Coup sur coup, la Macronie a recouru à deux reprises, ces derniers temps, aux plus vieilles recettes de l’arsenal législatif du musèlement. Elle a sorti de son chapeau percé une loi « confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme » et une autre pour « une sécurité globale préservant les libertés ». Notons d’abord le sens de la dialectique de bazar des législateurs en marche. Dans les deux cas, les « principes de la République » et la « préservation des libertés » ne servent, par antonomase, qu’à désigner l’ennemi : ceux qui s’opposent à la sauvagerie du tout-sécuritaire et souhaitent en diffuser les preuves et ceux qui, par culture ou inculture, seraient « séparatistes ». Dans le petit monde – carrément séparé, lui – du pouvoir, les concepts s’arrangent à la sauce du temps. Pour le cas, le séparatisme, tout le monde l’aura compris, vise une catégorie directement ciblée par la loi, à savoir « les musulmans ».
Qu’on entende bien : il n’est pas question de se livrer ici à un plaidoyer humanitaire en défense d’une population ostracisée au prétexte que sa pratique religieuse serait, parfois, incompatible avec les lois de la République. Elle a ses avocats pour cela. En revanche, il convient d’affirmer en préalable que, si toute religion est mauvaise, chacun doit être libre de la pratiquer s’il en ressent le besoin, et ce quel que soit son rapport à la République. Même si elle est une « conscience renversée du monde », le « soupir de la créature accablée », le « bonheur illusoire du peuple » et son « opium ». Que, comme religion, l’islam puisse être instrumentalisé par des fanatiques du djihad, qui pourrait le nier ? Mais de la même façon que d’autres religions le furent – et le sont encore – par des croisés d’autres guerres saintes, adorateurs de dieux de toutes sortes et séparatistes en diable. Répétons, donc, avec Marx : « C’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme. À la vérité, la religion est la conscience de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de nouveau perdu [1] ».
S’il fait peu de doute que, par le champ qu’il délimite et cible, le prurit « anti-séparatiste » de la Macronie participe d’une manière visant à chasser sur les terres de la Lepénie montante, il révèle surtout, du côté de son chef, une évidente stupidité tactique. Fondé sur l’idée que la morale politique relèverait désormais du « vieux monde » et qu’il suffirait de se montrer plus dur que les post-frontistes en matière « sécuritaire » et « anti-communautariste » pour les coiffer au poteau de 2022, l’immoralisme macroniste révèle aux moins deux tares. La première, c’est de s’imaginer que, sur ce terrain-là, nauséabond, la doublure puisse triompher de l’original. La seconde, c’est que la manœuvre intervient à un moment historique où, préoccupés par la montée et la conjonction des colères sociales post-pandémiques, les trésoriers-payeurs du petit fondé de pouvoir du capital qu’est Macron pourraient, dans une claire stratégie de guerre sociale, lui préférer l’autre attelage, celui de la stratégie ultra-répressive/néolibérale des post-frontistes, en sachant cela dit gré à son candidat de 2017 d’avoir mis à la disposition des nouveaux entrants tout l’arsenal de destruction massive nécessaire à mater un peuple qui refuserait de plier sous la double botte du capital et de l’État de police.
Mais, pour l’instant, Macron est là, fidèle à ses névroses, à ses aveuglements, à sa bêtise, coupé de toute réalité, narcissique comme jamais, manœuvrant à la petite semaine pour pulvériser une droite classique déjà devenue puzzle et finir par l’absorber électoralement. Comme si cela faisait autre chose qu’une opération de déconstruction postmoderne ouvrant sur un champ de ruines sur lequel planeront les vautours. Nous en sommes là, à vérifier chaque jour qui passe que le poisson pourrit bien par la tête.
Traquer le communautarisme des autres, livrer ses populations privées de tout, musulmanes ou pas, à la haine de la police, ouvrir la boîte de Pandore en sachant qu’elle ne peut qu’accoucher de monstres, c’est finalement la quintessence du séparatisme macronien, son point Oméga. Car qui peut, en effet, ignorer aujourd’hui, à part les derniers soutiens médiatiques d’une Macronie qui prend l’eau de toutes parts, que ce « nouveau monde » qu’elle prétendait incarner n’était, in fine, qu’une mise en adéquation affairiste de la machine étatique avec le séparatisme assumé de la fraction de classe – le bloc bourgeois – qui l’avait portée au pouvoir. Si ce monde vitrifié de suffisance pue à ce point l’Ancien Régime, c’est qu’il est aussi éloigné de la chose commune que son séparatisme est proche des anciens aristos dont les actuels rejetons « furétisés » se demandent encore pourquoi le peuple les détestait tant.
Sans doute n’est-il donc pas vain de partir de cette offensive législative contre le « séparatisme » (musulman) pour réfléchir au concept de séparatisme lui-même, à ce qu’il recouvre de vrai et de faux, de décelable et d’indécelable, de réel et de caché, de grand et de petit. La structuration de la société en classes induit, en soi et mécaniquement, la coexistence de mondes clos et séparés. Qui peut, par exemple, admettre sans rire, comme en attestent nombre de fables artistico-littéraires à la mode, qu’il aurait existé, en temps de confinement pandémique, une expérience partagée de la survie confinée ? Quel commun pouvait-il y avoir, et quel partage d’expérience donc, entre un confiné riche et un confiné pauvre, un confiné doté d’espace et un confiné vivant dans un trou à rats, un confiné même modestement logé et un sans-abri, un confiné premier de corvée et un télétravailleur opérant dans des conditions optimales, un confiné prisonnier et un confiné « libre », un confiné tout court et un émigrant chassé chaque nuit de sa tente ? Aucun. Ce séparatisme-là, celui qui fonde notre monde séparé, est la résultante objective d’une construction sociale qui détermine les conditions d’existence des êtres humains qui, du seul fait de leur place dans la pyramide, se voient inclus ou exclus. Ce séparatisme-là, déshumanisant, est objectivement stigmatisant.
Produit par le sentiment de supériorité sociale, le séparatisme des riches, qui est toujours une insulte aux pauvres, procède, lui, d’un choix, d’un désir et d’une
raison d’être. D’être bourgeois dans l’entre-soi bourgeois. De vivre « en bourgeois » – archéo, néo ou post, selon les inclinaisons et les moyens –, mais à l’abri des regards. Séparé du monde commun, l’être bourgeois a ses affects, ses lieux, ses repères, ses habitus, ses cérémoniaux, ses turpitudes parfois, mais il n’a ni grandeurs ni misères. Chargé de néant, il craint tout, mais d’abord de perdre ce qu’il a accumulé et le pouvoir de son propre reflet. L’incertain, pour lui, c’est ce qu’annonçaient, dans les « beaux quartiers » de Paname aux heures chaudes d’un hiver qui le traumatisa à jamais, les hordes jaunes défilant sous ses fenêtres. Toujours closes, ses fenêtres. Sauf quand la police ratissait des enfants perdus chavirés par l’émeute et qu’elles s’ouvraient pour encourager la canaille en bleu. La bourgeoisie se sépare parce qu’elle crève de trouille à la moindre poussée de fièvre sociale, parce qu’elle se vit, à juste titre, comme superflue et que le premier signe du retour de la lutte des classes lui donne des vapeurs. C’est un groupe humain qui, par nature, ne se mélange pas : elle se reproduit, fructifie son patrimoine et jouit de sa fortune en interne, sans publicité. Au fond, il y a fort à parier qu’elle déteste avec la même vigueur le très exhibitionniste Pierre-Jean Chalençon qui, grossier et clownesque, dévoile ses pitoyables us et coutumes que Jean-Luc Mélenchon qu’elle prend pour un expropriateur.
Ce sécessionnisme bourgeois, dont personne, à l’exception des Pinçon-Charlot et de quelques autres sociologues, ne parle comme d’une forme avérée de séparatisme, ne sera donc jamais l’objet d’aucune disposition légiférante. Sauf à croire aux lendemains du Grand Soir et à ses vertus purgatives.
Longtemps il exista, dans le mouvement ouvrier des origines – et plus particulièrement dans sa très active fraction anarchiste et syndicaliste révolutionnaire – un vigoureux penchant pour le séparatisme. Ce fut même son originalité, une manière de penser le rapport maître-esclave en s’en libérant par l’idée, finalement nietzschéenne, que l’esclave ne peut s’émanciper du maître qu’en affirmant une puissance nouvelle, seule apte à le sortir de sa condition d’esclave pour devenir maître de soi-même. Cette puissance, forcément autonome, libre de ses choix et indépendante de toute superstructure dirigeante, avait vocation à « se séparer » des tutelles, des chefferies, de la société même. Il faut croire que les recommandations du vieux Proudhon inspiré étaient encore vivaces : « La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre [2] ». Agir par elle-même et surtout pour elle-même, c’est-à-dire en refusant la médiation des partis se réclamant de sa cause, fut longtemps le fondement d’une classe ouvrière qui se percevait comme devant se séparer de toutes les autres, non par nature, comme les bourgeois, mais par conviction intime que toute sujétion à un ordre extérieur – celui de la Théorie et des théoriciens, de la Politique et des politiciens, de l’Intelligence et des intellectuels – la déposséderait de sa puissance, l’anesthésierait comme classe capable de s’auto-émanciper par la grève générale gestionnaire et expropriatrice. C’est dans cet objectif qu’elle s’éduqua, réfléchit, étudia, s’exprima, conspira dans les bourses du travail sans cesser de s’aguerrir avec constance, de grèves partielles en grèves plus larges, jusqu’à acquérir les réflexes et le savoir-faire indispensables à occuper tout l’espace d’une révolution pensée comme devant conduire à l’abolition du salariat et à la recomposition totale d’un monde à refaire. Éradiquer ce séparatisme ouvrier prit du temps. Il fallut pour y parvenir que se conjuguent des forces, bourgeoises et bureaucratiques, apparemment contradictoires, mais toutes enclines à se débarrasser de l’autonomie ouvrière, cette forme glorieuse du séparatisme de classe, comme entrave majeure, interne ou externe, à leur volonté de subordination des prolétaires à l’État institué ou à l’avant-garde dirigeante de l’État à venir.
Sur un autre versant du socialisme libertaire, dont Gustav Landauer demeure la principale figure, la perspective de l’écart constitua, avec la « révolutionnarisation des esprits », une manière de se défaire des appartenances claniques et des identités fixes pour commencer sans attendre à se séparer de ce qui sépare l’individu conscient de lui-même – l’assignation sociale au rôle qu’il joue dans la reproduction du système d’exploitation – et à s’ouvrir, par son retrait du jeu, à l’expérimentation, ici et maintenant, d’un socialisme communautaire qu’il s’agissait de construire sans attendre sur les terres que le capital délaissait. Pas de fuite du monde, ici, mais une claire volonté de faire sécession d’avec tout ce qui pliait les exploités à son ordre.
Consciente ou inconsciente, assumée ou diffuse, cette démarche sécessionniste, séparatiste même, est, encore aujourd’hui, au cœur de bien des expériences de résistance à la folie mortifère d’un monde en voie d’effondrement. Occupations de terres, zones à défendre, brèches à ouvrir, espaces à conquérir, sociabilités à inventer ou à réinventer créent, en contre et à diverses échelles, le tissu d’un autre monde en formation dans les ruines d’un perpétuel présent que le capital et sa folie d’accumulation rendent inhabitable et duquel, imaginairement et pratiquement, contre toutes les lois sécuritaires du pouvoir séparé, il est devenu indispensable de rompre en renouant avec la vieille cause de l’auto-émancipation unifiante.
Freddy GOMEZ