Pour quiconque a suivi la déjà longue existence de ce bulletin, l’intérêt critique qu’il a manifesté pour les écrits de Daniel Colson – Petit lexique philosophique de l’anarchisme (2001) et Trois essais de philosophie anarchiste (2004) – devrait suffire à justifier la publication, dans ses colonnes, de cette étude sur « Nietzsche et l’anarchisme », dont une version – très abrégée par rapport à celle-ci – a déjà paru dans le numéro 7 (février 2002) de la revue Lignes (Éditions Léo Scheer, Paris). Il y a davantage, cependant, dans ce choix. Ce texte illustre à merveille, nous semble-t-il, la parfaite originalité d’une démarche philosophique s’attachant à traquer des « affinités secrètes » éclairant, comme autant de fulgurances collatérales insoupçonnées, la pensée et la pratique libertaires proprement dites. Au lecteur de juger.
L’œuvre de Nietzsche, parce qu’elle est cohérente avec elle-même, avec ses figures provocatrices et ses éclats contradictoires, autorise un grand nombre de lectures et d’interprétations : une lecture d’extrême droite par exemple, la plus grossière et la plus connue ; mais aussi, très tôt et de façon apparemment plus surprenante, une lecture et une interprétation ouvrière, anarchiste et révolutionnaire. Le Nietzsche des anarchistes a longtemps été interprété – aux côtés de Stirner – sur le modèle de l’individualisme contemporain. Comme si le moi anarchiste et stirnérien, vécu et pensé à partir d’une « singularité irréductible, toujours différent des autres et toujours renvoyé à lui-même dans son commerce (...) avec les autres » [1] pouvait, ne serait-ce qu’un instant, être confondu avec les individus uniformes et sans qualités de la modernité, ces individus des stades, des jours d’élection, des grandes surfaces, des voyages aux Seychelles et des lotissements de banlieue, ces « boules de billard pathétiques » dont parle Gilles Châtelet, « que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence [2]. Il est vrai que cette interprétation étroitement individualiste du Nietzsche des libertaires pouvait, pour la France tout au moins, au début du XXe siècle, se prévaloir d’un certain nombre de figures apparemment sans grand rapport avec la dimension collective et sociale de l’anarchisme et de l’histoire ouvrière : Libertad et son journal l’Anarchie, par exemple, avec leur violente dénonciation du syndicalisme, des grèves et des mouvements ouvriers, mais aussi le philosophe Georges Palante, ou plus largement encore tout un courant artiste, bohème et dandy que l’on aurait tort pourtant de réduire trop facilement aux manipulations et aux leurres dérisoires mais efficaces de l’individualisme moderne [3]. À défaut de lire attentivement les textes ou de saisir la nature de cet étrange mélange esthétique et politique du Paris de la fin du XIXe siècle, l’interprétation malveillante de l’anarchisme nietzschéen, aurait pu tout au moins s’étonner de la façon dont les écrits de Nietzsche – sous leur double dimension amorale et barbare – traversaient également l’ensemble des pratiques et des mouvements ouvriers libertaires de l’époque, leur faisaient écho et étaient repris par eux. Elle aurait pu s’étonner de voir Louise Michel associer la figure du surhomme aux idées de justice sociale et de révolution [4], le socialiste allemaniste Charles Andler percevoir dans la classe ouvrière une « classe de maîtres » [5], mais aussi Fernand Pelloutier, le secrétaire des Bourses du travail, se penser à la fois comme « révolutionnaire », « partisan de la suppression de la propriété individuelle », et comme « amant passionné de la culture de soi-même » [6], ou encore, un peu partout dans le monde, un certain nombre de militants ouvriers, les plus engagés dans l’action collective, se reconnaître aussitôt dans les écrits de Nietzsche et, avec la force de l’évidence, exhorter les révolutionnaires à promouvoir l’apparition de « sur-hommes », d’ « hommes-dieux » capables de sortir le peuple de sa léthargie, de libérer les puissances révolutionnaires dont il est porteur [7].
Mais cette rencontre effectivement surprenante entre révolte ouvrière et élitisme nietzschéen, désir de justice et refus de l’humanisme, haine de l’autorité et hiérarchisation des êtres, mouvements collectifs et mépris de la foule et de la masse, était sans doute trop improbable pour montrer qu’elle avait eu lieu. Comment, en effet, imaginer un seul instant que des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires puissent se reconnaître dans des textes qui n’hésitent pas à dénoncer violemment revendications sociales et grèves ouvrières, socialisme et anarchisme, et, à travers eux, tout mouvement collectif ou individuel prétendant lutter pour l’égalité et la justice sociale ? Comment supposer que des anarchistes et des syndicalistes puissent faire leurs des formulations où, contre les interprétations morales et populistes les plus convenues, Nietzsche prend sans cesse le parti des « forts » et des « maîtres » contre les « faibles » et les « esclaves », qui, selon lui et contre toute évidence, l’auraient (de tout temps ?) emporté sur les « maîtres » ? [8] Comment, face au caractère aveuglant de ses imprécations politiques, ne pas réduire à un étroit individualisme la solitude de Nietzsche et sa vision aristocratique du monde ?
Seul, sans doute, l’anarchisme d’alors aurait pu dire lui-même pourquoi autant d’ouvriers et de syndicalistes se sont reconnus aussitôt, et contre toute vraisemblance, dans les écrits et la personne de Nietzsche, en quoi celui-ci répétait à leurs yeux, autrement et avec une nouvelle intensité, l’Idée pratique et théorique inventée cinquante ans plus tôt par Proudhon et Bakounine, de quelle façon les uns et les autres – malgré de si nombreuses différences et incompatibilités apparentes – participaient d’un même mouvement de déconstruction des distinctions modernes – entre individu et collectif, théorie et pratique, dominants et dominés, etc. – au profit d’une nouvelle et commune perception de ce qui est. Ce ne fut pas le cas, pour trois principales raisons :
1.– La première, la plus précoce, tient aux écrits de Nietzsche et à l’histoire de leur première réception. Connus très tôt, ils ont fait l’objet de nombreux commentaires, en liaison avec la redécouverte de Stirner [9]. Mais cet accueil a été essentiellement d’ordre littéraire, esthétique et moral. Leur forme provocatrice et poétique se prêtait mal, dans un premier temps, à une lecture politique et philosophique. Et c’est seulement de façon relativement tardive, à partir de l’entre-deux guerres – au moment de l’effondrement des mouvements ouvriers libertaires, et avec les travaux de Jaspers, Löwith, Heidegger en Allemagne, par exemple, ou l’interprétation de Bataille en France – qu’une lecture philosophique devait voir le jour, une lecture capable de produire une interprétation plus large, et plus particulièrement de dépasser une approche strictement et immédiatement individualiste.
2.– La deuxième tient à l’histoire de l’anarchisme lui-même, à la façon dont il a pu exprimer son projet. Sans doute, rétrospectivement et comme le montre Claude Harmel, les principaux théoriciens, précurseurs ou fondateurs de l’anarchisme – Stirner, Proudhon, Dejacque, Cœurderoy, Bakounine – sont-ils infiniment plus proches de Nietzsche que de toute autre philosophie de leur temps [10]. Mais, forcément, ils ignoraient tout d’une œuvre encore à naître. À l’inverse, les intellectuels anarchistes ultérieurs – Kropotkine, Reclus ou Guillaume, par exemple – ont eu la possibilité de lire Nietzsche, et une analyse plus fine de leurs écrits et de leurs centres d’intérêt ne manquerait pas, par ailleurs, de montrer la façon dont, implicitement, ils lui font écho et s’inscrivent eux aussi dans une démarche et une perception communes de l’homme, de la nature et du monde. Mais géographes, éthologues ou pédagogues, ils n’avaient ni le souci ni les moyens de percevoir la dimension politique et théorique d’une pensée qui, par sa nouveauté et l’originalité de sa forme, échappait également, au même moment, à une philosophie professionnelle la plus à même, normalement, d’en expliciter le sens. Quant à l’anarchisme militant, autodidacte et éclectique qui devait suivre, trop souvent marqué (pour la France) par les pauvretés réductrices de l’école républicaine de Jules Ferry – cette école où, suivant la formule du syndicaliste Pierre Monatte, « en apprenant à lire le peuple avait désappris à penser » –, il devait durablement, y compris dans sa dimension la plus individualiste, s’en tenir à une vision étroitement rationaliste et scientiste, aussi éloignée de Nietzsche qu’elle l’était de Stirner, de Bakounine et de Proudhon, ou bien sûr des multiples mouvements de révolte et d’émancipation qui se développaient alors un peu partout dans le monde. Dans ces cercles restreints, l’anarchisme s’était peu à peu limité, et pour longtemps, à un idéal utopique et humanitaire, une morale politique sèche et aride, un projet doctrinaire, abstrait et intemporel, qu’il s’agissait seulement d’appliquer à soi-même et aux autres, à la façon des antiques et persistantes prescriptions morales, religieuses ou civiques, en privilégiant sans cesse l’explication, l’éducation, l’adhésion, la conformité idéologique et comportementale, et, plus tard, l’organisation ; sur le modèle des sectes et des partis religieux ou marxistes [11].
3.– À ces deux premières raisons de la difficulté de l’anarchisme à rendre compte de ses affinités de fait avec l’œuvre de Nietzsche, à dire ce qu’il était le seul à pouvoir dire, on peut joindre une troisième, plus tardive, qui tient cette fois aux massacres de masse du premier conflit mondial, à l’autodestruction physique et éthique qu’ils devaient produire, et, tout au long de l’entre-deux guerres, à la transformation en machines de mort (rouge et brune) des espérances émancipatrices. Incapables d’expliciter, théoriquement et politiquement, la façon dont ils avaient pu se reconnaître dans la violence nietzschéenne, dans le surhomme, les maîtres, les aristocrates, l’éternel retour, la volonté de puissance et, à travers eux, dans le jeu infini et émancipateur des compositions de forces et de volontés, les anarchistes se trouvaient de surcroît dépossédés des figures littéraires et esthétiques qui, dans leur nouveauté, avaient d’abord permis cette rencontre et cette reconnaissance. Transformées en slogans, en poses et en boursouflures de théâtre, rabattues sur la mise en scène et les trompettes des opéras de Wagner, rapportées à la multitude indifférenciée des tranchées, puis aux foules vociférantes et impuissantes des meetings et des manifestations de masse, les concepts et les personnages de Nietzsche n’étaient plus que des dépouilles mensongères, les drapeaux d’une logique de domination et d’autodestruction qui – fasciste ou nationale-socialiste – prétendait bien, contre le cynisme petit-bourgeois et non moins meurtrier du communisme russe, se substituer définitivement à la violence émancipatrice des mouvements ouvriers antérieurs, leur faire oublier comment et pourquoi cette violence émancipatrice avait été un jour possible.
C’est seulement beaucoup plus tard, avec le renouveau de la pensée libertaire de la fin du XXe siècle, qu’il est enfin devenu possible non seulement de libérer Nietzsche des détournements et des travestissement dont il avait été l’objet, mais surtout de comprendre la portée philosophique et émancipatrice de ses écrits et ainsi de saisir pourquoi, intuitivement, ils avaient pu aussitôt être compris par autant d’anarchistes et d’ouvriers révolutionnaires. Avec des auteurs comme Gilles Deleuze, Michel Foucault ou Sarah Kofman, par exemple, sur-homme, volonté de puissance ou éternel retour pouvaient de nouveau déployer leur force et répéter leur inspiration première, exprimer leur charge explosive et émancipatrice. Après les inventeurs de l’anarchisme et dans des termes très proches, il devenait enfin possible de comprendre comment la dimension individualiste de la pensée de Nietzsche ne prenait sens que dans une approche radicalement plurielle de la réalité, dans une appréhension des choses où, comme l’avait montré Proudhon, toute « personne est un groupe », un « composé de puissances », où tout groupe, tout collectif, aussi vaste ou éphémère qu’il puisse être, est également une « personne », un « moi », une subjectivité, une volonté. Là où, pour Nietzsche cette fois et comme l’explique Michel Haar, « toute force, toute énergie, quelle qu’elle soit, est volonté de puissance, dans le monde organique (pulsions, instincts, besoins), dans le monde psychique et moral (désirs, motivations, idéaux) et dans le monde inorganique lui-même dans la mesure où la vie n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance » [12]. Avec le renouveau de la pensée libertaire, l’affinité entre Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires cessait de dépendre de la seule et supposée originalité de quelques militants autodidactes et révoltés, ou du malentendu de formules mal comprises. Il n’était plus interdit de percevoir comment, au-delà de la fugacité de leur rencontre, cette affinité étonnante tenait à la nature historique d’une pensée et de mouvements émancipateurs que les situations et les événements de la fin du XXe siècle permettaient enfin de percevoir, de répéter et donc de comprendre.
La pensée de Nietzsche et le mouvement ouvrier libertaire
L’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire ont très peu théorisé leurs pratiques et, a fortiori, fait appel à des références philosophiques dont leurs militants étaient très éloignés. Mais malgré l’indifférence ou les incompréhensions qui les ont si longtemps accompagnés, ils ont laissé suffisamment de traces dans les archives officielles, ou sous la forme d’un grand nombre de paroles et de textes éclatés et circonstanciels (affiches, articles, brochures, proclamations, discours de meeting, motions de congrès), pour rendre perceptible ce que l’on ne voyait pas, pour entrer une nouvelle fois en résonance avec un Nietzsche redécouvert par ailleurs, pour faire écho, près d’un siècle plus tard, au sens que les événements présents donnaient à leur rencontre.
« Il faut protéger les forts contre les faibles », dit Nietzsche. C’est sans doute avec cette formule paradoxale, et en raison même du scandale qu’elle constitue pour l’humanisme et la vision « sociale » du monde, mais aussi et surtout en raison du paradoxe de son renversement (les « forts » sont vulnérables, ils doivent être protégés !), que l’on peut le mieux saisir où se joue l’affinité entre Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires, là où justement la distance semble la plus grande, le divorce le plus évident. On perçoit mieux aujourd’hui, et non sans de récurrentes polémiques, comment, pour Nietzsche, maîtres et esclaves constituent à la fois des types et des modes d’être plus ou moins fugitifs, applicables à un grand nombre de situations, et exigeant chaque fois et à chaque instant une grande finesse d’évaluation et d’interprétation. Pour Nietzsche, maîtres et esclaves ne sont que rarement où l’on croit les trouver ; et leur être ne doit rien aux signes, aux places, aux rôles et aux représentations qui prétendent habituellement les fixer et les travestir. Leur perception exige une appréciation, un jugement et un sens pratique aigus et subtils, toujours en éveil, capables de saisir la réalité sans cesse changeante des relations, des alliances et des affrontements, des équilibres et des compositions de forces, des révoltes et des hiérarchies qui les produisent et les transforment, dans telle ou telle situation, à propos de tel ou tel problème. Il est vrai cependant que, pour Nietzsche, le peuple, la foule et les masses, qu’il associe à la démocratie et à l’égalitarisme des urnes, sont une expression particulièrement éclatante de la figure négative et moderne de l’esclave, de la force du nombre, réactive et envieuse, le plus souvent soumise à la haine et au ressentiment. Mais comme la connaissance même la plus superficielle des mouvements libertaires permet de le percevoir, ce jugement politique et polémique non seulement n’a rien qui puisse choquer les anarchistes, mais fait directement écho à leur propre vision du monde et à leur façon de concevoir et de mettre en œuvre les relations humaines qu’ils souhaitent faire advenir. Cette rencontre et cette communauté de points de vue, qu’il convient maintenant d’établir, pourraient se formuler ainsi. Contrairement aux apparences, si les masses de la modernité, indifférentes et passives, soumises aux politiciens et trop souvent fascinées par les chefs charismatiques (de Mussolini à Mao Tsé-toung), relèvent indiscutablement de ce que Nietzsche appelle les « esclaves », les mouvements ouvriers dits anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires ou « d’action directe », comme d’ailleurs ce que la sociologie et l’histoire montrent des valeurs et du genre de vie des classes ou des milieux professionnels qui les ont vu naître, relèvent tout aussi indiscutablement du type des « maîtres » et des « aristocrates » tels que les conçoit Nietzsche. Pour étayer cette thèse, on pourrait multiplier les points de convergence ; du côté du proudhonisme et de Proudhon, bien sûr, dans la façon dont ce dernier pense la force et les faiblesses du « peuple » [13] ; mais aussi à travers l’approche historique et sociologique d’un certain nombre de secteurs professionnels ouvriers du XIXe et du XXe siècles, des valeurs qu’ils développent, de leur rapport au monde et aux autres ; ou encore, à propos des mouvements ouvriers dits anarcho-syndicalistes, des « minorités agissantes » si décriées, du mélange d’individualisme et d’action collective qui les caractérise, en passant par leur conception tout aussi mal comprise de la « grève » comme affirmation de la force et de la volonté ouvrières. Sans prétendre développer une analyse exhaustive, nous pouvons souligner ici trois grands points de convergence entre la pensée de Nietzsche et les mouvements ouvriers libertaires.
Le séparatisme et la lutte des classes
Rappelons rapidement un point important des positions nietzschéennes. Lorsque Nietzsche distingue les maîtres et les esclaves, c’est aussi une manière de s’opposer à Hegel, à sa façon d’unir dialectiquement les deux termes. Pour Nietzsche, l’antagonisme entre maîtres et esclaves n’est que l’effet second d’une différenciation première, ou (sinon) un simple point de vue d’esclave. Leurs relations n’ont rien de dialectique, dans un rapport où le principe actif serait du côté de la négation, de celui qui nie pour s’affirmer. Comment une affirmation pourrait-elle naître d’une négation, du néant ? Pour Nietzsche, il s’agit bien là d’une pensée d’esclave. Pour lui, il convient à l’inverse d’adopter le point de vue des maîtres (au sens qu’il donne à ce mot), de saisir comment ce qui les distingue des esclaves est justement une séparation, une différenciation. L’antagonisme entre les maîtres et les esclaves suppose d’abord un rapport de différenciation des maîtres, non comme une lutte qui relie et rattache, mais comme une séparation qui détache et distingue. Mais c’est justement ici, et de ce point de vue, que l’on peut comprendre pourquoi les mouvements ouvriers libertaires ont toujours été aussi radicalement étrangers au marxisme (une variante de l’hégélianisme) et de sa conception de la lutte des classes, dans la mesure même où ils obéissent au mouvement de différenciation des forts et des maîtres.
En effet, dans la conception anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire, et contrairement à ce que l’on affirme souvent, la classe ouvrière, considérée du point de vue de son émancipation, n’est pas d’abord ou principalement définie par la lutte des classes, par l’exploitation, l’oppression et la misère physique et morale que celles-ci ne manquent pas de provoquer ; avec tout leur cortège répugnant d’humanisme, de misérabilisme et de philanthropie intéressée. Sa puissance émancipatrice dépend essentiellement de sa capacité, historiquement et localement produite, à se constituer en force autonome, indépendante et affirmative, fondée sur la fierté et la dignité, et disposant de tous les services, de toutes les valeurs, de toutes les raisons et de toutes les institutions nécessaires à son indépendance, qui ne dépendent que d’elle et de ce qu’elle devient ainsi, de sa capacité à faire naître un autre monde. Cette conception n’est pas d’abord d’ordre théorique. Elle est l’expression d’un grand nombre d’attitudes et de pratiques effectives, prenant sens de leur convergence, de l’immédiateté et de l’évidence de ce qui les produit, comme le montre par exemple, pour la France, l’étude de la moindre Bourse du travail un peu conséquente [14]. Pour l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, la classe ouvrière doit d’abord faire sécession de façon radicale, ne plus rien avoir en commun avec le reste de la société, y compris et surtout avec tous ceux qui, « socialistes », « humanitaires » et « philanthropes », se penchent sur son sort et prétendent défendre et représenter ses intérêts. Dans le discours propre à cette composante libertaire du mouvement ouvrier, mais qui déborde largement des frontières idéologiques souvent incertaines, ce mouvement de différenciation porte le nom tout à fait limpide, d’un point de vue nietzschéen, de « séparatisme ouvrier ». Le mouvement ouvrier doit se « séparer » du reste de la société. Ce que Proudhon explique ainsi : « La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Faire scission, une scission légitime, est le seul moyen que nous ayons d’affirmer notre droit (...). Que la classe ouvrière, si elle se prend au sérieux, si elle poursuit autre chose qu’une fantaisie, se le tienne pour dit : il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle, et (...) qu’elle agisse désormais et exclusivement par elle-même et pour elle-même » [15].
Dans cette manière de voir, la lutte des classes n’est évidemment pas absente, mais elle n’a plus rien de dialectique, dans un rapport où « la société mourante » risque sans cesse d’entraîner les mouvements ouvriers dans une étreinte mortelle et anesthésiante, en les obligeant à accepter des règles communes de combat, à adopter des formes de luttes et de négociations appartenant à l’ordre qu’ils prétendent abolir. Pour les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes, la grève, expression privilégiée de la lutte des classes, est d’abord un acte fondateur intempestif et sans cesse répété, un « conflit » toujours singulier et circonstanciel, une déchirure du temps, une rupture des liens et des entraves antérieurs qui, à travers la multitude des conflits partiels et son mouvement même, contribue de façon décisive à transformer l’être de l’ouvrier [16]. Elle est la façon dont les ouvriers « s’éduquent », « s’aguerrissent » et se préparent à des « mouvements » de plus en plus « généraux », jusqu’à l’explosion finale de la grève générale [17]. Dans cette répétition incessante de la grève, les organisations ouvrières ne manquent pas de se donner des objectifs immédiats, de passer des accords. Mais ces objectifs sont toujours secondaires et ces accords toujours provisoires. Pour ce qui les constitue comme forces révolutionnaires, les mouvements ouvriers ne visent à aucun compromis raisonnable parce que défini par le cadre où il est passé, à aucune « satisfaction » qui viendrait de l’ordre économique et social dont ils l’obtiennent, qui dépendrait de ce qu’il peut lui-même. Même et surtout lorsqu’ils signent des conventions, les ouvriers ne sont pas en situation de demande. Ils se contentent d’obtenir une partie de leur « droit », provisoirement, en attendant de l’obtenir tout entier, librement, sans autres « répondants » qu’eux-mêmes [18]. Si les ouvriers ne demandent rien, c’est parce qu’ils n’éprouvent aucune envie pour le vieux monde qu’ils méprisent et qu’ils ignorent. Leur révolte est une pure affirmation des forces et du mouvement qui les constituent, et c’est seulement de façon dérivée qu’ils sont contraints de combattre les forces réactives et réactionnaires qui s’opposent à cette affirmation. Ils ne demandent rien à personne, mais tout à eux-mêmes, à leur capacité à exprimer et à développer la puissance dont ils sont porteurs. Leur rapport avec le monde extérieur est un triple rapport, de sélection, de prétention (au sens premier et physique du terme) et de recomposition de ce qui est :
1.– Une sélection, dans l’ordre existant, à partir de ce qui le constitue, des moyens nécessaires à l’affirmation de cette puissance nouvelle ;
2.– La prétention d’occuper un jour la totalité de l’espace social, à travers une transformation radicale de l’ordre bourgeois comme valeurs, morale, système économique et politique ;
3.– Une recomposition nouvelle de la totalité de ce qui est.
Ce triple mouvement de sélection, de prétention et de recomposition, Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT française de 1901 à 1910, le formule ainsi : « La classe ouvrière ne devant rien attendre de ses dirigeants et de ses maîtres, niant leur droit de gouverner, poursuivant la fin de leur règne et de leur domination, s’organise, se groupe, se donne des associations, fixe les conditions de leur développement et, par elles, étudie, réfléchit, travaille à préparer et à établir la somme des garanties et des droits à conquérir, puis arrête les moyens d’assurer cette conquête en les empruntant au milieu social, en utilisant les modes d’activité que ce milieu social porte en lui, en rejetant tout ce qui tend à faire du travailleur un asservi et un gouverné, en restant toujours le maître de ses actes et de ses actions et l’arbitre de ses destinées. » [19]
D’une autre façon, on retrouve ainsi, dans cette volonté de sécession et de recomposition de ce qui est, la démarche de Nietzsche, perceptible dès Zarathoustra et plus tard dans sa volonté de renverser les valeurs (non au sens de les retourner en leur contraire mais au sens d’une destruction des tables de la loi), de couper l’histoire en deux et d’instaurer un monde entièrement nouveau. Comme chez Nietzsche, le projet libertaire, affirmatif et différentiel, s’inscrit dans une démarche de type messianique que l’on retrouve un peu partout dans les sociétés en voie d’industrialisation, de l’anarchisme espagnol au messianisme libertaire de la pensée juive d’Europe centrale que décrit Michael Löwy [20]. Le thème de la grève générale, ou de son expression populaire du « Grand Soir », illustre bien cette conception radicale de la lutte révolutionnaire du mouvement ouvrier libertaire. Avec la grève « générale » qui donne son sens à la répétition des grèves « partielles », la classe ouvrière arrête tout, en se croisant les bras. Comme les trompettes de Jéricho, c’est sa façon à elle de faire tomber les murailles de l’ordre existant, en montrant la force immense des travailleurs. Dans cette conception de la Révolution, la classe ouvrière n’a effectivement rien à demander, rien à dire à qui que ce soit d’autre puisqu’elle prétend être tout et, surtout, quelque chose d’entièrement nouveau que personne ne peut lui donner puisque c’est elle qui l’apporte [21].
Le fédéralisme
Autre point de rencontre entre Nietzsche et le mouvement ouvrier libertaire : le fédéralisme. Affirmative, la démarche de Nietzsche est forcément « multiple », car « il appartient essentiellement à l’affirmation d’être elle-même multiple, pluraliste, et à la négation d’être une, ou lourdement moniste » [22]. La « volonté de puissance » nietzschéenne ne désigne pas une force unifiée, ni un principe central d’où tout émanerait [23]. Comme le montre Michel Haar, elle renvoie « à une pluralité latente de pulsions, ou à des complexes de forces en train de s’unir ou de se repousser, de s’associer ou de se dissocier » [24]). En se déterminant, la volonté de puissance tend à unir et hiérarchiser les multiples forces du chaos. Elle ne les détruit pas, ne les réduit pas, ne résout pas leur différence ou leurs antagonismes à la façon de la dialectique hégélienne. « Affirmative et forte, la volonté de puissance assumera la variété, la différence et la pluralité. » [25] Cette conception de la volonté de puissance est particulièrement éclairante pour comprendre les formes qu’ont revêtues les mouvements ouvriers de type anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire.
En effet, ce serait commettre un grossier contresens que d’interpréter sur le registre anachronique d’une conception totalitaire la prétention du syndicalisme révolutionnaire à « se suffire à lui-même », à n’attendre de personne d’autre le soin d’assurer l’avènement d’un monde nouveau dont il estime être seul porteur. Cette prétention est étroitement liée au fédéralisme social et ouvrier. Si le syndicalisme prétend être tout, c’est parce qu’il est multiple, infiniment multiple et différent dans ses composantes. « L’autre », il le porte en lui-même, et la « différence », aussi radicale qu’elle puisse être, il l’expérimente dans le mouvement même qui le conduit à prétendre occuper toute la réalité sociale. C’est en ce sens, entre autres, que le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme sont proudhoniens. Proudhon n’est pas seulement le théoricien socialiste qui insiste le plus sur la nécessité pour les différentes composantes de la classe ouvrière de s’autonomiser radicalement du reste de la société (séparatisme). Il est sans doute le seul à penser la pluralité des forces qui composent la classe ouvrière, à concevoir celle-ci comme une réalité multiple. Contrairement à Marx, Proudhon parle le plus souvent « des » classes ouvrières et non de « la » classe ouvrière ou « du » prolétariat. Alors que, pour Marx, la classe ouvrière n’est que le moment abstrait, parce qu’instrumentalisé, d’une raison à l’œuvre dans l’histoire, pour Proudhon, les forces ouvrières sont toujours des forces concrètes et vivantes, différentes et en devenir, qui peuvent toujours disparaître et resurgir sous d’autres formes, changer de nature, se faire absorber, dominer d’autres forces ou être dominées par elles, dans un mouvement incessant de transformation où rien n’est jamais définitif. Dans la conception du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme, la « classe ouvrière organisée » est un effet de composition, une « résultante » disait Proudhon [26], une composition instable de forces multiples, diverses et autonomes, voire contradictoires, qui se reconnaissent comme nécessaires les unes aux autres pour donner naissance à un monde nouveau.
On a souvent mal compris pourquoi le syndicalisme révolutionnaire tenait tant, dans les votes, à ce que chaque syndicat ait la même représentation, quelle que soit le nombre de ses adhérents. La tactique procédurière et subalterne, au sein des congrès, n’était sans doute pas absente de cette exigence. Mais cette dernière renvoyait surtout à une conception révolutionnaire plus fondamentale, une conception qualitative et non quantitative, différentielle et non abstraite ou générale de la réalité. Extrêmement divers, suivant les régions et les pays, le développement et le fonctionnement des mouvements ouvriers dits d’action directe correspondent tout à fait aux analyses de Proudhon et de Nietzsche sur les modalités d’affirmation de la « puissance » (Proudhon) ou de la « volonté de puissance » (Nietzsche). En effet, et pour ne s’en tenir qu’aux expériences singulières du mouvement ouvrier français (en particulier dans le cadre des Bourses du travail), le fédéralisme ouvrier se caractérise toujours par l’union conflictuelle de forces extrêmement diverses, trop précieuses dans leur singularité pour que le point de vue d’une seule d’entre elles soit écrasé par la loi du nombre, par la fausse évaluation de la quantité et de la mesure. Associations de mineurs, de musiciens, d’ébénistes, de typographes, de charpentiers, « d’hommes de peine », de plombiers-zingueurs, etc., autant de types de groupements ouvriers porteurs d’un mode d’être singulier, autant de forces spécifiques luttant pour s’unir et s’affirmer dans une force plus vaste qui tire elle-même toute sa puissance de ce qui la constitue ainsi comme combinaison de forces distinctes.
Diverses, les formes syndicales ne le sont pas seulement les unes par rapport aux autres, entre branches d’activité et fédérations de métiers ou d’industrie, par exemple (mines, métallurgie, musique, services postaux, etc.), ou à l’intérieur d’une branche industrielle donnée [27]. Chaque force constitutive du mouvement ouvrier comme puissance plus grande est elle-même une composition de forces tout aussi multiples et singulières : géographie des lieux où elle se déploie, modalités d’organisation, types de militants, nombre d’adhérents, rythmes et modalités de fonctionnement, liens avec le reste de la profession, part relative des syndiqués, nature des savoir-faire professionnels, types d’outillage, types d’entreprise, d’organisation du travail, origines de la main-d’œuvre, etc. Chaque organisation de base d’une fédération locale ou d’une Bourse du travail (qui n’en admet qu’une seule par type) n’est pas seulement une force spécifique, différente de toutes les autres. Elle est elle-même la « résultante » toujours en déséquilibre, d’une part, d’une composition et d’une sélection de forces tout aussi autonomes, qui peuvent, à des degrés divers, dans le jeu des relations au sein de la Bourse du travail, se composer (ou s’opposer) directement avec d’autres composantes ou composés de composantes de cette Bourse ; d’autre part, de forces à la fois sociales et techniques, humaines et non humaines, symboliques et matérielles, qu’avec Bruno Latour on pourrait qualifier d’ « hybrides » [28], et qui brouillent sans cesse la fausse opposition entre nature et culture, monde et société, dans un rapport au monde où le moindre regroupement, parce qu’il fait chaque fois appel pour exister à la totalité du réel, est constitutif, comme le dit Proudhon, d’une « société particulière », là où, suivant la formule de Nietzsche, « le moindre détail implique le tout » [29].
Au plus près de Nietzsche et de Leibniz, en effet, une des caractéristiques essentielles des mouvements libertaires réside ainsi dans leur capacité à permettre à toutes les forces qui les constituent de prétendre elles aussi se suffire à elles-mêmes, posséder, sous un certain point de vue, la totalité de ce qui est et fonder ainsi leur droit absolu à l’autonomie. C’est à cette condition (ontologique) que toutes les forces constitutives des mouvements ouvriers (individus, sections techniques, syndicats, unions locales, etc.) sont en droit de s’exprimer, de s’affirmer et - de façon radicalement égalitaire, quels que soient leur nature et leur poids - de chercher sans cesse à évaluer le sens de leur association, d’expérimenter et de lutter entre elles pour déterminer la hiérarchie des valeurs dont leur composition est porteuse. D’où, négativement, c’est-à-dire de l’extérieur, ce sentiment de chaos, de conflits, et de volte-face continuelles que provoque l’examen des archives policières et des traces laissées par la moindre association ouvrière un peu conséquente. Dans une Bourse du travail comme celle de la ville de Saint-Etienne, par exemple, tout est objet de discussions, de conflits, de paradoxes, de scissions et de réconciliations, d’affirmations différentielles. À propos des problèmes les plus graves, la question de la guerre et de l’Union sacrée en 1915 par exemple. Mais aussi des problèmes apparemment les plus futiles, comme en 1902, lorsque le conseil d’administration discute longuement, et de façon très disputée, du droit d’un des secrétaires de la Bourse – surpris en train d’embrasser la concierge – à se livrer ou non à ses penchants amoureux [30]. D’où également, pour les associations ouvrières à caractère libertaire, cette impression de chaos, d’agitation, de tensions et de conflits, de renversements imprévus et continuels des points de vue exprimés, ou encore, sur le terrain du droit, la grande difficulté des accords, des pactes et des règlements à fixer ou à réguler, la multiplicité et le changement incessant des rapports qui les constituent à un moment donné, en obligeant, par exemple, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, la Bourse du travail de Saint-Étienne, à repousser de semaine en semaine, pendant plus de deux ans, l’impression de son nouveau règlement intérieur, récusé et modifié avant même qu’une version n’ait eu le temps d’arriver à l’imprimerie [31].
L’action directe
Pour l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, les forces ouvrières doivent toujours agir directement, sans intermédiaires, sans « représentants » et sans « représentation ». La notion de représentation doit être entendue ici en son sens le plus large. En effet, du point de vue libertaire, il ne s’agit pas seulement de refuser la représentation politique, mais toute forme de représentation – sociale, symbolique ou scientifique – perçue comme forcément abstraite et manipulatrice, distincte des forces au nom de qui elle parle, qu’elle ordonne et hiérarchise, qu’elle s’approprie et coupe de ce qu’elles peuvent. C’est ainsi que l’on peut comprendre une autre dimension des mouvements ouvriers libertaires, souvent déroutante parce que, apparemment, contradictoire : leur anti-intellectualisme. Férus de culture, de lectures, de sciences et de savoirs, les militants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires, parce qu’ils estiment (avec Proudhon) que « l’idée naît de l’action et non l’action de la réflexion » [32], tendent sans cesse à refuser toute mise en forme théorique ou scientifique qui, de l’extérieur, à partir de ses propres raisons d’être et de façon logique et unifiée, prétendrait dire (ou redire à leur place) ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Comme le montre le moindre catalogue des bibliothèques ouvrières ou encore les suppléments littéraires publiés, au tournant du XIXe et du XXe siècle, par une revue comme Les Temps nouveaux, le caractère éclaté des ouvrages réunis ou utilisés, l’absence de préjugés sur l’origine des auteurs et des courants de pensée dont ils sont issus, l’hétérogénéité des domaines abordés (technique, littérature, philosophie, politique) ne renvoient pas seulement à l’éclectisme autodidacte et confus dont on crédite trop souvent la culture des militants anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires. Analogue à la diversité des identités professionnelles et des formes qu’elles peuvent prendre à l’intérieur des différents mouvements ouvriers existant à tel ou tel moment, dans tel ou tel lieu et dans telle ou telle situation, le caractère hétérogène et éclaté de la culture militante ouvrière, comme la diversité interne et externe des mouvements où elle prend sens, ne manque jamais, sous l’à-peu-près apparent de ses tâtonnements et de ses expérimentations, d’opérer une sélection exigeante que l’on ne peut réduire aux seules et grossières références au camp républicain, aux apprentissages de l’école primaire ou aux thèmes les plus visibles de la pensée libertaire [33]. Et c’est bien en ce sens que modalités de la culture ouvrière révolutionnaire et modalités du déploiement des mouvements ouvriers peuvent non seulement – en abîme, du plus grand au plus petit – se répondre et se répéter, mais aussi se reconnaître, autrement mais avec la même évidence, dans la forme et le contenu de l’œuvre de Proudhon ou de Nietzsche, par exemple, qui chacune à sa façon ne manque pas d’être également taxée d’hétérogénéité, de palinodies et de contradictions insurmontables, propres à décourager toute volonté de mise en ordre univoque et logique.
En effet, dans la façon dont les pratiques ouvrières refusent toute extériorité formalisée ou symbolique, tout représentant (politique, langagier ou scientifique) prétendant dire et ordonner ce qu’elles sont et ce qu’elles font, dans leur volonté de traiter de la même manière formes et contenus, luttes et organisations, pensée et action, récits et événements, littératures et passages à l’acte, ces pratiques sont homologues, non seulement avec la forme des écrits de Nietzsche, mais aussi avec ce qu’ils disent, avec la pensée que cette forme exprime, et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe ici, avec la critique nietzschéenne de l’État, de l’Église ou de la Connaissance. À travers Nietzsche, les pratiques des mouvements ouvriers libertaires peuvent mettre à jour une nouvelle fois le caractère « réactif » de la science, de la religion et du politique, leur capacité à « séparer les forces actives de ce qu’elles peuvent », à les rendre impuissantes, à les nier en tant que telles en les asservissant à d’autres fins [34]. C’est vrai de la science ou de la connaissance qui, de « simple moyen subordonné à la vie (...) s’est érigée en fin, en juge, en instance suprême » [35]. Mais c’est également vrai de la politique et de la religion, des États et des Églises, ces autres façons de fixer et de représenter les forces actives pour mieux les asservir à un agencement réactif mensonger. « État, de tous les monstres froids ainsi se nomme le plus froid et c’est avec froideur aussi qu’il ment et suinte de sa bouche ce mensonge : “Moi l’État, je suis le peuple”. » « L’État (...) est un chien hypocrite (...) il aime discourir - pour faire croire que sort sa voix (...) du ventre des choses. » Quant à l’Église, « c’est une espèce d’État et c’est la plus mensongère » [36]. Science, Église, État, il s’agit toujours d’asservir le réel au mensonge des signes et de la représentation, le « mouvement » à la « substance », les forces actives aux forces réactives [37]. Comme le dit Deleuze à propos du caractère hégélien et utilitariste des sciences de l’homme : « (...) dans ce rapport abstrait quel qu’il soit, on est toujours amené à remplacer les activités réelles (créer, parler, aimer, etc.), par le point de vue d’un tiers sur ces activités : on confond l’essence de l’activité avec le bénéfice d’un tiers, dont on prétend qu’il doit en tirer profit ou qu’il a le droit d’en recueillir les effets (Dieu, l’esprit objectif, l’humanité, la culture, ou même le prolétariat) » [38]. Allusive chez Deleuze, mais virulente chez Nietzsche lui-même (dans sa critique du socialisme et de l’anarchisme), cette référence au caractère mystificateur du « prolétariat » ou de la « classe ouvrière » n’a rien (de ce point de vue tout du moins) qui puisse surprendre un lecteur de Proudhon et, avec lui, les nombreux militants qui, dans le feu de l’action, ont essayé de penser l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire. Au contraire, pourrait-on dire, car d’une certaine façon et pour peu que l’on s’attache de manière moyennement attentive à ce que disent les uns et les autres, elle fournit justement, contre toute évidence apparente, une ultime indication de ce qui a pu les rapprocher.
Pour le Nietzsche de Deleuze, la « culture » est une « activité générique », une « préhistoire » de l’homme qui lui permet de « parler » et non plus de « répondre », d’être son propre « maître », son propre « droit », mais qui, historiquement, a été « capturée par des forces étrangères d’une toute autre nature » [39]. « À la place de l’activité générique, l’histoire nous présente des races, des peuples, des classes, des Églises et des États. Sur l’activité générique se greffent des organisations sociales, des associations, des communautés de caractère réactif, parasites qui viennent la recouvrir et l’absorber. » [40] Cette « activité générique », cette « activité de l’homme comme être générique » [41] que races, peuples, classes, Églises, États et autres formes individuantes et identitaires parviennent si bien à recouvrir et à absorber, Deleuze la rapporte ailleurs, de façon plus large et surtout beaucoup plus offensive, à ce qu’il appelle « l’être univoque ». « Puissance » irréductible aux formes sociales et aux individus qu’elle contribue à produire, « l’être univoque » « agit en eux comme principe transcendantal, comme principe plastique, anarchique et nomade, contemporain du processus d’individuation et qui n’est pas moins capable de dissoudre et de détruire les individus que de les constituer temporairement » [42]. Deleuze a raison de souligner la dimension « anarchique » de cette conception de l’être comme puissance, de penser « l’être univoque » sous le signe « plastique » d’une « anarchie des êtres », et, à la suite d’Artaud, d’une « anarchie couronnée », là où dans l’affirmation de son existence chaque être singulier est « l’égal » de tous, parce que « immédiatement présent à toutes choses, sans intermédiaire ni médiation » [43]. En effet, chez Proudhon, c’est presque dans des termes identiques que l’on retrouve cette distinction. D’un côté, il y a « l’action », origine de toute « idée » et de toute « réflexion » et qui revêt le double visage de la guerre et du travail : 1) la « guerre », sans qui l’homme « aurait perdu (...) sa faculté révolutionnaire » et réduit sa vie à une « communauté pure », à une « civilisation d’étable » [44] ; 2) le « travail », « force plastique de la société », « un et identique dans son plan » et « infini dans ses applications, comme la création elle-même » [45]. D’un autre côté, il y a l’appropriation des forces collectives et de la puissance d’action des êtres humains par une succession de formes d’individuations sociales se posant comme « absolu », une appropriation que Proudhon décrit ainsi : « Incarné dans la personne, l’absolu, avec une autocratie croissante, va se développer dans la race, dans la cité, la corporation, l’État, l’Église ; il s’établit roi de la collectivité humanitaire et de l’université des créatures. Parvenu à cette hauteur, l’absolu devient Dieu. » [46]
Mais cette opposition entre l’action, « force plastique » « infinie dans ses applications », et les multiples formes d’absolu qui cherchent à la fixer et à l’asservir, n’est propre ni à Nietzsche ni à Proudhon. On la retrouve de façon tout aussi tranchée sous la plume des leaders du syndicalisme révolutionnaire, dans des textes écrits pourtant à la va-vite et pour le plus grand nombre, et dans un contexte où toutes les raisons étaient apparemment réunies pour qu’ils magnifient et absolutisent la « classe ouvrière », le « prolétariat », le « syndicalisme ». Écoutons Victor Griffuelhes, lorsqu’il s’essaie à un exercice périlleux (du point de vue de Nietzsche et de Proudhon) : définir le « syndicalisme ». Que dit Griffuelhes ? « Le syndicalisme est le mouvement de la classe ouvrière qui veut parvenir à la pleine possession de ses droits sur l’usine et sur l’atelier ; il affirme que cette conquête en vue de réaliser l’émancipation du travail sera le produit de l’effort personnel et direct exercé par le travailleur. » [47] Phrase étonnante sous l’usure des mots et du regard, qui, en deux propositions, parvient à condenser un grand nombre de caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme sans jamais les asservir à une identité, une représentation ou une organisation. « Effort personnel et direct », « conquête », « émancipation », « affirmation », tension vers « la pleine possession de ses droits » : « l’activité générique » dont parlait Deleuze à propos de Nietzsche trouve ici un contenu et une formulation qui déterminent aussitôt la définition du syndicalisme. Pour Griffuelhes le syndicalisme n’est ni une chose, ni, a fortiori, un représentant ou une organisation (de la classe ouvrière en l’occurrence). Le syndicalisme, c’est un « mouvement », le « mouvement » de la classe ouvrière.
Sous la plume de Griffuelhes, cette formulation n’a rien de convenu, ni de machinal, comme le montre la suite immédiate du texte. De façon très proudhonienne (et toujours aussi étonnante), Griffuelhes enchaîne aussitôt, non sur le capitalisme, les patrons ou les bourgeois, contrepoint dialectique apparemment obligé des objectifs que se donne le syndicalisme, mais sur la question de « Dieu » et du « Pouvoir ». « À la confiance dans le Dieu du prêtre, à la confiance dans le Pouvoir des politiciens inculquées au prolétaire moderne, le syndicalisme substitue la confiance en soi, à l’action étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir, il substitue l’action directe (...). » [48]. Le mouvement de la classe ouvrière c’est d’abord, en préalable et en écho à ce que nous avons déjà dit sur le séparatisme ouvrier, la force qui permet de se mettre en mouvement, la « confiance en soi » opposée à la confiance envers une force autre, celle du Dieu des prêtres et du Pouvoir des politiciens. Mais le mouvement de la classe ouvrière c’est aussi « l’action directe » que Griffuelhes, de façon un peu obscure, oppose à un autre type d’action, une action « étiquetée tutélaire de Dieu et du Pouvoir », ou (autre signification possible) « étiquetée » parce que « tutélaire de Dieu et du Pouvoir », parce que soumise à leur ombre et à leur domination.
La suite est tout aussi intéressante. Pendant quatre paragraphes, Griffuelhes continue de dénoncer Dieu et l’Église, le Pouvoir et l’État. Et puis, brusquement, il s’interrompt, confronté à une difficulté apparemment mineure parce que concrète et pratique. Quelle doit être l’attitude du syndicalisme face aux « travailleurs imbus d’idées religieuses ou confiant dans la valeur réformatrice des dirigeants ? » [49] En d’autres termes, que faire des travailleurs étiquetés chrétiens ou réformistes ? Là encore une réponse évidente semble s’imposer, celle que popularisera l’hymne célèbre du Komintern : « Tu est un ouvrier, oui ? Viens avec nous, n’aie pas peur ! ». À l’identité et l’étiquette chrétiennes il faut opposer une autre identité et une autre étiquette, l’identité et l’étiquette ouvrière. Il faut faire valoir l’antériorité et la supériorité (du point de vue de l’histoire et des déterminations économiques) de la condition d’ouvrier. Pourtant Griffuelhes ne choisit pas cette réponse, évidente et rassurante,mais dans l’ordre passif des choses, des identités et des représentations. Mieux ou pire, il la refuse résolument comme contraire au but cherché et surtout à ce que peut le syndicalisme révolutionnaire. Si le syndicalisme n’a pas à repousser les ouvriers chrétiens et réformistes, ce n’est pas d’abord parce qu’ils sont « ouvriers », mais, au contraire ou de façon différente, parce qu’il convient de soigneusement distinguer entre « mouvement, action d’une part, classe ouvrière d’autre part » [50]. L’appartenance à la classe ouvrière ne garantit rien puisque, justement, des ouvriers peuvent être « chrétiens, ou « socialistes », puisque identités et étiquettes peuvent se superposer en cherchant seulement à imposer leur préséance, leur plus grande profondeur ou essentialité. La différence se joue ailleurs et autrement. Elle porte sur « l’action » et le « mouvement », seuls capables d’agir sur les choses et les étiquettes, de brouiller leurs repères et leurs limites, d’entraîner « ouvriers », « chrétiens », « socialistes », « anarchistes », mais aussi « maçons », « fondeurs » et « pâtissiers », ou encore « grecs », « allemands » et « espagnols », mais aussi « ouvriers », « employés », « intellectuels » ou « policiers » dans un processus qui se donne des objectifs autrement difficiles puisqu’il prétend transformer l’atelier, l’usine, les bureaux, les commissariats et la société tout entière. Et comme s’il fallait marteler cette idée essentielle - non seulement la supériorité du mouvement et de l’action propres au syndicalisme sur l’identité ouvrière et ses représentations, mais leur différence de nature -, Griffuelhes revient aussitôt à la charge : « Le syndicalisme, répétons-le, est le mouvement, l’action de la classe ouvrière ; il n’est pas la classe ouvrière elle-même. » [51]
Griffuelhes, dans ce texte, ne définit pas ce qu’il entend par « action directe », ce « mouvement » et cette « action » qui diffèrent si nettement de toutes les identités, qu’elles soient de classe, de métier, de nationalité ou de conviction religieuse. Mais un autre leader de la CGT, Émile Pouget, en donne une définition qui confirme en tout point l’affinité qui la lie à la « force plastique » de Proudhon et de Deleuze, à « l’être univoque » de Deleuze, à « l’activité générique » de Nietzsche. Qu’est-ce que l’action directe pour Pouget ? « L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. (...) Il n’y a (...) pas de forme spécifique à l’action directe. » [52] « Manifestation de la force et de la volonté ouvrière », l’action directe n’a pas de « forme spécifique ». Sa seule « matérialité » ce sont des « actes », aussi changeants que les « circonstances et le milieu ». À proprement parler, et comme « l’être univoque » de Deleuze ou « l’activité générique » de Nietzsche, elle est inassignable, doublement inassignable : spatialement, dans telle ou telle pratique, telle ou telle forme organisationnelle, tel ou tel groupe s’en réclamant ; mais du point de vue du temps également, en échappant à l’ordre et aux limites des horloges et des calendriers, des stratégies et des actions planifiées, des distinctions entre présent et avenir, entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Comme l’écrit encore Pouget : « La supériorité tactique de l’action directe est justement son incomparable plasticité ; les organisations que vivifie sa pratique n’ont garde de se confiner dans l’attente, en pose hiératique, de la transformation sociale. Elles vivifient l’heure qui passe avec toute la combativité possible, ne sacrifiant ni le présent à l’avenir, ni l’avenir au présent. » [ [53]
La mise en évidence d’une grande proximité entre Nietzsche et l’anarchisme n’est pas nouvelle. Dès 1906, Franz Overbeck, un ami intime de Nietzsche, pouvait expliquer comment ce dernier avait lu Stirner, et comment il en avait tiré une impression « forte et tout à fait singulière », confirmant ainsi la rencontre entre Nietzsche et la dimension la plus individualiste de l’anarchisme. Mais il pouvait également, de façon apparemment plus étonnante, souligner « la grande affinité » existant entre Nietzsche et Proudhon, dans la mesure même où « l’aristocratisme et l’antisocialisme » très particuliers du premier n’étaient en rien un « signe de divergence » avec le second dont « le démocratisme et le socialisme étaient eux-mêmes très particuliers » [54]. Sans doute aura-t-il fallu attendre la fin du XXe siècle pour que cette rencontre acquière sa véritable signification. Il aura fallu attendre que le nietzschéisme de Foucault ou de Deleuze, la relecture de Spinoza ou de Leibniz qu’il autorise, mais aussi la redécouverte de Tarde, de Simondon ou encore de Whitehead, mettent enfin à jour la signification et l’ampleur d’un projet politique et philosophique longtemps ignoré et méprisé, et qui, par ses implications pratiques et philosophiques, débordent largement les limites historiques de l’anarchisme proprement dit.
Daniel COLSON