■ Jérôme BASCHET
BASCULEMENTS
Mondes émergents, possibles désirables
La Découverte, « Petits cahiers libres », 2021, 256 pages. [1]
Dénonçant la notion d’effondrement, qui dépolitise les enjeux en postulant une trajectoire unique et comme jouée d’avance, Jérôme Baschet, enseignant à l’Universidad Autonoma de Chiapas de San Cristobal de Las Casas, propose celle de « basculements » qui fait place, au contraire, à l’imprévisibilité croissante de notre temps et au rôle central de la mobilisation politique. Alors qu’« un microscopique fragment de l’à peine-vivant » a provoqué « la paralysie d’une machinerie aussi ample et ramifiée que l’économie mondiale », supposant la reproduction d’autres crises systémiques du capitalisme, il esquisse plusieurs scénarios, dont celui d’une ouverture des possibles qui nous engagerait vers des manières de vivre échappant aux logiques du système-monde capitaliste.
Il tente, tout d’abord, de cerner les tendances principales que la crise du coronavirus a pu induire, amplifier ou affecter significativement : accélération de la numérisation généralisée, modification des équilibres géostratégiques, confirmant l’effritement de l’hégémonie états-unienne et la montée en puissance de la Chine, reconfiguration des circuits de la globalisation, notamment avec un mouvement de relocalisations productives dans un souci de souveraineté plutôt que dans une perspective écologique, interventionnisme accru de l’État dont on attend une réponse face à la pandémie, que l’on critique ses manquements ou ses excès en matière de mesures d’exception. Toutefois, ce serait une erreur de postuler une « opposition diamétrale » entre néolibéralisme et État, puisque le premier a toujours eu besoin du second pour assurer sa bonne régulation, l’État étant appelé à la rescousse pour socialiser les pertes et se désengageant à nouveau pour permettre la privatisation des bénéfices. Les facteurs de crise sont nombreux et interagissent entre eux : un régime de croissance trop faible ne permettrait plus de satisfaire aux exigences de l’accumulation du capital, en raison de la compression des capacités de consommation du plus grand nombre par les politiques néolibérales, de l’extension démesurée de l’endettement pour y remédier (jusqu’à représenter quatre fois le PIB mondial), de la hausse des coûts de l’énergie et des matières premières, de ceux qu’entraîne le dérèglement climatique, de l’impossibilité de maintenir le faible coût de la force de travail et de celui des ressources naturelles… Impossible de rapporter davantage ici cette analyse éminemment synthétique qui mérite d’être lue attentivement.
Si la conjonction de tous ces facteurs pourrait accréditer la thèse de l’effondrement, Jérôme Baschet, tout en reconnaissant l’indéniable efficacité de celle-ci, au point d’avoir fait bifurquer de nombreuses trajectoires individuelles, s’interroge sur les limites de cette notion qu’il juge largement dépolitisée. Il rapproche la collapsologie du marxisme par son invocation d’un processus inéluctable contre lequel il apparaît vain de lutter, et lui reproche de confondre l’effondrement du vivant et celui du système capitaliste. Il lui préfère la notion de « crise structurelle » qui mobilise des facteurs relevant de domaines multiples (économiques, sociaux, politiques, subjectifs, etc.) et implique une altération des logiques fondamentales du système capitaliste, sans pour autant postuler à son effondrement, dynamique pouvant donner lieu à des effondrements partiels, et faisant surtout place à une pluralité de scénarios. Il met également en garde contre le capitalisme vert qui pourrait bien être celui des objets connectés – c’est-à-dire avec la numérisation totale des univers de vie –, et qui, aussi décarbonaté soit-il, conserverait les mêmes exigences de valorisation, de croissance et de maximalisation productiviste. Il envisage trois scénarios, plus un :
– La poursuite des dynamiques actuelles du capitalisme fossile, sans réorientation significative, qui conduirait à une aggravation de toutes les dimensions de la crise structurelle en cours.
– Un capitalisme vert, combinant transition énergétique, marchandisation à outrance de la nature et numérisation généralisée.
– Le modèle chinois, promis à une hégémonie planétaire croissante, avec une économie largement fossile dans un système politique hyper-autoritaire, avec un contrôle social total des populations.
– … et l’intensification des réactions collectives d’insubordination face aux multiples effets de la crise structurelle.
« L’effondrement, écrit-il, n’est pas plus certain que l’émancipation n’était hier garantie. Mais les réactions antisystémiques comme les basculements postcapitalistes gagnent en relief dans le champ des possibles. »
Au printemps 2020, la mise à l’arrêt, brutale et dans les proportions considérables, de la machine économique, a ouvert pour certains « des brèches vers des remises en cause et des possibles insoupçonnés, jusque-là occultés par les routines d’une vie pressée et toujours saturée d’activités », même si pour d’autres la charge du travail s’est encore alourdie et la tyrannie de l’urgence a été plus forte que jamais. « Le caractère d’évidence du fonctionnement de la machine économique et l’impossibilité d’envisager autre chose que la poursuite indéfinie de sa croissance ont été puissamment ébranlés – non en paroles, mais par une expérience vécue et, de surcroît, d’ampleur planétaire. » Jérôme Baschet recense les secteurs d’activités qui pourraient ne pas repartir à l’identique : le transport aérien et l’industrie aéronautique, le tourisme de masse, notamment les croisières, le secteur publicitaire – qui représentait en 2018 un budget global de 560 milliards de dollars, soit le tiers des dépenses militaires mondiales. Il pointe également du doigt le modèle agro-industriel, avec ses « élevages concentrationnaires », la déforestation et l’expansion des métropoles, principaux facteurs impliqués dans la multiplication des nouvelles zoonoses. Prolonger et amplifier les arrêts de production vécus pendant le confinement, mais aussi se recentrer sur des productions dites « essentielles », « dessineraient un horizon beaucoup plus crédible que la ritournelle des écogestes ». Malgré la prudence de son raisonnement, il est conduit à constater « qu’il est impossible de s’attaquer radicalement aux causes de la catastrophe en cours sans éliminer la matrice productiviste du capitalisme – donc le capitalisme lui-même ». On peut alors prolonger l’exercice de réduction des activités productives néfastes ou dangereuses bien plus loin : l’industrie chimique et celle de l’armement, le transport des marchandises, du fait de la relocalisation de la production, les banques et le système financier, les bureaucraties administratives. « De fait, le basculement hors de la tyrannie marchande doit se concevoir non selon la classique perspective d’une réappropriation et d’une collectivisation des moyens de production, mais d’abord comme un véritable démantèlement de l’actuel système productif-destructif, dont l’existence même ne tient qu’à l’exigence de valorisation de la valeur. »
De la même façon, Jérôme Baschet explore les domaines d’activité susceptibles de s’épanouir dans un monde postcapitaliste, selon le principe que sera pertinent d’être produit ce qui aura été défini comme tel par les collectifs concernés. « À production locale, décisions locales. » Sans être sur un rejet de principe de toutes les technologies modernes, des choix seraient nécessaires selon l’impact écologique de chacune ainsi que le bénéfice collectif attendu en regard des contraintes qu’elle implique. Il propose le principe fondamental du bien-vivre, notion investie d’une puissante dimension collective et éthique : « Le bien-vivre exprime le basculement du pur quantitatif, qui est la loi de l’économie, vers le qualitatif de la vie, qui est ce qui importe véritablement aux vivants. » La notion de travail devra être abolie afin de restaurer l’unité du faire humain dans tous les domaines. « En finir avec le capitalisme, ce n’est ni encadrer le marché ni abolir la propriété privée des moyens de production. C’est briser la logique de la valeur, qui ramène tout à de pures quantités et exige que l’argent investi se transforme en davantage d’argent. »
Il présente ensuite les principes de l’autogouvernement populaire et de l’autonomie dans la pratique d’une existence communale autour d’une « communauté inessentielle », reprenant des arguments déjà développés dans Adieux au capitalisme [2]. Il prend soin de préciser qu’ « il ne s’agit en aucun cas de proposer un modèle, mais simplement d’ouvrir les imaginaires en tentant une hypothèse de politique non étatique postcapitaliste », et de proposer une « logique des lieux » singuliers, opposée à un « localisme » excluant, un local ouvert et émanation du global.
Prolongeant l’onde de choc de l’ébranlement anthropologique qui s’est fait sentir au cœur de la crise du coronavirus, il passe au crible de sa critique l’ensemble des caractéristiques de la modernité :
– La coupure naturaliste entre l’humanité et la « Nature » qui pourrait être remplacée par une « option continuiste » qui réintègre l’humain au sein du monde naturel.
– L’illusion individualiste du sujet autonome qu’il propose de substituer par une « conception relationnelle de la personne ».
– L’universalisme abstrait des Lumières qui a accompagné l’essor de l’hégémonie occidentale et auquel pourrait être opposé une affirmation radicale de la multiplicité des mondes, inspirée de l’appel zapatiste à construire « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ».
La complexité de ses analyses dont nous ne pouvons donner ici qu’un pâle aperçu, lui permet fort intelligemment d’arbitrer dans « l’opposition entre un Grand Soir révolutionnaire, événement décisif de rupture avec la domination capitaliste, et une prolifération d’expériences de vie alternative, assimilées à autant de petits îlots ». Il craint que la métaphore de l’archipel ne condamne à l’impuissance « par l’impossibilité intrinsèque de jamais l’emporter sur l’immensité de l’océan », lui préférant la notion d’espaces libérés, de brèches, de lieux autonomes, d’interstices, sans prétendre pour autant à aucune pureté. Il répond à Frédéric Lordon qui considère indispensable la prise du pouvoir d’État comme seul moyen d’agir à la bonne échelle, lui rappelant nombre de guerres asymétriques et aussi que, dans son « idéalisation de l’État », il oublie que celui-ci est désormais microscopique et largement impuissant face au capitalisme néolibéral globalisé.
Il se distingue également de Murray Bookchin dont le municipalisme lui semble trop concentré sur la seule politique municipale, correspondant mal à la diversité potentielle des espaces libérés. Il propose une hypothèse stratégique qui combine une dynamique continue d’affirmation des espaces libérés avec des moments d’intensification de la conflictualité. Car, « pour se transformer en basculement, le moment insurrectionnel a besoin d’une puissance préexistante, faite de pratiques d’auto-organisation collective, de capacités techniques bien rodées, de subjectivités coopératives rompues à l’art de faire ensemble. Bref, de l’expérimentation, même partielle, d’une existence déjà communale ».
Enfin, s’appuyant sur l’analyse d’Erik Olin Wright qui distingue trois manières de penser le dépassement du capitalisme – les stratégies de rupture visant à défaire le capitalisme par voie insurrectionnelle ; les stratégies symbiotiques qui luttent à l’intérieur de l’État ; les stratégies interstitielles qui se déploient par petites transformations successives dans les failles de la structure sociale et en dehors de l’État –, il défend la combinaison de stratégies interstitielles antagoniques et de stratégies de rupture dans une dynamique de crise structurelle, récusant la centralité étatique, mais admettant toutefois le recours à des stratégies symbiotiques, dans certains cas de figure, afin de stabiliser certaines avancées stratégiques et de consolider des espaces conquis dans la lutte.
Après avoir longuement présenté l’expérience zapatiste, dans La Rébellion zapatiste [3], proposé un projet alternatif d’organisation sociale dans le précieux Adieux au capitalisme, profité d’une analyse du mouvement des Gilets jaunes pour ébaucher des pistes d’actions concrètes dans Une juste colère : interrompre la destruction du monde [4], Jérôme Baschet récidive à l’occasion d’une crise sans précédent qui a paralysé le système économique mondial, mis à nu ses fragilités et désigné au plus grand nombre des secteurs économiques aussi nocifs qu’inutiles. Loin de se répéter, il précise sa pensée et connecte ses propositions à une actualité de plus en plus brûlante. Il est plus que jamais temps de leur prêter notre plus grande attention.
Ernest LONDON
bibliothécaire-armurier de la Bibliothèque Fahrenheit 451.
■ Ci-après, tirée du site des « Amis de Bartleby », une version PDF de l’introduction au livre Basculement. Que Jérôme Baschet et « A. de B. » en soient remerciés !