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Digression sur l’affinité
Article mis en ligne le 9 juin 2021

par F.G.


[bleu marine]À Marc T., l’homme aux semelles de vent.[/bleu marine]

« Un soleil d’incertitude dessine des ombres sans netteté
Comme perdues dans une zone d’indifférence.
Le vide de temps, c’est cette confusion même
Où, entre passé et présent,
Rien ne tranche de la lumière et de l’obscur. »

Léo GUDELL, Ascendance de mémoire II, 1986.

Texte en PDF

Ce sont ces mots de Léo qui se posent, ce matin, sur ma table de travail alors que je trie des vieux papiers en dépoussiérant mes souvenirs. Le dossier est bleu passé. L’effet du temps, pour sûr. Il est étiqueté « Nos affinités ». Il archive des lettres, des textes, des dessins et quelques plaquettes éditées à compte d’auteur. Il est surtout l’expression toujours vivante d’un « nous » qui nous aida à vivre nos errances des temps de défaite. Nos affinités, c’était ce qui nous reliait en nous déliant des accablements et des lucidités d’un moment où, après les partages de la marée montante, il nous fallait bien constater que son jusant ne nous laissait d’autre issue que celle de la course aux mots. Nos mots du dedans, ceux que nous nous échangions dans l’espoir insensé qu’ils fissent traces.

J’avais connu Léo dans une sorte de fausse clandestinité. C’était à la fin du franquisme. L’Espagne tenait de la terre des mythes et des légendes. Il y avait, c’est sûr, de l’illusoire là-dedans, mais nous avions des raisons intimes de le cultiver. Par respect de nos pères, vaincus d’une révolution suspendue. Pour colorer notre présent de quelques espoirs, aussi, dans la vacance d’un temps lui aussi suspendu, celui de notre génération.

Notre rencontre eut lieu du côté de Thuir, chez Paco El Manco, qui l’hébergeait dans son domaine, une ancienne ferme aménagée en maison commune, en lieu de passage, de repos et d’attente. Léo y faisait une halte après un long séjour italien dont il parlait peu. À vrai dire, préférant l’anonymat à l’identifiable, il partait du principe qu’il fallait en toutes circonstances omettre de se présenter. C’est pourquoi l’homme s’inventait des pseudonymes avec la vaine conviction de vivre à l’abri des curieux.

Le temps passant, j’avais appris que Léo s’appelait Gudell, qu’il avait eu une passion pour le roman gothique anglais et l’âme voyageuse, qu’il avait cru à l’amour dans les slums de Swansea, compris la dialectique à Aberdeen et sombré dans l’alcool à Tilbury. Le reste venait par bribes. Sans excès. Je sus qu’il écrivait, qu’il avait été nourri du rêve espagnol, que son anarchiste de père était mort jeune dans des conditions tragiques et que son expérience italienne l’avait suffisamment marqué pour qu’il la gardât secrète. À jamais.



Fin 1974, Barcelone, un jour de pluie. La manif était partie de nulle part, forcément sauvage puisqu’elles l’étaient toutes. Elle remontait la Rambla Santa Mónica au trot. Après un rendez-vous clandestin avec quelques comparses de la Cause, nous venions de quitter, Léo et moi, la Plaza Real quand nous entendîmes monter la rumeur. La curiosité fut plus forte que la prudence. Au lieu de rebrousser chemin comme l’exigeait notre « mission » de prise de contacts, nous nous laissâmes porter par l’écho des slogans. Vite, le groupe de manifestants, une bonne centaine, fut à portée de vue. J’avançais d’un pas rapide à leur rencontre quand Léo me retint. « Sans moi, compañero. J’ai déjà payé pour voir en Italie. » La Police armée (los grises) avait déjà investi les Ramblas. Nous décidâmes de sortir de la nasse avant qu’il ne fût trop tard. Nous apprendrions plus tard que les flics n’y étaient pas allés de main morte. Comme toujours.

De ce jour date, pour moi, l’idée que l’affinité tient tout à la fois de l’accord tacite qui naît d’un danger et du sentiment de réconfort qu’elle procure, en cette circonstance, à celui qui la ressent. C’est en quelque sorte un état d’être qui, par-delà les appartenances et les identités, réinvestit de l’humanité dans le rapport au politique en instaurant une confiance dans l’autre – ou les autres – que le passage du temps peut contrarier, mais sans jamais la ternir.

Quelques années après ma rencontre avec Léo et cette étape barcelonaise, nos chemins se sont séparés. Pour longtemps. La vie passa en somme, et avec elle le tri qu’elle opère. Léo avait lâché le manche. Pour des raisons qui restèrent mystérieuses pour moi, mais qui avaient sans doute beaucoup à voir avec son passé italien, toujours tu. Le jour où nous nous retrouvâmes par un hasard qui ne nous surprit pas, puisqu’il s’agissait de rendre hommage à un copain que nous avions, l’un et l’autre, aimé comme un frère du temps où nous croyions aux vertus de la marge, nous avons passé la soirée ensemble à nous remémorer certaines de nos aventures partagées. En fait, nous ne nous étions pas perdus de vue. Les signes que nous nous faisions étaient discrets, mais réguliers. Je le savais reparti sur les routes d’un exil infini qu’il tentait de mettre en mots. À l’heure tardive de ce jour, celle où il fallait se séparer, Léo tira de sa poche un carnet d’adresses et me dit : « Tu vois, il y a ceux qui sont là et ceux qui n’y sont pas. Avec le temps, on apprend. On met ses tablettes à jour : il y reste des morts – mes disparus affinitaires – que je ne bifferai jamais parce qu’ils sont toujours là. Et puis il y a quelques vivants qui sont déjà morts et qui n’auraient rien à y faire. Et, enfin les autres, les si peu, les sur qui on sait pouvoir compter. Quelques amis en somme, même éloignés, surtout éloignés, dont tu es, compañero. » Presque chaque fois que je le revis, Léo, toujours à bonne distance de la dernière fois, je lui demandai, au cas où j’avais changé d’adresse, de rectifier son carnet. Pour que le lien perdurât.



Il existe, depuis la nuit des temps de l’anarchie, surtout espagnole mais pas seulement, une sorte de passion libertaire pour l’affinité. Ce fut sans doute là la principale originalité de cette étrange tribu de dissidents qui aspirait à la formation de « cercles intimes » – l’expression est de Bakounine – où le faire-ensemble demeurait inséparable de l’amitié qui liait les êtres qui se regroupaient pour ce faire. Plus qu’au partage de convictions idéologiques affirmées, cette affinité – forcément élective – que la complexe nébuleuse anarchiste s’honorait de pratiquer, avait davantage à voir avec l’idée de s’accorder entre égaux pour tisser une humanité sensible commune, fonder des manières d’être collectives émancipées du pouvoir, expérimenter des rapports à l’existence qui ne creuseraient pas la différence entre les fins et les moyens, forger des tempéraments susceptibles de vivre sans attendre la liberté, l’égalité et la fraternité du combat libertaire pour l’autonomie. Bien sûr, la tâche était le plus souvent inatteignable, mais, même déçus, les rêves qui la portaient faisaient durable antidote à l’esprit de parti et aux accommodements de conscience qu’il favorisait, ce qui ne fut pas rien aux temps lointains d’un marxisme partidaire et conquérant dans sa version léniniste.

Réduite par la suite à n’être que l’expression d’un accord commun pour s’adonner à une tâche précise, l’idée d’affinité servit de base à une forme de cohabitation pratique entre, par exemple, les adeptes de la « propagande par le fait » offensive et ceux qui travaillaient, sur le plan culturel et éducationnel, à élever le niveau de conscience générale des exploités de toutes sortes. Dès lors des affinitaires de divers types se regroupèrent sur la base de leurs affinités réciproques pour s’adonner à la forme d’action directe – c’est-à-dire exercée sans médiation d’aucune sorte – qui avait leur préférence, le consensus relevant, théoriquement, du fait que chaque « cercle intime » ou « groupe d’affinité » était libre de s’adonner, sur la seule base de ses accointances, analyses et affects, aux activités qu’il jugeait pertinentes car susceptibles de propager l’Idée.

Sous une forme plus adaptée aux nouvelles configurations du dissensus anticapitaliste, cette idée d’affinité réapparut à la fin du siècle dernier, notamment chez les altermondialistes radicaux, comme fondement de coalitions offensives capables de tenir la rue et d’ouvrir des zones autonomes temporaires de résistance à l’ordre spatial du système. Disparates et souvent insaisissables, ces coalitions ponctuelles et tactiques fondées, sinon sur l’amitié, du moins sur la confiance parvinrent indiscutablement à porter l’affrontement au cœur de rassemblements trop légalistes pour donner corps à l’idée qu’un autre monde était effectivement possible. Depuis, cette avancée imaginaire n’a fait que progresser. Dans des appels de divers types « aux amis », dans la mobilisation active autour de zones à défendre, dans l’invention de nouvelles formes de résistances, dans la réappropriation de l’idée-force d’action directe, dans d’innombrables sécessions autour de projets de communautés humaines constitutives, pour le coup, d’un autre monde réellement possible.



S’il faut rendre à Charles Fourier ce qui lui revient, et il le faut, cette affinité qui nous occupe a beaucoup à voir avec son idée d’ « attraction », sans doute elle-même issue de la vieille tradition alchimiste. Ce qui fait l’affinité, c’est le partage d’un sensible et une langue commune. Pour en revenir à Léo, dont je relis Ascendance de mémoire II, sa plaquette extraite de mon dossier bleu, à l’heure incertaine d’un jour où tout plie sous le poids de son souvenir, une phrase me parle tout particulièrement : « La marge, c’est une manière d’être sur le bord du dedans. Jamais dedans et jamais complètement dehors. Le dehors ne convient pas davantage que le dedans à nos errances de minoritaires permanents et définitifs. Rien de ce qui fait consensus ne pourra recevoir notre accord. Jamais. Nous sommes d’un ailleurs, d’une liberté qui ne supporte pas le nombre. Car nous savons que sa victoire, même historiquement justifiée, sera toujours notre défaite. Nous ne pouvons être du troupeau. C’est sûrement là notre vérité la plus profonde. Nous sommes d’un autre temps, inchangé depuis les origines. Nous poussons aux soulèvements, mais sans autre illusion, partielle, que d’en être l’expression toujours inquiète, c’est-à-dire vivante. L’insoumission est toujours à venir… » Tout est là, en effet, de ce qui faisait, au fond, notre affinité : cette affectation qui nous faisait nous qualifier d’« obscurément anarchistes », ce qui pour quelques anarchistes à idées fixes n’était pas clair ; cette réticence à l’engagement militant permanent par incompatibilité d’humeur ; cette conviction partagée que rien ne s’efface dans la nuit de l’histoire tant qu’il existe des porteurs de torche ; ce credo qui nous faisait dire que Paris n’était plus une ville, mais un secret ; cette certitude qu’écrire était un verbe d’action ; cette conscience que les anarchistes avaient, obscurément, ce suprême avantage de toujours préférer, à l’heure de l’échéance, une défaite victorieuse à une victoire désastreuse. Et son corollaire : c’était pourquoi toutes les révolutions leur échappaient sans que l’idée qu’ils s’en faisaient n’en pâtisse jamais.

Quand on établit la carte de ses propres ruines, au temps des soldes du temps, on se rend compte que, le plus souvent, l’amitié n’a pas résisté aux aléas de la vie. Elle s’est perdue en chemin ou brisée sur le mur des déceptions. C’est comme une loi de l’histoire. On ne paye pas pour voir. On voit. « Nous étions de la même attente… », disait Claude, mon autre ami poète, mais l’attente n’a pas résisté aux effets du temps. Elle a ruiné nos affinités. C’est qu’elles devaient être fausses. Passons...

Léo, à qui ici je rends hommage pour ce qu’il fut et demeure, aimait cette phrase de Brecht : « Toute chose appartient à qui l’améliore ». Je viens d’apprendre, au gré d’un vent mauvais, sa mort, en Italie, où il avait fait retour sans que je n’aie jamais su ce qui l’en avait chassé au temps de nos jeunesses.

Au bout du compte, nos affinités nous lient à jamais. Un peu comme ces rêves qu’il suffit de cultiver. Ciao compagno, tu resteras pour toujours, c’est sûr, dans mon carnet d’adresses.

Freddy GOMEZ

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