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À l’origine du monde… les fake news
Article mis en ligne le 6 août 2021

par F.G.



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Selon les scientifiques, environ 4,5 milliards d’années furent nécessaires à la création de la Terre, contre sept jours dans la Genèse.

L’Évangile selon saint Jean est catégorique : « À l’origine était le verbe. » « Et tout par lui a été fait. Et sans lui, rien de ce qui existe ne serait. » Le récit mythique de l’origine sera pris au pied de la lettre (un créateur, des créatures et du merveilleux, du surnaturel, animés par le Verbe). Il était une fois… à l’origine… Une affaire de narration, en somme. Car, comme lorsque Mercure demande à Sosie quel est son sort, il répond sans hésiter : « d’être homme et de parler » (Molière, Amphitryon, acte I, scène 2).

L’énoncé précède l’existence, comme dans la conception des philosophies phénoménologiques pour qui « le monde n’existe qu’en tant que monde visé par une conscience et par une intention ».

« Le Livre » fondateur de trois monothéismes et de deux civilisations, l’Orient et l’Occident, recueille la Parole de Dieu (sa Volonté et sa Loi). Pour chacun de ses ayants droit, s’y soumettre n’est pas une vaine ambition, mais un socle commun.

La parole semble se suffire à elle-même. Elle énonce la vérité de l’énoncé. Elle est volonté en action. Le mythe n’est que l’expression de la fonction symbolique à laquelle est soumise l’humanité – celle du langage. La narration – donc le Verbe – crée la réalité. En démordre ébranlerait l’ordre social, atomisant le groupe désormais sans identité, autrement dit sans origine… Une rupture symbolique, en somme.


De l’autre côté du bassin méditerranéen, l’homme placé au centre de toute chose, pour vivre en société, inventa « le langage », dit Protagoras (philosophe présocratique du Vᵉ siècle av. J.-C). Il le fit, dit-il, « grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol ». L’homme, animal social, la plus faible des créatures, est un être fragile. Comparé aux autres créatures, il est démuni : pas de griffes, de crocs, de fourrure, de vélocité et d’odorat ; piètre grimpeur et piètre nageur ; ni son ouïe ni sa vue ne sont exceptionnelles. L’homme, selon cette conception, devra son salut à sa « science du langage », à la technique et surtout à une organisation sociale née d’un contexte où le droit à la justice et à l’honneur sont considérés comme fondant ce pacte. Un pacte où seul le langage permet de socialiser des désirs et des passions qui, par nature, auraient tendance à s’affranchir de toute responsabilité morale et des contraintes qu’il induit. « Voilà comment et pourquoi les Athéniens et les autres peuples, dit Protagoras, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent que seul un petit nombre peut donner des conseils et que si quelqu’un d’autre, en dehors de ce petit nombre, se mêle de donner un avis, ils ne l’acceptent pas. Et ils ont raison, selon moi. Mais quand on délibère sur la politique, où tout repose sur la justice et le respect mutuel, ils ont raison d’écouter tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde participe à la vie de la cité. Autrement, il n’y a pas de cité possible. »


C’est dans cette disposition dialectique que la parole, après avoir été un moyen d’influence réciproque, deviendra une stratégie de pouvoir et se professionnalisera au point de devenir une discipline. Les sophistes, réputés être au temps de Socrate de véritables savants n’étaient en réalité, comme nos modernes communicants, que d’excellents rhéteurs, maîtres dans l’art de convaincre et ce, indépendamment de la validité « objective » des principes sur lesquels ils fondaient leur argumentation. Ils mirent leur expertise au service du « désir de pouvoir », « vendant » (c’est le mot de Socrate rapporté par Platon) trucs et ficelles à leurs clients. Leur autorité se fondait sur une parole capable de soumettre les uns à leur raison (la rhétorique) et les autres à la séduction de leur Verbe (l’art oratoire). La maîtrise de ces techniques tient lieu de preuve et, au Ve siècle, Saint Augustin témoigne de ces joutes oratoires qui opposaient diverses écoles philosophiques devant un public sensible à la maitrise des règles établies. « De la dialectique antique à la dispute scolastique » [1], la gymnastique de l’esprit navigue entre la spiritualité (la parole inspirée par le Divin, la certitude) et la philosophie (l’étonnement socratique). Le Verbe séduisant et convainquant serpente à la manière d’une rivière capricieuse en suivant et débordant parfois le cours de la logique dans le but de nous rallier à la cause qu’il défend, lui le stipendié. Séduction, jeu d’affects, logiques biaisées, argumentaires tronqués, omissions et mensonges flottent, comme un parfum entêtant, à la lisière de ces techniques, sans qu’il soit possible d’écarter la tentation de leur usage. Lorsqu’au plus haut dans la maîtrise de leur art, ayant mobilisé toutes les connaissances qu’il suppose, la parole est confrontée à celle de ceux que les rhéteurs combattent comme l’on poursuit – de peur qu’il se réorganise et contre-attaque – un ennemi rétif, la stratégie de conquête par la parole s’inscrit inévitablement dans un rapport de forces social au profit de quelque chose ou de quelqu’un : une idéologie, une religion, un tyran. Parce que vient toujours un temps où la fin (prendre ou garder le pouvoir) justifie les moyens, la tentation est forte alors d’apprendre à en user avec « efficacité » sans s’embarrasser de scrupules. Il ne s’agit pas d’un complot mais d’une vision de l’organisation socio-politique.


Le mythe penche du côté de la poésie ; la connaissance du côté de l’abstraction théorique. Ni la Raison ni la Science (en tant que méthodes de travail) ne se fient aux apparences. La mythologie, au contraire, les enchante et les pare de mystère. Ni la Raison ni la Science n’hésitent à la contredire sans jamais, pourtant, assouvir notre besoin de merveilleux, notre appétence à nous perdre dans la poésie et l’imaginaire. Ils nous sont aussi nécessaires que de donner à la Raison et à l’éthique la place centrale qu’elles méritent dans la transcription que nous faisons des mystères qui nous habitent en tant que « sujets doués de langage ». À force d’analyses, d’efforts de compréhension, de rigueur, de démonstrations, de débats contradictoires, de vérifications et de remises en cause que seule la consolidation des savoirs acquis permet, le mythe et la Raison vont explorer ce que l’on ne sait pas ou qu’on ne comprend pas du fait de la complexité des sociétés humaines soumises au temps longs de leur histoire.

Jean-Luc DEBRY


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