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Psyché et révolution
Entretien avec Eduardo Colombo, anarchiste et psychanalyste
Article mis en ligne le 8 juillet 2021
dernière modification le 1er août 2021

par F.G.
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■ Nous avions, en son temps, rendu l’hommage qu’il méritait à l’ami Eduardo Colombo (Buenos Aires, 1929 - Paris, 2018). Médecin de formation, Eduardo exerça comme professeur de psychologie sociale aux universités de La Plata et de Buenos Aires de 1961 à 1966. Il dut s’expatrier à la fin des années 1960 – avec Heloisa Castellanos, sa compagne, elle-même psychologue, et leurs deux jeune enfants – pour fuir la dictature argentine du général putschiste Juan Carlos Onganía. Il est vrai que directeur responsable de journal anarchiste de Buenos Aires La Protesta, Eduardo risquait gros. Dès lors, Paris deviendra, à partir de 1970 et pour toute son existence, son port d’attache. Il y exerça, sa vie durant, la profession de psychanalyste et, sur le plan politique, trouvera de nombreux espaces et occasions de défendre, de La Lanterne noire à Réfractions sa conception ouverte, passionnée et argumentée d’un anarchisme pensé et vécu comme éthique et théorie politique de la révolution en devenir. L’une de ses dernières et combatives offensives, il la mena contre les influences délétères de la postmodernité en milieu anarchiste. En attendant que ses textes, très précieux, sur ce sujet toujours vif soient réunis en volume thématique, la lecture de ses ouvrages déjà parus est vivement recommandée. Et plus particulièrement parmi ceux-ci : La Volonté du peuple : démocratie et anarchie (Éd. Libertaires/Éd. CNT-RP, 2007) ; L’Espace politique de l’anarchie : esquisses pour une philosophie politique de l’anarchisme (Atelier de création libertaire, 2008) ; Une controverse des temps modernes : la postmodernité (Acratie, 2014) ; Contre la représentation politique : trois essais sur la liberté et l’État (Acratie, 2015) ; Abats l’État ! Une passion obstinée pour la liberté (Atelier de création libertaire/Réfractions, 2020). On y ajoutera, pour les lecteurs hispanophones, le très beau livre Los desconocidos y los olvidados : historias y recuerdos del anarquismo en Argentina (Nordan-Comunidad, Montevideo, 1999). En espérant qu’un éditeur digne de ce nom ait un jour la bonne idée de le rendre disponible en langue française.

L’entretien que nous publions ici, dans une traduction française inédite, aborde des thématiques liées à la pratique psychanalytique, à l’anarchisme et aux rapports qu’Eduardo entretint avec Castoriadis. Il été réalisé en 2011 par Claudio Albertani et Rafael Miranda dans le cadre de la Rencontre annuelle internationale de la Chaire interinstitutionnelle Cornelius Castoriadis, qui eut lieu, en octobre de cette année, à Mexico. Il en existe, en espagnol, une transcription, revue par Eduardo en 2012, et une version filmée.– À contretemps.



Claudio Albertani – Avant de quitter l’Argentine, tu avais à la fois un militantisme libertaire et une pratique psychanalytique. Peux-vous nous parler un peu de ta trajectoire de l’époque ?

Mon engagement politique commença très tôt. Dès l’école secondaire, mon sentiment libertaire fut aiguisé par les conditions de dictature qui prévalaient alors. L’adhésion à l’anarchisme était presque naturelle, car c’était une idée très vivante dans l’histoire ouvrière de l’Argentine. Quand je suis entré à la Faculté de médecine, les études universitaires et l’activisme ne se faisaient pas d’ombre, et ce jusqu’au moment où les longues grèves me conduisirent en prison. En sortant, j’ai découvert qu’on m’avait fait disparaître en tant qu’étudiant en médecine – en toute illégalité, on m’avait rayé, moi comme beaucoup d’autres, des registres de la faculté –, et j’ai dû laisser passer un temps qui ne fut pas exempt de tracas policiers réguliers. Quand j’ai finalement pu obtenir mon diplôme, je me suis tourné vers la psychiatrie, mais aussi vers la sociologie et la psychologie. Je suivais les cours d’Enrique Butelman [1] et travaillait comme médecin, en libéral et à l’hôpital public. Quelques années plus tard, j’ai été nommé professeur de psychologie sociale à l’Université nationale de La Plata et peu après à l’Université de Buenos Aires. En 1966, lors du coup d’État militaire de Juan Carlos Onganía, la police est entrée dans toutes les facultés en frappant des étudiants et des professeurs. J’ai définitivement quitté l’Université en sautant par une fenêtre de la Faculté de philosophie. Comme j’étais également, depuis plusieurs années, rédacteur responsable de La Protesta, le journal anarchiste de Buenos Aires, la situation devint d’autant plus difficile que je ne pouvais travailler ni à la Faculté ni à l’hôpital. Par ailleurs, j’avais déjà commencé ma formation psychanalytique, que j’ai finie en arrivant en France. En Argentine, la pratique psychanalytique était déterminée par les paramètres de l’Association psychanalytique internationale, ce qui signifiait quatre séances de 50 minutes par semaine, et impliquait beaucoup de temps et des frais financiers. Bien que médecin et psychiatre, les moyens dont je disposais pour payer une analyse étaient, en effet, faibles. L’université ne payait pas régulièrement et, quand il existait, le travail quotidien à l’hôpital n’était pas rémunéré.

Finalement, au vu la situation générale dans laquelle nous nous trouvions, mais aussi de l’horizon politique chargé de forts nuages, ma compagne Heloisa et moi-même, nous avons décidé d’émigrer. En 1970, nous arrivions à Paris avec nos deux enfants âgés de 5 et 6 ans.

C. A. – Et comment se passa le changement ?

Ce ne fut pas simple. Tout exilé sait que, pour obtenir une carte de séjour, il faut présenter une carte de travail et, pour obtenir une carte de travail, il faut disposer d’une carte de séjour... Cela dit, peu à peu, la situation se stabilisa et nous commençâmes à travailler. Heloisa reprit ses études de psychologie, mais pour ce qui me concerne je n’ai pas pu faire valider mes études de médecine. En tant que psychanalyste, en revanche, je n’ai eu aucun problème, ce qui nous a permis de nous installer à Paris. Du point de vue théorique, il est important de souligner que ma formation en psychologie sociale m’a aisément orienté vers un type de pensée qui s’articulait facilement avec les travaux de Castoriadis en France.

Je me souviens qu’à cette époque, nous publiions une revue anarchiste appelée La Lanterne noire. Dans son deuxième numéro, daté de décembre 1974, j’écrivis un article, signé Nicolas, sur « l’intégration imaginaire du prolétariat », dans lequel je citai plusieurs fois Paul Cardan (l’un des pseudonymes de Castoriadis dans Socialisme ou barbarie). C’était avant la publication, en 1975, de L’institution imaginaire de la société. Il faut préciser que Castoriadis avait déjà travaillé sur les éléments fondamentaux de l’imaginaire et du symbolique, concepts qui correspondaient à ma propre façon de penser.

Rafael Miranda – À cet égard, j’aimerais que tu nous dises à quelle école psychanalytique va ton adhésion.

Pour moi, la pratique psychanalytique est liée à la problématique sociale. À mes débuts, la formation psychanalytique à Buenos Aires se limitait essentiellement à Freud et à Melanie Klein. Lacan n’avait alors aucune influence en Argentine. Mais mon orientation allait, déjà à l’époque, vers une conception de la psychanalyse plus intégrée à la théorie sociale, hypothèse que nous travaillions avec Enrique Pichon-Rivière [2]. À partir de son enseignement, nous avons commencé à pratiquer la psychothérapie familiale dans un service de psychiatrie d’un hôpital public. L’école de Palo Alto [3] se développait alors. Nos patients étaient ceux qui consultaient au service de psychiatrie de l’hôpital. Nous pratiquions une psychothérapie d’orientation psychanalytique exercée directement dans les maisons des malades. Toute la famille y était réunie plusieurs fois par semaine ou tous les quinze jours, selon la situation. Les séances duraient environ deux heures et étaient très stimulantes sur le plan intellectuel, mais difficiles d’un point de vue émotionnel. Comme le disait Pichon-Rivière, ce n’est pas la même chose de jouer « à domicile » que d’aller chez le patient. Je me souviens, par exemple, d’une femme âgée qui contrôlait toute la famille et ne voulait pas participer aux séances. Nous ne la voyions pas, mais un jour nous avons réalisé qu’elle écoutait tout derrière la porte. À un moment donné, elle n’a pas aimé ce qui se disait, et elle a poussé la porte pour dire sa vérité. La charge émotionnelle de ces séances était effectivement très forte, mais cette expérience fut très formatrice.

R. M. – Outre Palo Alto, quelles étaient tes références théoriques ?

La base était Freud. Je n’ai jamais été intéressé par les positions jungiennes, adlériennes ou la psychologie du moi. Je me suis orienté vers une vision de la psychanalyse fondée sur la relation d’objet et non sur le niveau énergétique, libidinal ou pulsionnel. Je suis très critique de la théorie freudienne pulsionnelle ; j’ai écrit sur cette question.

D’ailleurs, en 1968-1969, au moment où nous nous apprêtions à quitter Buenos Aires, les conceptions de Lacan commençaient à arriver. J’étais en analyse didactique à l’Association psychanalytique argentine avec Willy Baranger [4]. Sans être lui-même lacanien, il m’orienta, dans une certaine mesure, vers Lacan. Je me souviens que nous faisions un séminaire dans mon cabinet avec Oscar Masotta [5] pour étudier Lacan. Au début, j’en fus enthousiaste. Par la suite je m’en suis éloigné, surtout après l’avoir entendu dans ses séminaires. Aujourd’hui j’ai une position très critique à l’égard de Lacan et des lacaniens. En fait, avec le temps, ma perception de la psychanalyse s’est transformée. Je ne pourrais pas dire que j’appartiens à une école plutôt qu’à une autre. Au fil du temps, mes appréciations sur les différentes écoles ont été passées au tamis de ce je pourrais appeler ma propre école. J’ai conservé certaines structures théoriques de la psychanalyse que je considère fondamentales, centrales, mais j’en ai laissé de côté d’autres qui me semblaient erronées.

C. A. – Quels liens opères-tu entre la psychanalyse et les idéaux libertaires ?

Il y a deux questions importantes. L’une est relative à la cure psychanalytique, à la psychanalyse comme thérapie, à l’analyse, aux patients, à la forme, à la disposition de l’analyse, au divan, au fauteuil derrière le patient. Je conserve ces structures parce que je les considère utiles du point de vue thérapeutique, pour des raisons conceptuelles qui sont compliquées à expliquer en langage profane.

L’autre relève de certaines théorisations psychanalytiques qui m’ont intéressé du point de vue de la philosophie politique. Je trouve, dans la psychanalyse, une ébauche de théorie du pouvoir qui me paraît importante, et que Freud résout en introduisant dans le sujet la totalité du conflit. De mon point de vue, ce conflit est fondamentalement social. La manière dont s’intègre et se construit la personnalité – le conflit œdipien, la famille nucléaire, le père, la mère, l’enfant, les affections qui se développent – n’est pas étrangère à la structure globale historico-sociale dans laquelle se développe cette famille élargie ou nucléaire. Pour Freud, la structure œdipienne est clanique et non familiale. L’interdiction de l’inceste est analogue, d’un point de vue théorique, au pacte social : la société se construit à partir de cette interdiction en passant de l’état de nature à l’état social.

C. A. – Œdipe relèverait d’une structure transhistorique…

La théorie psychanalytique pose que l’interdiction de l’inceste construit la relation institutionnelle de la société. Je ne dis pas qu’il en soit ainsi dans la réalité historique. Mais qui institue l’interdiction de l’inceste ? On dit généralement que c’est le père. Dans la théorie freudienne, les frères se mettent d’accord entre eux pour tuer le père. Une fois qu’ils l’ont tué, ils se trouvent pourtant dans la même situation qu’avant : les frères disposent de toutes les femmes, mais ils sont en guerre les uns contre les autres pour posséder ce bien. Alors, pour structurer la société, ils doivent instaurer la loi qui interdit aux hommes du groupe l’accès à une catégorie de femmes. La loi, avec l’interdiction, et sur la base de la faute rétrospective pour l’homicide commis, fait revenir le père détrôné pour être symboliquement le garant de la loi. De cette façon, la position freudienne est clanique et sociale, pas familiale.

Dans la thérapie apparaissent les relations sociales de base, fondamentales, qui ont construit le sujet, et pourtant le monde social reste à l’extérieur, exempt de la cure. Ainsi – et c’est mon point de vue – les conditions sociales font que le traitement a les limites structurelles que ces conditions lui imposent, ce qui, bien sûr, réduit le degré d’autonomie que le sujet peut attendre du traitement psychanalytique.

Par exemple, dans la société libérale, une psychanalyse exige le paiement des séances. Mais que faire quand le psychanalyste maintient une position critique face à la structure capitaliste dans laquelle nous vivons ? Dans la cure individuelle, c’est impossible ; quelqu’un doit payer car, dans la société actuelle, d’une certaine manière, il faut bien vivre. Si on n’encaisse pas, le patient ne s’analyse pas, et pour une simple raison : pourquoi lui feriez-vous la faveur de le guérir ? On entre alors dans un type de dépendance qui fait que l’analyse ne fonctionne pas. Par ailleurs, si l’analyse se déroule en institution, il y a une troisième instance qui contrôle la cure. Dès lors, la condition de base de l’analyse – la relation à deux – tend à disparaître à partir du moment où une troisième instance surgit comme structure de la relation elle-même. De mon point de vue, la relation analytique n’est pas une donnée en soi, elle est déterminée par les conditions qu’impose un type de société. Et être en dehors de la vie active, échapper à la société, n’est une solution pour personne. Les limites de la thérapie sont fortement liées à la société. Seule la théorie, qui aide à la compréhension, permettra certainement une évolution plus longue et plus profonde de l’idée et de l’action, si nous réussissons à l’intégrer à d’autres types d’approches de la problématique sociale.

R. M. – Quels sont les effets de ton engagement politique sur ta pratique de psychanalyste ?

L’effet le plus important a porté, je suppose, sur ma façon de penser et de conceptualiser les problèmes. Le patient qui cherche une solution à des conflits personnels ou à des problèmes émotionnels n’est pas là pour être endoctriné. La cure psychanalytique produit des effets émotionnels profonds. Il y a, par exemple, ce qu’on appelle la régression, ce moment où le patient ne maîtrise pas ses sentiments de manière totalement libre. La régression facilite une mise à jour de la névrose infantile, comme disent les analystes à cet état du processus. C’est précisément à ce moment que l’analyste est placé dans une position de chaman, de figure dominante, qui peut, disons-le comme ça, manipuler le patient. Dans ce genre de situation, la neutralité de l’analyste est nécessaire, fondamentale. Je l’ai toujours pensé. Devant les patients, je n’ai jamais mis mes idées politiques sur le tapis. Évidemment, tout cela est complexe parce que la neutralité n’est jamais absolue ou totale. Les patients comprennent – ou supposent –, souvent sans en être eux-mêmes conscients, ce que vous ne dites pas. Par ailleurs, Internet a étendu de telle manière la possibilité de s’informer par soi-même que, dans mon cas, par exemple, si l’on cherche à savoir, le militantisme politique apparaît au premier plan. Et, aujourd’hui, il n’y a pas de patient qui ne consulte pas Google...

R. M. – Tu proviens, comme Castoriadis, de la critique sociale et, comme lui, tu adoptes, à un certain moment, une pratique clinique. Parle-nous de ta relation avec lui.

Je ne connaissais pas Castoriadis quand je vivais en Argentine. Arrivé à Paris, j’ai intégré l’Organisation psychanalytique de langue française, appelée Quatrième Groupe, que, pour diverses raisons, Cornelius Castoriadis fréquentait aussi. Je précise que, contrairement à ce que beaucoup pensent, Castoriadis n’était ni fondateur ni membre du Quatrième Groupe, mais il participait aux réunions. À l’époque il était marié à Piera Aulagnier, qui était sa fondatrice. Notre relation s’est construite à partir de là. J’ai rencontré Castoriadis à travers la psychanalyse et Piera.

J’ai été particulièrement intéressé par les réflexions de Castoriadis sur l’imaginaire et la structure symbolique de la société, concepts que j’avais moi-même utilisés dans l’article que j’ai déjà mentionné. Contrairement à Lacan, Castoriadis ne sépare pas le symbolique de l’imaginaire, ce qui me paraît central. Par ma formation en psychologie sociale, cela faisait également écho à l’apport d’Herbert Mead [6], qui travailla sur la conductivité sociale. Mead considérait que l’acte social était au fondement de la relation symbolique, de la relation à trois termes, qui est l’un des aspects fondamentaux de la compréhension de la problématique sociale. Et le fait est que l’imaginaire ne peut pas exister sans le symbolique, parce que l’imaginaire a toujours besoin de la forme du symbolique qui lui donne un sens, qui le signifie et qui permet l’introduction du nomos, de la convention de la règle, de la norme. Par ailleurs, le symbolique en lui-même ne fonctionne pas sans l’imaginaire. Ma propre formation m’orientait donc, directement vers cette façon de poser le problème.

Quand j’ai connu Castoriadis, la question politique a évidemment pesé. Dans ce domaine, et c’est l’un des éléments fondamentaux de sa pensée, Castoriadis a toujours défendu l’idée de révolution. Toujours. C’était important pour moi malgré la mauvaise image qu’il avait de l’anarchisme. Mauvaise à deux égards : il pensait mal l’anarchisme et il ne le connaissait pas bien. En fait, je dirais plutôt qu’il ne cherchait même pas à le connaître parce qu’il était trop enfermé dans sa propre conception. Nous en avons discuté plusieurs fois, notamment au colloque de Cerisy de 1990 [7], mais sans aller au fond des choses et plutôt dans les couloirs. La question que je me posais était celle-ci : quelle différence y avait-il entre l’ « autonomie » castoriadicienne et l’anarchie ? Castoriadis s’en tenait à une différenciation d’ordre général, du genre « eh ! bien, l’anarchisme critique toutes les règles et, sans règles, il n’y a pas de société ». Sur cela j’étais tout à fait d’accord : sans règles, il n’y a pas de société. Mais l’anarchisme ne critique pas toutes les règles. Il critique la manière dont la règle est décidée et appliquée dans la société ; il n’accepte pas l’idée qu’une élite s’attribue d’elle-même la capacité de dicter la loi ; il combat l’universalité d’une loi de majorité. En aucun cas l’anarchisme suppose une non-institutionnalisation de la société. Au contraire il postule une auto-institution consciente et réfléchie du collectif humain.

C. A. – Quelles autres divergences avez-vous eues ?

Lorsque nous nous sommes connus, Castoriadis, qui avait déjà abandonné le militantisme politique, maintenait toujours une position politique. Je l’ai invité plusieurs fois à Milan pour participer à des causeries avec des compagnons anarchistes italiens qui m’étaient proches et pour un colloque public sur l’imaginaire social. Il y avait, chez les anarchistes d’alors, une disposition favorable quant aux bases de sa philosophie politique : le projet d’autonomie, le changement révolutionnaire de la société. Cela dit, les discussions avec Castoriadis se cantonnaient à un niveau théorique socio-politique. Elles évitaient d’entrer dans la polémique sur l’anarchisme ou sur les différences qui pouvaient émerger, entre lui et nous, à propos, par exemple, de la loi de la majorité dans le cadre de la démocratie directe. Pour être clair, nous nous en tenions d’avantage aux accords qu’aux désaccords.

Une fois cela précisé, je dirais que, du point de vue de la pensée critique, je ne ressens pas de différences majeures avec Castoriadis. Les différences qui existent et qui peuvent être importantes relèvent plutôt de la question philosophique, ou métapsychologique. Je n’ai jamais partagé, par exemple, ses théories sur le concept de monade psychique, sur son hétérogénéité radicale, monade qui doit subir la fracture ou la rupture de la socialisation [8]. Ce genre d’approche ne m’a jamais convaincu. C’est à partir de la socialisation du sujet que les accords, me semble-t-il, sont plus grands. C’est-à-dire dans le cadre socio-institutionnel.

R. M. – On peut parler, depuis Castoriadis, d’une pratique clinique engagée dans le projet social puisqu’elle postule que la fin de la psychanalyse est de produire le sujet autonome. Partages-tu cette position ?

Je ne sais pas jusqu’où Castoriadis aurait lui-même été d’accord avec cette formulation si on ne l’affine pas. Bien sûr que la fin de la psychanalyse est le sujet autonome. Mais en même temps, nous savons, comme nous l’avons dit au début, que le degré d’autonomie auquel un sujet peut aspirer est limité par la structure même d’une société hétéronome. Dit autrement, l’autonomie du sujet est directement liée à l’autonomie de la société. Elles sont réciproques. La société et le sujet se construisent mutuellement. Un sujet humain n’est pas un élément inerte. Dès sa naissance, l’individu s’insère dans un système de relations interpersonnelles, les intègre, les modifie et se construit comme sujet en tendant toujours vers l’élargissement de son autonomie. Mais en ce qui concerne la cure, et comme nous l’avons vu, cette autonomie a des limites externes dans une société. Et ces limites ne sont pas surmontables individuellement. C’est là l’une des raisons pour lesquelles je défends la position de rupture révolutionnaire. Je pense que, fonctionnant comme un tout, la société ne se change pas par des modifications partielles. Sociologiquement nous avons besoin d’une approche holistique, globale. Cette dimension est présente chez Castoriadis à travers les représentations imaginaires centrales, qui attirent, comme dans un champ de forces, d’autres significations. Ce champ de significations est généralement opaque, caché.

D’autres éléments sont également importants. Par exemple, ce que Foucault appelle l’épistémé – c’est-à-dire la structure de base à partir de laquelle nous pensons – implique une série d’éléments de signification, de théories, de concepts et de pratiques, de façons de penser le monde, qui ne sont pas évidents en soi, mais qui deviennent visibles quand on va les chercher. Celui qui pense pense contre quelque chose. Si l’on pense qu’il faut modifier la réalité sociale, la négation logique de ce qui est permet l’émergence de ce qui n’est pas encore, de ce qui devient. C’est là que la pensée se développe.

Dans la structure du sujet, l’identité que le sujet va acquérir tout au long de sa vie, dans le devenir de son auto-construction constante, est l’alter, l’autre, l’autre collectif, l’institution sociale, qui va apporter matière à un tel processus.

Les représentations, les idées, ne sont pas inertes. Elles vivent des émotions et des passions du sujet. C’est pourquoi la pensée critique doit attaquer l’épistémé de son époque qui fonctionne pour ainsi dire comme un seuil d’énonciation ou plutôt comme support ou base à partir duquel un discours est audible, communicable, capable de circuler collectivement.

C. A. – Partant de là, comment articules-tu les approches de Castoriadis avec l’anarchisme ?

Dans la période que nous vivons, l’anarchisme se trouve au seuil de la visibilité. On le voit, mais il n’atteint pas le niveau d’énonciation de base : on ne l’écoute pas. Ses idées centrales, anti-autoritaires, étant étrangères à la société hiérarchique, le discours anarchiste n’est pas perçu correctement parce que, comme c’est le cas avec le traitement psychanalytique, il est confronté aux limites structurelles du système. C’est pourquoi la lutte sociale exige la destruction de ces obstacles.

Aujourd’hui, si je veux faire passer mes idées, je dois recourir aux médias de masse. Pour ce faire, il faut se plier aux exigences du marché, être connu, se laisser interviewer (comme moi maintenant !) pour sortir de l’anonymat. Peu importe, en réalité, l’anonymat des personnes, mais pas celui des idées. Les idées hétérogènes au système hiérarchique ont une grande difficulté à se faire entendre. Et la raison en est simple : il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, comme dit l’adage.

Sur les espaces ouverts par les moyens de communication modernes, comme Internet, la diffusion de l’anarchisme est énorme. Il est même incroyable de voir ce qui s’y passe – prolifération de portails et de publications s’en réclamant – si l’on compare à l’occultation et à la déformation dont a souffert le mouvement anarchiste dans la seconde moitié du siècle dernier. Mais ces nouveaux espaces sont réservés à ceux qui vont les chercher ; ils ne dépassent pas un certain seuil de consultation. Si j’écris un livre, qui va le lire ? Ceux qui savent que ce livre existe et ceux qui sont liés pour une raison ou pour une autre au mouvement anarchiste. Sinon, ils ne savent même pas qu’il existe parce que son absence de visibilité commerciale prive ce genre de livres de tout accès au public.

Une fois encore, la question centrale est de savoir comment le sujet peut accéder à l’autonomie lorsqu’il est tenu de répondre à certaines conditions que la société lui impose. La possibilité de penser l’autonomie, ou d’être autonome, ou même d’avoir un projet d’autonomie, dépend de l’élaboration individuelle et collective d’idées et de pratiques permettant d’intégrer le nouveau, l’antihiérarchique, les relations non autoritaires.

Tout cela conduit à l’autonomie. L’idée bakouninienne de liberté contenait déjà cette problématique. Dans le dernier livre de Castoriadis sur Thucydide, il y a une page où, sans lien idéologique explicite, sa définition de la liberté est bakouninienne : c’est la relation entre les êtres humains qui fait apparaître la valeur de la liberté [9]. Il est, en effet, absurde de considérer, comme les libéraux, que la liberté – ma liberté – « s’arrête là où commence la liberté de l’autre ». C’est exactement l’inverse : la liberté naît dans la relation entre les sujets. C’est là que se créent les possibilités d’être libre et de penser librement. Bakounine le dit très clairement en parlant de trois moments de liberté. Le premier moment est purement positif : c’est la société humaine dans laquelle l’idée – la valeur de la liberté – apparaît. Le deuxième moment de liberté, négatif celui-là, c’est la rébellion contre ce qui opprime : l’État, le fantôme divin et tous les éléments qui participent, en toutes circonstances, de l’oppression. Et derrière cela, il existe une autre rébellion, plus profonde, qui relève de la nécessité de se rebeller contre soi-même, c’est-à-dire contre la société que nous avons intériorisée.

C. A. – On trouve effectivement chez Bakounine cette dimension d’analyse psychologique…

Bakounine dit que « dans le coin obscur du cerveau du fils le plus dévoué du peuple dort un policier ». Pourquoi ? Pas parce que les gens seraient bons ou mauvais, mais parce que nous sommes tous socialisés dans un type de société autoritaire et qu’il est impossible de se débarrasser complètement de cette société tant que l’on y vit. Le deuxième moment de la rébellion, c’est-à-dire le troisième moment de la liberté, consiste, j’insiste, à se rebeller contre soi-même, à pouvoir penser au-delà des limites dans lesquelles nous nous sommes formés. Cela englobe la critique de la tradition, la critique du nomos, la critique de la norme, de la loi. Pour un anarchiste, même dans la société la plus anarchiste que l’on puisse imaginer, il y aura toujours l’idée qu’une meilleure société sera possible. La société idéale est un impossible. C’est imaginer une fin de l’histoire quand l’idéal d’une autre société est ce qu’il faut défendre. Ibsen disait que, dans le combat pour la liberté, celui qui s’arrête en proclamant l’avoir atteint, prouvera précisément qu’il l’a perdue.

R. M. – Une pratique clinique engagée dans un projet social est-elle possible ?

J’ai déjà souligné les contradictions de la cure. La psychanalyse peut aider à dévoiler la réalité, à révéler ce qui pointerait vers l’autonomie, vers la libération sociale, mais avec les limites dont nous avons parlé. Sans doute Castoriadis ne le dirait pas comme ça, mais le concept castoriadicien d’autonomie repose sur l’idée qu’il n’y a pas d’autonomie du sujet sans autonomie de la société. C’est pourquoi la question de la révolution demeure centrale. La pire chose qui puisse arriver à une idée, c’est qu’elle se fige en vérité. L’idée doit toujours être en mouvement. Sans passions, la société ne change pas.

[Entretien traduit de l’espagnol par Freddy Gomez.]

Version espagnole

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