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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Du meurtre de l’imaginaire
Article mis en ligne le 22 juillet 2021

par F.G.


■ Annie LE BRUN et Juri ARMANDA
CECI TUERA CELA
Image, regard et capital

Paris, Stock, « Les essais », 2021, 304 p.



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Meurtre ! Ce livre est un dernier avertissement [1]. Il s’agit d’arrêter l’accomplissement d’un meurtre. Un meurtre dont on ne se rend pas compte : « … on n’a pas encore trouvé le cadavre. Là est le piège dont presque personne n’est conscient (…) Quelque chose disparaît, sans qu’on sache vraiment ni quoi ni comment » (p. 20). Le livre commence par ce constat, et plus on avance plus on comprend : c’est un meurtre presque parfait, exécuté en plein jour par un monstre à mille têtes qui cache son crime sous une visibilité totale. « Car l’omniprésence du monstre rend presque impossible de déterminer où, quand, qui a tué quoi » (p. 187). C’est la sensibilité esthétique particulière d’Annie Le Brun qui l’a rendue capable de déchiffrer l’énigme du drame se déroulant dans l’opacité du temps présent. La victime du meurtre était déjà au centre de son essai Ce qui n’a pas de prix (2018) : la « beauté vive » et l’imagination. Dans ce livre, elle défendait l’aspiration au merveilleux de l’être humain à travers l’art, contre « un nouvel enlaidissement du monde ». Elle y montrait « une collusion de la finance et d’un certain art contemporain, à l’origine d’une entreprise de neutralisation visant à installer une domination sans réplique », une entreprise soutenue par des gestionnaires publics de la culture, et elle analysait le recours concomitant « à une esthétisation généralisée pour camoufler le fonctionnement catastrophique d’un monde allant à sa perte » [2].

Dans ce nouveau texte, elle et son co-auteur [3] montrent que cette entreprise n’est qu’un aspect d’un processus meurtrier bien plus vaste, la destruction massive de ce qui est l’essence vitale de l’imagination, son support et son espace : l’image. Dans sa présentation de Sade, ce « bloc d’abîme » [4], dans ses essais déjà et dans la magnifique exposition Sade : attaquer le soleil du Quai d’Orsay, dont elle fut commissaire, Annie Le Brun a signalé le rôle clef de l’image ; mais aussi dans d’autres textes comme, par exemple, Les Arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo [5]. C’est ce rapport intime et de longue date avec l’image qui l’a disposée à comprendre que c’est l’image qu’on est en train de tuer ; et à identifier le, voire les auteurs du crime et leur mode d’action.
Concernant l’identification de ce qui est en danger de disparaître, il est d’extrême urgence de sauver l’essence même de l’image dès ses origines. Dans le flot exponentiel des « images » de tout genre au quotidien se perd justement la dimension essentielle de celle-ci, la base de sa production et de sa réception pendant des millénaires. Dans ce sens, Annie Le Brun ne parle pas seulement d’un meurtre de l’image, mais aussi de la fin de tout un « roman de l’image » qui est « peut-être en train de se terminer ». Un roman, qui s’écrit comme histoire de l’entrée de notre corps dans notre pensée, un fait qui explique « chez certains une indéfectible haine de l’image liée au fait de ne pas supporter le retour du corps dans la pensée dont elle a témoigné siècle après siècle » (p. 61).

Il faut comprendre cette entrée du corps dans la pensée littéralement et dans tous les sens. Annie Le Brun cite Pline l’Ancien pour qui « l’origine de l’image se confondait avec le geste de la jeune fille qui, voyant sur un mur l’ombre de son amant appelé à partir, n’avait pas pu s’empêcher d’en dessiner le contour. Image unique pour conjurer l’absence de l’être unique. Rien n’aura été inventé de plus simple et de plus bouleversant que cette forme naissant de l’étreinte du désir et de l’imagination. Tout le secret des pouvoirs de l’image y est contenu » [6] (p. 62).

Le va-et-vient entre corps et pensée dans l’image se diversifie à travers les siècles et les découvertes du monde : « Ainsi une nouvelle époque commence-t-elle à la fin du XVe siècle avec la recherche de terres inconnues, au moment même où l’invention de la perspective incite à des voyages jusqu’alors insoupçonnés à travers l’image » (p. 85). Des voyages à l’extérieur et à l’intérieur de l’individu, pourrait-on dire, en faisant ressortir ses fantasmes et ses désirs, comme Annie Le Brun en tant que commissaire l’avait montré dans l’arrangement de l’exposition sur Sade. C’est ce jeu entre corps et pensée, désir et réalité, expérimenté et exposé par l’image qui faisait sa beauté, une beauté qui pouvait, à l’écart du monde comme il va, troubler et bouleverser, permettre des sentiments et des pensées inattendus, contestataires, c’est-à-dire être contagieuse : produit de l’imagination, elle pouvait produire l’imagination.

C’est cette essence vitale de l’image qui est mise en question aujourd’hui.

[bleu marine]Un monstre sans yeux[/bleu marine]

L’identification de l’auteur du crime est aussi difficile, sinon plus, que l’identification de la victime. Il s’agit d’une force monstrueuse à mille visages, toute-puissante mais sans yeux, sans regard. Le regard c’était notre propriété à nous. « Nous n’avons jamais eu et nous n’aurons jamais de lien plus fiable avec le monde que notre regard. Rationnel ou irrationnel, froid ou bouleversé, fugitif ou aigu, c’est lui, ce regard que nous pensions libre, qui permettait à chacun de faire communiquer l’immensité du dehors avec celle du dedans pour ouvrir l’infini de notre propre univers. Le monde pouvait être ce qu’il était, jusqu’à présent notre regard l’avait toujours sauvé, pour en faire surgir formes en instance, beautés imprévisibles, horizons éperdus, perspectives renversantes, aberrations optiques… » (p. 110). Il s’agissait de « la représentation de ce qui, par essence, ne peut être représenté. Au cœur de la représentation, il y a cette énigme dont l’image comme le regard sont partie prenante, réussissant parfois à la résoudre splendidement, quitte à la voir revenir comme la plus lointaine des vagues. Et la longue histoire de l’imagerie érotique, voire pornographique, aura été plus que toute autre une fascinante illustration de cette quête, tout au long de laquelle, des siècles durant, le désir n’a paradoxalement jamais cessé de venir y chercher un au-delà du corps, le faisant renaître de sa propre satisfaction » [7] (p. 111).

Dans la multiplication exponentielle de l’image, c’est notre regard qui est capté, vampirisé et transformé en matière première profitable. Un monstre technologique est constamment à nos côtés : « Absolument fidèle au capital, il ne dort jamais, restant comme lui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en éveil […] C’est un monstre qui n’a pas d’yeux » (p. 122). Mais qui s’approprie notre regard à l’aide de l’eye tracking (le traçage des yeux) « en tant que regard qui regarde les regards et dont le but est de produire une image du regard » (p. 123) Tout devient clair. C’est nous qui avons créé le monstre : « C’était de nos regards que se nourrissait le regard sans yeux de la technologie » (p. 123). Après la saisie de nos regards par les technologies du suivi oculaire, le monstre n’avait qu’à classer, catégoriser et combiner nos regards par des algorithmes de plus en plus sophistiqués et imposer à chacun de nous une uniformisation pseudo-individualisée de retour (offres spéciales, etc.). L’horizon pour des trouvailles insoupçonnées est bouché : « … le monstre jette ses filets pour prendre chaque individu au piège de ses propres interrogations » (p. 180). Sur la base de la trace de nos regards, notre « historique de navigation ». Tout cela fait que notre « rapport au monde extérieur, que notre intériorité… sont atteints. Et sans même que nous ayons idée de leur continuelle remodélisation en fonction d’un foisonnement d’algorithmes, touchant tous les domaines : scientifique, politique, esthétique, éthique, érotique… » (p. 17).

L’image, « après avoir été, pendant des siècles, la grande pourvoyeuse de nouveauté, d’inconnu et de promesses encore informulées, la voilà devenue l’aveugle distributrice d’un excès de similarité, visages similaires, poses similaires et marques similaires » (p. 90). « La monstruosité du monstre vient de ce regard créé, formé et élevé dans l’espace clos d’une image refermée sur elle-même, le condamnant ainsi à obéir au seul principe de similarité, pour n’exister que comme regard sans imagination » (p 195). « Plus d’imagination, plus de cette errance, desquelles Diderot attendait les plus belles échappées de la pensée… C’est que, visualisée, enregistrée, mémorisée, notre recherche constitue une inépuisable source de contrôle et de profit à la fois » (p. 180).

L’affaire est des plus sinistres : « Ces manipulations de l’image pour éradiquer l’imagination du regard équivalent à un massacre inédit qui pourrait bien être une nouveauté déterminante du XXIe siècle » (pp. 195-196). Il s’avère que « quiconque a le pouvoir de déposséder le regard humain de sa souveraineté invisible devient le maître caché du monde » (p. 125).

[bleu marine]Le diktat de la visibilité[/bleu marine]

Il faut « rendre visible l’invisible, en l’amenant de force mais silencieusement dans le monde de la visibilité » (p. 125) pour régner sur le monde en possession du regard humain. C’est à cela qu’a servi l’invention du smartphone, « premier appareil de communication reliant la production et la distribution de l’image […] offrant dès la naissance de l’image toute l’infrastructure nécessaire pour la montrer, l’envoyer et la partager indéfiniment, sans qu’il soit nécessaire de la transformer, de la conditionner pour la diffuser […], un nouveau modèle de rentabilité, calqué sur ce nouveau traitement de l’image qui abolit purement et simplement la notion d’intermédiaire » (p. 27).

Du coup, le rapport entre quantité et qualité d’images change complètement : la quantification « est absolument indifférente au contenu de l’image. Seul le nombre de fois que l’image aura été vue la définit désormais. De sorte que, si les effets de la reproduction affaiblissent l’impact de l’image, ceux de la distribution modifient l’être même. […] Manifestement, la raison d’être de l’image est désormais hors d’elle-même. Elle n’en a plus d’autre que sa totale soumission au diktat de la visibilité » (pp. 36-37). L’image « n’a plus pour destin que d’être le faux témoin appelé à légitimer la fiction d’un monde constamment revu et corrigé sous la pression de la visibilité » (p. 39). Il s’agit d’une colonisation du monde par l’image qu’on cherche à nous faire prendre pour une forme de démocratie inédite mais qui semble plutôt participer d’une formidable dépolitisation par l’image mobilisant de plus en plus la masse des communautés numériques » (pp. 43-44).

À cela s’ajoute la technologie en haute définition digitale de l’image en pixel : « Le fait qu’elle s’autoproduit à travers un nombre illimité de vides originaux, qui ne peuvent être reproduits mais existent en tant qu’atome pictorial anéantissant toute représentation au cœur de l’image. Tel est le nouveau prix auquel se paye le contrôle d’un monde construit comme une prison sans mur : la naissance technologique d’une image morte se confondant avec un meurtre parfait, le meurtre sans cadavre de l’imaginaire » (p. 271).

[bleu marine]Surveillance, contrôle, censure[/bleu marine]

Tout cela fonctionne comme un mécanisme aveugle, un cercle vicieux, un parfait engrenage entre dimensions économiques et technologiques. Le capital se trouve en parfaite adéquation avec une technologie comme lui exclusivement déterminée par le nombre. « C’est cette nouvelle intimité de la technologie et du capital qui a généré la distribution effrénée de l’image obéissant au seul impératif de toujours plus de visibilité » (p. 27).

Face à cet automatisme diabolique, nouvelle forme du capital « sujet automate », comme l’appelait Marx, le recours à une théorie complotiste est une fausse piste. Aussi bien les principaux meneurs du jeu que nous en tant que producteurs-distributeurs-consommateurs d’images, nous ne sommes que des « masques de caractères du capital » (encore une fois Marx), exécutants d’une forme et d’une dynamique d’accumulation aveugle, d’un système aux abois s’auto-reproduisant jusqu’à sa fin « coûte que coûte ».

Mais il y a une différence entre ceux qui ont sauté les premiers sur le camion fou de ce « progrès » de notre temps, qui ont pressenti, saisi et exploité à fond cette « nouvelle intimité de la technologie et du capital », et ceux qui font avec, dans une servitude plus ou moins volontaire, voire contrainte. Annie Le Brun et Juri Armanda parlent aussi dans leur livre de ce rapport de domination et de ses dimensions politiques. À partir d’un certain moment, sa prédominance économique a donné au couple fusionnel capital-technologie la possibilité d’associer la politique à sa démarche. C’est à partir de cela que commencent à se nouer des alliances bien consciemment conçues. Les géants de la technologie cherchaient à obtenir « la collaboration des pouvoirs publics dans l’installation par leurs entreprises technologiques d’une infrastructure numérique de la vie sociale misant sur les vertigineuses possibilités de l’intelligence artificielle » (p. 240).

Cette recherche d’une action commune s’est accélérée considérablement depuis un an. À partir de la pandémie, la Chine est « devenue à bien des égards la référence, sinon un modèle, sanitaire, économique et sécuritaire » (p. 241). Concernant le sécuritaire, c’est l’utilisation intensive de la reconnaissance faciale à travers des centaines de milliers de caméras dans des métropoles qui s’installe aussi bien à Pékin qu’à Londres. Sous cette forme le diktat de la visibilité gagne une nouvelle dimension : « Paradoxalement, en traquant notre visibilité, la reconnaissance faciale déleste chacun de sa singularité qui donnait à notre image sa gravité, dans tous les sens du terme. Ainsi, le nombre se substituant à ce qu’elle représente, notre image n’a plus de poids. Nouvel exemple du décollement de l’image que le nombre provoque systématiquement, de sorte ici à nous rendre prisonniers de notre propre visibilité et, par là même, de la fiction qui nous tient de plus en plus lieu de réalité » (p. 242).

La boucle est bouclée. Nous contribuons ou on nous fait – sans notre consentement – contributeurs de la construction de notre propre prison. C’est là aussi qu’apparaît en toute évidence la grande différence entre ceux qui produisent les images, les distribuent et les consomment, et ceux qui s’en font propriétaires à travers le Monstre : « L’Union européenne a récemment estimé la valeur des big data des citoyens européens jusqu’ici récoltées par Facebook à 7 000 milliards de dollars » (p. 266). Facebook n’a pas seulement pu vendre depuis des années ces données personnelles à ses partenaires commerciaux mais aussi à des clients politiques. DeepFace, une technologie en matière de reconnaissance faciale, « s’est exercé en 2013 avec 4 millions de photos d’utilisateurs de Facebook. Nous avons déjà souligné la sinistre ironie de l’histoire de ces cobayes involontaires dont les images personnelles auront servi à l’élaboration de leur propre contrôle » [8] (p. 194).

La surveillance et le contrôle des comportements à travers « le diktat de la visibilité » et du nombre ne suffisent pas. À côté de la censure du Net exercée par des États totalitaires s’est installée une censure des propriétaires des réseaux sociaux en dehors de tout cadre juridique. En 2016, il y avait le scandale de « la décision prise par Facebook de censurer la célèbre photo de la guerre du Vietnam d’une petite fille nue brûlée au napalm… La photographie tombait sous le coup de ces deux motifs de censure pareillement incontournables, auxquels leurs programmations [celle des algorithmes] les faisaient réagir : la nudité et la pédophilie… ». Facebook était revenu dans ce cas sur la décision de suppression, mais ce n’était qu’un exemple : « Nombreuses sont les œuvres d’art – de la Vénus de Willendorf à La Petite Sirène, la fameuse statue de Copenhague, au prétexte que celle-ci contenait, selon Facebook, “trop de peau nue ou de sous-entendus sexuels” – qui ont fait l’objet de pareilles erreurs qui n’en sont pas » (p. 193).

Une telle censure est réalisée non seulement par des algorithmes mais aussi par une armée de cleaners engagés aux États-Unis et en Asie, surtout au Philippines, pour nettoyer le Web des images suspectes qui échappent au contrôle technologique. Annie Le Brun et Juri Armanda citent un documentaire de 2018 qui décrit leurs « conditions de travail effrayantes, dix heures par jour à consulter près de 800 posts, pour regarder environ 25 000 images et décider en dix secondes laquelle doit être supprimée (delete) et laquelle peut passer (ignore) comme des milliards d’autres » (pp. 208-209). « Sans doute, ces contrôleurs sont contrôlés mais par des contrôleurs obéissant eux-mêmes aux instructions de Facebook, Google, Twitter, Youtube, dont en fin de compte on ne sait rien, ces plateformes américaines ayant leurs propres critères dont le conformisme affiché est censé valoir pour le monde entier » (pp. 211-212). Il en résulte une « frénésie obsessionnelle avec laquelle celles-ci [les communautés du Net] sont toujours sur le point de traquer toute image du corps qui n’a pas été revue et corrigée par le formatage marchand, c’est-à-dire qui ne participe pas de l’obscénité connectée, désormais censée tenir lieu de vie érotique » (p. 214).

[bleu marine]Pourtant, ils n’ont pas encore gagné la guerre[/bleu marine]

La conclusion générale du livre est sans équivoque : la transformation de l’image en outil de domination des corps et des esprits est la tendance lourde dans ces temps du tout-virtuel. Mais est-ce que nous ne pouvons et devons pas identifier quelques failles dans cet engrenage infernal ? Annie Le Brun cite plusieurs fois Walter Benjamin qui avait constaté la perte de l’aura de l’œuvre d’art « à l’époque de sa reproductibilité technique ». Mais il avait mis en même temps tout son espoir dans un effet concomitant de désacralisation de l’œuvre d’art comme objet de culte en faveur de sa « valeur d’exposition » [9] permettant de découvrir la face cachée ou occultée des choses. Il avait analysé celui-ci spécialement à propos du cinéma par lequel l’image se libérait et gagnait une dimension libératrice : « Nos bistros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes secondes, il fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d’aventureux voyages » [10].

Il est sûr que le potentiel du cinéma, magnifié par Benjamin, de pouvoir sensibiliser les masses pour les préparer à leur tâche historique de transformer le monde [11], d’élargir justement leur faculté d’imagination, de rêve, a été écrasé entre-temps largement par les mastodontes hollywoodiens [12] et dilué sous l’impact de la télévision. Le coup de (dis) grâce semble lui avoir été donné par cette vulgarisation et banalisation du virtuel que dénoncent Annie Le Brun et Juri Armanda.

Néanmoins dans ce livre est mentionné aussi un exemple d’un détournement et d’une neutralisation de la nouvelle technologie de gestion de l’image : le mouvement de révolte de Hong Kong. Les manifestants y avaient pris l’habitude « d’user des réseaux sociaux de manière très restrictive, afin que l’identité des organisateurs, l’heure et le lieu de rassemblements ne puissent être détectés par quelque tracking de l’appareil répressif. En revanche, ils eurent recours à l’application HKmap.live, leur donnant le moyen de connaître les positions des forces de police et, par là même, de se rendre vers d’autres quartiers de la ville » (pp. 196-197). Cette application fut « tout simplement » retirée par Apple. De même, ils utilisaient la ruse de la grimace contre les caméras de surveillance, c’est-à-dire des distorsions faciales susceptibles d’empêcher de reconnaître et d’identifier les visages. À Hong Kong, les corps réagissaient contre leur saisie et virtualisation et produisirent des contre-images fascinantes : « Le tapis coloré des dizaines de parapluies, se déployant dans la ville comme la seule protection efficace contre les algorithmes qui menaçaient le devenir » (pp. 197-198). Grâce à la nouvelle efficacité distributive, ces images aussi pouvaient faire le tour du monde en quelques secondes et renforcer des mobilisations dans d’autres foyers de lutte. La tendance à l’extension et la densification des luttes au niveau international à travers la circulation des images, observable déjà dans les années 1960/70, s’est accélérée considérablement depuis une décennie.

Un autre exemple éclatant de cette nouvelle dynamique est, bien sûr, la vidéo du meurtre de George Floyd, détonateur d’une vague d’émeutes aux États-Unis et des manifestations de masses dans le monde entier. C’est un tel usage « abusif » des nouvelles possibilités technologiques de la production/distribution d’images que vise la nouvelle législation liberticide en France.

Les auteurs citent aussi l’exemple des Gilets jaunes, avec pourtant une certaine prise de distance critique. Ils constatent que le mouvement a exprimé « la soudaine volonté de ceux-ci d’accéder à cet univers de la visibilité, dont ils étaient les premières victimes à travers la destruction économique et culturelle des anciennes classes moyennes » (p. 44). Le moyen pour gagner l’accès à la visibilité était la production d’une image, l’image du gilet jaune. Mais les auteurs du livre pensent qu’il y avait une contradiction entre cette forme d’expression et le contenu du mouvement : « Plus le mouvement occupait les réseaux sociaux, moins les uns et les autres pouvaient en dire le contenu… [Les Gilets jaunes] se sont plus souciés d’élargir leur visibilité que d’affronter la diversité voire l’incompatibilité des courants qui les traversaient » (p. 45). Les auteurs prennent ce mouvement comme exemple de distorsion introduite par la nouvelle forme de production/distribution de l’image : « C’est précisément à partir de ce nouveau partage des images pouvant être requises par toutes les opinions possibles que naît l’illusion d’un consensus et même du seul consensus possible. Consensus aussi fictif que significatif de l’escroquerie qu’on est en train de nous vendre mais qui n’en correspond pas moins à la fin du politique » (p. 44).

Cette appréciation ignore cela dit une dimension essentielle du mouvement : l’apparition de l’individualité singulière dans l’action à travers les inscriptions sur le dos des gilets, largement documentée par le livre Plein le dos [13]. Il en ressort que ce mouvement favorisa des rassemblements d’individus qui ont manifesté, en risquant beaucoup, parce qu’ils étaient convaincus qu’il fallait aller au-delà d’un consensus politique fondé sur des revendications et des formes représentatives traditionnelles et inventer une nouvelle façon de lutter pour le bien commun – à la différence par exemple d’un mouvement d’occupation de place débouchant sur la constitution d’une formation électoraliste, comme Podemos en Espagne. C’est ainsi, pour ma part, que j’avais compris, comme un appel à un tournant dans ce sens, l’avertissement d’Annie Le Brun dans son essai Ce qui n’a pas de prix, à propos des mouvements récents, quand elle disait : « …Plus que leur objectif avoué… c’est à travers le désir d’une autre façon d’être qu’ils s’opposent véritablement à l’ordre des choses. Le malheur est que la légitimité de leur lutte fait écran à ce qui se joue en profondeur dans le but constant d’attaquer à la racine tout ce qui pourrait éventuellement contrer la marchandisation du monde. » [14]

Les Gilets jaunes ont exprimé à tâtons ce « désir d’une autre façon d’être » et de trouver une manière de « contrer la marchandisation du monde » à la racine.

Conçu comme un front dans la guerre entre le vivant et les forces lancées dans sa destruction et son extinction, la « guerre des images », tant décriée par ses usurpateurs qui craignent la perte de la propriété de leur monopole, ne fait que commencer. Le rouleau compresseur meurtrier contre l’image dans son sens authentique est confronté à une résistance imaginative qui sourd par éclairs.

Dietrich HOSS
[Ce texte a été initialement publié, sur lundi.am#293 [15].]


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