureté que dans le monde éthéré des idées fixes mais hors du temps, et encore en faisant vite dans leur assimilation.
Le reste, c’est ce qui vient : un retour d’histoire sous la forme de révoltes impures proliférantes dont il faut faire sens commun pour les réinscrire, à leur place, dans la longue perspective de l’émancipation sociale. Dans ce cadre, le fait d’en être est déterminant, comme le prouve le mouvement « antipasse » italien qui, après avoir été « fasciste », aux dires des affidés médiatiques du banquier central Draghi, épurateur de la Grèce et président italien en fonction, serait désormais, aux dires des mêmes, sous influence de la « gauche radicale », des « anarchistes », des « blacks blocs » et même des « Brigades rouges ». Quoi qu’il en soit, la formidable démonstration de Trieste du 15 octobre dernier nous confirme dans notre analyse [1] : les mauvais jours ne finiront que si nous rejoignons à notre place, et en les comprenant, les complexes luttes sociales de ce temps.
CEROS
[Convergeons ensemble vers la reprise de l’offensive sociale]