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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La « privatisation » du bonheur
De la Conjuration des égaux à celle des ego
Article mis en ligne le 30 août 2021

par F.G.


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L’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 stipule que « le but de la société est le bonheur commun ». Le 13 ventôse An II (3 mars 1794), Saint-Just monte à la tribune de la Convention nationale et affirme, au nom du Comité de salut public, que « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Cette proclamation fut faite à l’occasion de la présentation d’une loi censée attribuer aux nécessiteux les biens saisis aux contre-révolutionnaires. Les amis de Gracchus Babeuf insistent eux aussi sur ce point et, en septembre 1794, dans le premier numéro du Journal de la liberté de la presse, ils déclarent que « le but de la société est le bonheur commun », précisant que l’égalité de fait entre tous ses membres est un des moyens pour y parvenir. Égalité qu’ils estiment menacée par « le prestige idolâtre » des mandataires. Le système du bonheur social pour lequel ils se sacrifieront doit résister aux « égoïsmes conquérants », selon « la formule savoureuse de Buonarroti » [1].

Pendant que le peuple – héros des journées insurrectionnelles – vivait des temps difficiles, les bourgeois s’enrichissaient, bénéficiant de la dévaluation des assignats et de l’acquisition des biens nationaux dans des conditions financières très avantageuses. Et la guerre venue, ils profiteront de l’inflation pour tirer de solides profits en vendant équipements, vivres et munitions aux armées révolutionnaires. Dans leur nouvelle société, l’enrichissement personnel prime sur le « bien commun, la justice et l’égalité ».

Pour les Enragés, les révolutionnaires de 1793, Babeuf et ses amis de la Conjuration des égaux (1796), sans égalité, la révolution est inachevée. Son inaccomplissement restera à charge du mouvement ouvrier naissant. Des journées de février et juin 1848 à la Commune de Paris en 1871, cette aspiration sera au cœur de leurs luttes. « Que chacun, tout bas, pour le bonheur commun, en bon frère conspire », chante-t-on dans les faubourgs durant l’hiver 1795 et 1796 où ouvriers et artisans, indigents et journaliers, sont victimes d’une misère effroyable alors que la spéculation sur les biens nationaux va bon train et que les accapareurs et les agioteurs tirent profits de la misère [2]. La contre-révolution est en marche. La défaite est consommée. Après la « phase terroriste » de la Convention [3], la « Terreur blanche » [4] et la sanglante litanie de ses massacres (1795, 1799, 1815) peuvent alors s’exonérer de toutes formes de scrupules et imposer un système politique qui protège les intérêts des possédants. Tandis que les pauvres – ouvriers et artisans miséreux ne sont rien au sein de l’État qui se construit –, la nouvelle classe au pouvoir s’approprie ses rouages pour elle-même. Le peuple qui a fait la Révolution sera implacablement réprimé, éprouvant dans les faubourgs le goût amer de la trahison. Cette saignée éliminera les récalcitrants dont, dans les familles ouvrières, la tradition orale entretiendra le souvenir. L’espérance demeurera. En sourdine, mais elle demeurera.


On trouve l’un des derniers avatars de cette idée du « bonheur commun » dans le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), rédigé le 15 mars 1944 et intitulé – dans sa première édition – Les Jours heureux. Son titre atteste de l’aspiration politique et de la filiation qui l’inspiraient. Le CNR y proposait des « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». C’était en quelque sorte, de la nationalisation de l’énergie, des assurances et des banques à la création de la Sécurité sociale, une feuille de route pour un programme de gouvernement pour la France libérée. Sa mise en œuvre favorisa, en complétant ceux de 1936, une grande partie des acquis sociaux de la seconde moitié du XXe siècle – que tous les gouvernements de ces dernières décennies (Sarkozy, Hollande, Macron) s’acharneront à démanteler, pan par pan, au nom de l’efficacité économique, renvoyant chacun à son propre sort.

L’ambition de Saint-Just et de ses héritiers directs – les blanquistes et la tradition insurrectionnelle – ou indirects – les partis républicains à tendance sociale – aura ainsi été le paradigme à partir duquel se construira une authentique mutation dont le retentissement irradiera bien au-delà du champ strictement politique. Après avoir constitué le fondement de la légitimité républicaine lorsque la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire, le Marché imposera ses normes, au nom de sa Loi, comme condition de notre « bonheur » dans une sorte de spectacle déconnecté de la réalité des rapports d’exploitation et de domination. Avant que le désir « de liberté » ne devienne, comme aujourd’hui, un argument marketing, un slogan utilisé aussi bien par les marques que par les professionnels des politiques répressives, l’aspiration au bonheur commun fut bien au cœur des luttes pour l’émancipation sociale, son moteur même. À la liberté universelle – qui peut s’exercer individuellement et collectivement dans un souci de justice et dans l’honneur auquel chaque membre de la communauté a droit – répondit la liberté d’entreprendre et de s’enrichir au détriment des plus faibles, un alibi en somme pour l’expression d’un égoïsme devenu au fil du temps la justification idéalisée de l’égotisme comme fondement de la culture du « bonheur individuel ».


Ce temps est celui où la privatisation du bonheur est devenue le combat de la petite- bourgeoisie luttant pour imposer son « idéal » du Moi. Un Moi omnipotent (« toc et authentique » [5]), devenu le colibri qui sauvera la bonne conscience écolo et dont on étale la prétention triomphante sur une page Facebook. Le désir de toute-puissance de l’individu fait feu de tout bois. Son infantilisme nourri de moraline à deux balles dégouline, plein de mépris pour les « classes populaires » qu’il s’agit de convertir aux impératifs de la vie saine, du vélo et du bio. Si d’aventure les « beaufs » pouvaient de surcroît renoncer à leur emploi polluant pour une précarité largement méritée, ce serait un « plus » apprécié des DRH auxquels ils sont soumis. C’est ici que le développement personnel est gentiment présenté comme la voie du salut : la solidarité est ringardisée, le salut individuel sanctuarisé. C’est en quoi l’on peut parler, à propos de l’individualisme contemporain, de « narcissisme de masse », piste que Christopher Lasch nous invita à emprunter [6] avec la volonté de comprendre « l’effet psychologique des récents changements sociaux ». L’engouement pour le développement personnel est une solide béquille pour le sujet claudiquant « en quête de lui-même ». Et s’il exige que les autres se rallient à lui, c’est qu’il s’est convaincu de porter » en lui l’avenir d’un amour-propre qui le distinguerait de « la masse » – et qui le sauverait en le délivrant des symptômes qui, d’échec en échec personnel, le minent (carrière, amour, famille, engagements divers). Tel Narcisse, il voit le monde à travers l’hypertrophie de son Moi. Ainsi, la ronde des egos tient lieu d’engagement dans la société. L’affirmation de leur singularité en est l’enjeu, celui d’une dialectique qui réduit les rapports sociaux à une revendication d’assertivité et à l’admiration qui leur serait due. Dans cette perspective, le développement personnel offre des thérapies réparatrices qui prétendent faciliter l’accès au « tout-à-l’ego ». Avec le délitement des solidarités villageoises, de quartier et professionnelles – notamment à travers l’engagement syndical –, le sujet « esseulé et grégaire », livré à lui-même, finit par se sentir coupable de ne pas trouver tout seul, comme le requiert l’époque, « le bonheur » de son individualité triomphante. Renvoyé à son inessentialité, le sujet se mettra en quête du coach qui le sauvera de la noyade, celui qui lui proposera un contrôle souple et autogéré de son individualité à grands coups d’auto-séduction et d’auto-évaluation. Un idéal de maîtrise, en somme. Le moyen ? Une incontinence verbale [7] saupoudrée de « créatif-festif ». L’ostentation et l’exemplarité donnent aux prosélytes un aplomb qui, il faut bien le dire, relève de l’attirance-répulsion lorsqu’ils se piquent d’administrer une commune avec la volonté de sauver la planète, mais surtout d’imposer leur habitus à l’ensemble de la population adoptant sans même s’en apercevoir la posture d’une classe dominante en matière culturelle et « sociétale », comme on dit aujourd’hui. Le corolaire de tout impératif – l’injonction au « bonheur » en est un – est la culpabilisation des rétifs, des incrédules, la mise au ban de ceux qui doutent ou refusent de s’abandonner aux délices de la croyance du moment. Largement utilisé par les néo-Rastignac d’époque dans leur quête du sain et du bonheur qu’il procure, le levier de la culpabilité rendra suspects ceux qui résistent à leur idéologie. Aucune indulgence ne leur sera accordée par les activistes de la « pureté ».

Pour ces curés purificateurs, la mélancolie, la dépression et la maladie constituent désormais autant de preuves que le « Mal » est en nous. Comme le diable était ancré, pour les exorcistes, dans le corps des « possédés ». Avec l’obsession de la santé parfaite, « on est passé du traitement des troubles psychiques […] à la médicalisation de la simple souffrance psychique existentielle », dit le psychiatre Édouard Zarifian [8]. La croyance en la « toute-puissance » de notre propre pensée (positive) nous « soignera ». Chassons ces pensées négatives que nous ne saurions avoir ! Délivrons-nous du mal en suivant les préceptes des gourous et des coachs ! Ayons recours à l’auriculothérapie [9] ! Autant de pratiques qui nous ouvriraient la porte du bien-être, et partant celle du bonheur. Elles nous amélioreraient en nous permettant de faire partie de la communauté des narcissiques adeptes de la pensée magique.

En se concentrant sur ces insuffisances narcissiques, le sujet post-moderne évacue le remords qu’il pourrait avoir en méprisant ceux qui ne « font pas l’effort nécessaire » pour s’extraire du Mal dans lequel ils pataugent. La conversion à la consommation du pain sans gluten et à la pratique de la méditation, sans oublier l’expression artistique – « vendue » sous le label de « ressourcement » – sont, eux, autant de signes qui ne trompent pas. Ou on est partie prenante de ce discours « évangélisateur » ou on est un scélérat, et dans ce cas l’affaire est vite pliée. L’empathie a ses limites et la tolérance aussi. Dès lors que les « sauveurs » savent, ceux qui tardent à les rallier sont des adversaires. Ne pas être pour, c’est être contre.

Les « bons » font du vélo en ville ; les « méchants » vont au travail en voiture pour gagner un smic à peine suffisant pour se loger décemment. Parmi eux, beaucoup vivent de surcroît d’aides qui ruinent la tranquillité de leurs « évangélisateurs », plus proches de Bouvard et Pécuchet que des prophètes des temps classiques. Les enfants de la petite-bourgeoisie urbaine en terre de mission, las de faire la morale aux « méchants », les désignent comme ennemis. Pour faire simple, on dira d’eux que se sont des « fachos ». Circulez, y’a rien à voir ! On ne peut pas dire que l’esprit d’autocritique encombre leur imaginaire. Ainsi, point de remords si l’on exige la fermeture d’une usine locale qui utilise de l’huile de palme sans aucune considération pour ceux qui y travaillent et à qui l’on proposera un stage de conversion animé par un adepte de l’auto-entreprenariat et du développement personnel. « Vous allez enfin pouvoir réaliser votre rêve », dit-on à ceux que l’on pousse dehors en faisant miroiter le paradis de l’auto-entreprenariat et de la pratique quotidienne du yoga. Le bonheur individuel est devenu le but de la société et, pour y parvenir, le développement personnel offrira la possibilité de passer outre la réalité des rapports de production et de pouvoir, qui seront soudain, comme par miracle, évacués du schéma mental de l’impétrant. L’autonomie assistée sous toutes ses formes est devenue un marché prospère. La « reconversion » des licenciés sera confiée à des cadres issus du marketing, de la com’ et des ressources humaines et devenus, sous le soleil de la pensée positive, vulgarisateurs en sophrologie, en mieux-vivre, en programmation neurolinguistique et adeptes du coaching sous toutes ses formes. Eh ! oui, la « privatisation » [10] des individus a désormais ses officiants.

On peut sans doute dater ce processus de déploiement des idéaux sociétaux de la petite-bourgeoisie de l’après-Mai 68. Il en fut une sorte de prolongement inattendu. C’est, en effet, à travers une sacralisation du Moi – et, sous couvert d’émancipation individuelle, une implacable critique du « sur-moi » mettant au cœur de son ambition l’abolition de toutes limites [11] – que la jouissance deviendra à la fois l’impératif catégorique et la mesure du « bien » de l’époque. « Tout, tout de suite » et autres mots d’ordre du même genre en furent la traduction politique. Aujourd’hui, l’idéal du « créatif-festif » est le signe de cette persistance, la toute-puissance de son désir et sa satisfaction sans limites étant en quelque sorte, comme la grâce augustinienne, la consécration d’un état qui vous distingue du commun. C’est ainsi que du « bonheur commun », nous sommes passés au culte de la privatisation de son « bien-être », de sa « bonne santé », de l’abolition du vieillissement et du désir transhumaniste d’immortalité.


À partir du moment où la quête de ce « bonheur individuel » qui nous accable s’oppose à ce point à celle d’un « bonheur commun » fondée sur l’égalité et la justice par la liberté – qui anima le mouvement ouvrier des siècles passés – et au-delà du simple romantisme de la barricade et du Paris insurrectionnel, l’enjeu politique d’une démocratie sociale garante de l’égalité et de la justice pour chacun de ses membres demeure, pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, un modèle à suivre ou – diront certains – à réinventer. Car, pour les héritiers des sans-culottes, si la liberté relève d’une dimension individuelle, elle doit aussi être comprise comme participant d’une pratique collective propre à assurer l’exercice de l’autonomie de tout mouvement d’émancipation.

C’est pourquoi nous sommes redevables au mouvement des Gilets jaunes de nous avoir réveillés de notre torpeur en remettant la question sociale au centre de toutes les questions. Cette révolte éminemment populaire a ranimé l’âme de la guerre des pauvres. Elle nous a aussi contraints à relire nos classiques pour vérifier en quoi cette révolte-là réinventait des pratiques en phase avec celles des combats de nos pères.

Reprise lors des samedis des Gilets jaunes, la symbolique de La liberté guidant le peuple [12] synthétise à merveille l’esprit de révolte des « moins que rien », des « invisibles », de « ceux qui ne comptent pas » et ne s’habillent pas comme leur maître, de ceux dont on cherche à imposer le silence en usant d’une violence institutionnelle qui flatte le penchant pervers des uniformes qui tabassent, gazent et éborgnent sans discernement tout ce qui passe à portée de leurs armes – car ils s’appliquent pour faire le plus de dégâts possible et sont pour cela félicités. Parmi ces Gilets jaunes, des amis, des proches, des voisins ont été victimes d’une brutalité policière de haute intensité sans qu’aucun préfet n’émette, comme Grimaud en 1968 [13], la moindre consigne de retenue républicaine.

L’alliance entre la grande bourgeoisie – et ses représentants au sommet de l’État – et la petite-bourgeoisie urbaine est solide. Elle repose sur une complicité idéologique qui justifia qu’on abandonnât ce « peuple révolté » à la répression et à la stigmatisation médiatique, qu’on laissât les clés de la « maison poulaga » aux syndicats proches de l’extrême droite et, comme en Pologne, qu’on s’en prît à des juges qui respectaient simplement la loi et les procédures. Un ministre de l’Intérieur défila avec « la Police » contre « la Justice » : tout un symbole ! Et nos ambitieux petits bonhommes « verts », « socialistes » et « communistes », dont certains participèrent à cette infamie, on ne les entend guère. Pas davantage que les animateurs et animatrices de formations consacrées au développement personnel, pourtant habituellement si bavards bien qu’ils aient si peu à dire. En revanche, les citoyens qui, lors des élections régionales, s’abstinrent car il est des parodies dont le spectacle vous lasse, furent conspués à longueur d’éditoriaux et d’émissions de radio et de télévision. Le jeu entre Macron et Le Pen amuse les acteurs qui, sur la scène du spectacle, s’en donnent à cœur joie avec la complicité du landerneau médiatique, mais il indiffère ceux qui, dans tous les cas, savent qu’ils seront les « dindons de la farce ».

Honneur aux Gilets jaunes pour avoir tenu, et tenir encore !

Jean-Luc DEBRY


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