■ Dans un texte publié en 2012 sur le site « Un autre futur », l’ami Pierre Bance écrivait : « De tous les philosophes en vue dans le mouvement social, Jacques Rancière est probablement le plus radical dans ses analyses politiques, le plus proche de l’idée libertaire, le plus sensible au projet communiste [1] ». On ne saurait dire si l’appréciation saurait gré à l’auteur de La Nuit des prolétaires et du Maître ignorant, mais il nous convient, pour ce qui nous concerne, d’insister sur l’intérêt majeur que nous accordons aux travaux de Rancière et de souligner la pertinence de ses analyses les plus récentes, notamment sur le mouvement des Gilets jaunes. Généraliste et synthétique, l’entretien qu’il a récemment accordé à la revue-site « Frustration » méritait, donc, pensons-nous, d’être repris ici. Pour les questions qu’il traite et les pistes qu’il ouvre.– À contretemps.
S’il y a bien un concept qui revient souvent dans vos écrits, c’est celui « d’égalité des intelligences ». Pouvez-vous le définir pour nos lectrices et lecteurs qui ne vous connaissent pas forcément ?
L’égalité des intelligences, c’est une idée qui a été avancée il y a près de deux siècles par le grand penseur de l’émancipation intellectuelle Joseph Jacotot, auquel j’ai consacré mon livre Le Maître ignorant. Cela ne veut pas dire que toutes les productions de toutes les intelligences se valent. Cela veut dire qu’il n’y a pas une forme supérieure et une forme inférieure d’intelligence. L’intelligence est fondamentalement la même dans toutes ses opérations. Ce n’est pas une vérité qu’il affirmait ainsi. C’était un principe qu’il demandait à chacun de prendre comme guide de son action, une hypothèse qu’il devait s’efforcer de vérifier. On parle, on écrit, on communique, on écoute, on répond dans l’idée qu’on s’adresse à des êtres égaux, des êtres capables de nous comprendre parce qu’ils sont pourvus de la même intelligence. Ça s’oppose radicalement à la vision dominante qui identifie la hiérarchie sociale au gouvernement des plus capables mais aussi à ces pédagogies de bonne volonté qui prétendent « réduire les inégalités » en prenant l’enfant ou le peuple par la main pour le conduire pas à pas vers l’égalité. Ces pédagogies reproduisent sans fin l’écart qu’elles prétendent combler. C’est pourquoi il appelait à un renversement radical : prendre l’égalité non pas comme un but à atteindre, mais comme un point de départ ; partir non de ce que les gens ne peuvent pas, mais de ce qu’ils peuvent.
Pourquoi la notion de « peuple » ne vous convient-elle pas ?
Ce n’est pas que ça ne me convient pas. C’est que c’est une notion faussement simple qui veut dire en fait des choses différentes et éventuellement contradictoires. C’est une population prise dans sa totalité et c’est une partie de cette population. C’est la classe exploitée dans son ensemble et c’est la partie de cette classe qui revendique le nom de peuple contre la classe dominante ou contre le pouvoir. C’est la force qui combat au nom des opprimés et c’est la « majorité silencieuse » qu’on oppose à cette minorité combattante. On fait toujours comme si le peuple c’était un grand corps collectif. Certains louent ses vertus de franchise et de bon sens. D’autres dénoncent son ignorance et sa brutalité. Mais ce gros corps populaire que les uns louent et que les autres dénoncent est un fantasme. Dans la réalité, il y a une multitude de manières d’être « le peuple » et d’agir comme « le peuple ».
Comment désigner ceux « d’en haut », qui détiennent le pouvoir politique, social et économique : les « élites », la « bourgeoisie » ?
Je crois que c’est encore le terme de classe dominante qui dit le mieux les choses. « Élite » est simplement un euphémisme par lequel cette classe se nomme elle-même, quitte à ce que ça devienne un terme péjoratif quand on dénonce la « distance » des élites par rapport au peuple. Mais les dominants ne sont pas du tout distants. Ils sont à nos côtés dans tous les moments de notre vie pour nous pressurer sous la loi du marché ou nous taper dessus si nous nous révoltons contre elle. Quant à « bourgeoisie », c’est un terme qui désignait jadis une classe possédant un dynamisme économique et social, des manières de vivre, tout un système de valeurs qui s’imposait comme modèle à la société. Mais aujourd’hui on a affaire à une simple classe de prédateurs. Ils dominent, c’est tout.
Vous-même, vous ne vous déclarez pas comme faisant partie d’une « élite intellectuelle ». Pour quelles raisons ?
Se déclarer « intellectuel », c’est s’inclure dans une catégorie de gens qui auraient pour spécialité de se servir de leur intelligence. Mais tout le monde se sert de son intelligence. On doit se définir par le type d’activité auquel on consacre son intelligence. J’ai été enseignant-chercheur. Je suis toujours chercheur, et j’ajouterais écrivain si ce mot n’était pas plus ou moins monopolisé par les auteurs de fictions. En revanche, se désigner simplement comme intellectuel, c’est se déclarer possesseur d’une intelligence différente des autres, supérieure aux autres. Pour moi, c’est la définition même de la bêtise : croire qu’on représente l’intelligence.
De ce fait, comment la bourgeoisie a-t-elle construit son sentiment de supériorité morale et intellectuelle ? La distinction entre savoir manuel et savoir intellectuel y participe-t-elle et, si oui, de quelle manière ?
Je ne sais pas si ceux qui règnent sur nous sont intimement convaincus de leur supériorité intellectuelle et morale. Ce sentiment de supériorité est plutôt quelque chose comme l’idéologie professionnelle des gouvernants et des possédants, celle qui leur permet de faire tourner la machine. Aujourd’hui, en effet, l’idéologie des détenteurs du pouvoir n’est plus liée à l’affirmation d’objectifs lointains et plus ou moins grandioses (révolution, « nouvelle société » ou autres). Elle se ramène à la conviction qu’ils font simplement ce qui est imposé par la nécessité objective (le fameux no alternative de Margaret Thatcher). C’est ça ce que j’appelle le consensus : non pas l’idée qu’il faut que tout le monde s’entende, mais l’idée qu’on est obligé de consentir parce que les choses sont comme elles sont et qu’il n’y a pas moyen de faire autrement. Cela implique bien sûr que ceux qui refusent cette loi du consensus soient regardés comme des êtres immatures qui ne voient pas la réalité globale des situations et suivent la loi de leurs désirs ou bien des idéaux utopiques.
Certains médias, nos gouvernants, des chercheurs en sciences sociales ou également des médecins assument faire de la « pédagogie », d’autant plus en cette période de crise sanitaire. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est la conséquence naturelle de ce qu’on vient de dire. Pour faire ce qu’ils font, les gouvernants ont besoin de penser qu’eux seuls voient la réalité objective et que la masse de leurs administrés ne la voient pas. Ils ont besoin de croire en l’inégalité des intelligences, donc à la tâche incombant aux gens éclairés d’instruire ceux qui ne le sont pas, ceux qui ne comprennent pas, ceux qui ont peur. Les médias doivent bien sûr aussi partager cette foi inégalitaire. Moins ils informent, plus ils doivent adopter la position de pédagogues, expliquer à leurs auditeurs ou lecteurs quelque chose qu’ils seraient incapables de comprendre sans eux. Et les sciences sociales nourrissent aussi cette foi inégalitaire. C’est un peu leur spécialité : montrer pourquoi les gens ne pensent pas et n’agissent pas comme ils devraient le faire en fonction de leur situation objective. Cette foi inégalitaire, qui cimente la classe dominante, s’est étalée au grand jour dans la gestion de la pandémie. Le gouvernement a d’emblée supposé que les gens n’allaient pas comprendre qu’il fallait porter des masques, faire des tests, se faire vacciner, etc. Il a fait traîner chaque étape au motif que les Français n’étaient pas prêts, qu’il fallait y aller doucement avec eux, leur expliquer patiemment. Ils ont perdu du temps et dépensé de l’argent à des campagnes pédagogiques débiles destinées à nous apprivoiser comme des petits enfants.
Une partie de la gauche également peut avoir parfois tendance à parler au nom des autres, d’une manière qui peut être particulièrement paternaliste, ou de s’approprier les luttes des premiers concernés. Comment l’expliquez-vous ?
La gauche a été très marquée par la politique des sciences sociales, qui est toujours fondée sur l’idée que les acteurs sociaux ne savent pas ce qu’ils font. C’était au cœur du marxisme : l’idée que les travailleurs sont dupés par l’idéologie bourgeoise ou petite-bourgeoise qui les empêche de comprendre leurs intérêts ou les conduisent à des révoltes spontanées, non scientifiques. Avec le déclin du marxisme, la sociologie universitaire a pris le relais. La gauche est toujours victime d’une conception sociologique de la politique : elle se demande toujours pourquoi les membres des classes laborieuses, qui sont la majorité sociologique, se laissent dominer par la minorité bourgeoise, pourquoi ils ne font pas la révolution ou, plus modestement, pourquoi ils ne votent pas tous à gauche. Ils en concluent toujours que c’est parce qu’ils ne comprennent pas leurs intérêts ou qu’ils ne comprennent pas la stratégie nécessaire pour mener la lutte. Et par conséquent, ils redoublent d’efforts stratégiques pour expliquer à ceux qui luttent qu’ils ne luttent pas de la bonne façon, pas contre le bon adversaire, etc.
Dans La Nuit des prolétaires (1981), vous vous êtes plongés dans les archives du XIXe siècle de paroles ouvrières tout à fait autonomes de personnes venant d’en haut pour les émanciper de leurs conditions. Comment l’autonomie de pensée de la classe laborieuse a-t-elle été niée et par quoi cela se traduirait-il aujourd’hui ? Le mouvement des Gilets jaunes en est-il l’un des exemples contemporains les plus marquants ?
Autonomie de pensée, ça ne veut pas dire que les ouvriers avaient une pensée qui était absolument propre à leur classe. Ça veut dire qu’ils étaient capables de penser comme les autres. Et cela, c’est ce qui est le plus difficile à faire admettre. Dans la pensée hiérarchique traditionnelle, il y avait, en bas, les gens qui travaillaient avec leurs mains et, en haut, ceux qui pensaient avec leur tête. La tradition progressiste moderne, elle, a célébré les travailleurs qui produisaient les richesses de la société et les combattants ouvriers qui se battaient contre l’exploitation. Mais elle ne voulait pas qu’ils fassent davantage que travailler et lutter. Quand ils se mettaient à penser, raisonner et écrire, non pas simplement comme représentants de leur classe mais comme détenteurs d’une intelligence égale à n’importe quelle autre, elle les dénonçait vite comme des petits-bourgeois infiltrés dans la classe ouvrière. Et, dans la tradition marxiste, c’était les savants qui devaient former la « conscience de classe » des ouvriers. On peut effectivement en voir un écho lointain dans le cas des Gilets jaunes. On a voulu leur donner une identité sociologique simple, en faire simplement les habitants des zones périurbaines qui protestaient contre l’augmentation du prix de l’essence à cause du rôle de la voiture dans leur travail et dans leur vie. Mais, sur le terrain, ils se sont montrés comme des gens qui avaient une vision globale de la société et de l’injustice sociale. Et ils ont employé des formes de lutte empruntées en partie à la tradition ouvrière militante, en partie aux mouvements étudiants et aux indignés de la jeunesse urbaine. Ils ont mis en œuvre une intelligence qui n’est celle d’aucune classe sociale particulière, cette intelligence qui se développe dans la pratique même de la lutte contre l’inégalité.
Seize ans après le référendum de 2005 où, malgré la victoire du « non » au projet de constitution européenne, Nicolas Sarkozy nous a imposé le traité de Lisbonne, notre classe dirigeante a-t-elle toujours La Haine de la démocratie (2005) ? Est-ce qu’elle s’exprime toujours de la même manière, ou a-t-elle évolué depuis ?
La haine de la démocratie, ce n’est pas simplement une haine visant des institutions, c’est une haine de l’égalité comme telle. Le référendum de 2005 a été un moment significatif de ce point de vue. Pas seulement à cause du résultat négatif, mais parce que ce vote négatif intervenait après un processus de discussion tout à fait inhabituel, où des citoyens ordinaires s’étaient montrés capables de réfléchir et d’argumenter sur des questions de droit constitutionnel qui sont censés être l’affaire des seuls spécialistes. Pour une fois, le processus électoral avait donné lieu à un réel processus démocratique. La classe politique et ses idéologues ont crié que le peuple électoral avait montré là son irréflexion, son incapacité à juger sur des questions sérieuses. Mais c’est tout le contraire : c’est cette capacité de n’importe qui à réfléchir sur ces questions qu’ils ont trouvé insupportable. Là-dessus, bien sûr, ils n’ont pas changé. Et la pandémie a évidemment été l’occasion de renforcer l’idée que seule l’intelligence gouvernementale, appuyée sur l’autorité des savants, était capable de s’occuper des affaires collectives.
À partir de l’élection de 2002 et l’arrivée au second tour de la présidentielle du Front national, une logique s’instaure : celle du « front républicain », c’est-à-dire de devoir faire barrage au Front national en votant pour un parti considéré comme « républicain ». Le quinquennat d’Emmanuel Macron étant particulièrement désastreux, ce front aurait moins de chance d’aboutir en 2022 si l’on a affaire une nouvelle fois à un duel Macron-Le Pen au second tour. Qu’en pensez-vous, est-ce justifié ? Vous disiez lors d’une interview à L’Obs, en 2017, que « choisir l’escroc pour éviter le facho, c’est mériter l’un et l’autre. Et se préparer à avoir les deux ».
Je le disais en référence à un mot d’ordre « de gauche » qui appelait, en 2002, à voter « escroc » (Chirac) et pas « facho » (Le Pen). C’était censé être la politique du moindre mal. Mais c’était en fait bien plus que cela : une étape décisive dans un processus par lequel les partis dits républicains sont devenus de plus en plus semblables à l’extrême droite sous prétexte de la combattre. Cette droite qui, en 2002, était présentée comme le rempart républicain contre Le Pen était déjà activement engagée dans un processus qui consistait à prendre elle-même des mesures racistes pour limiter l’influence du parti raciste. Ce mouvement n’a fait que s’accélérer depuis, mais aussi il n’a cessé de s’étendre vers les socialistes à la Valls et les « ni-droite ni-gauche » de la Macronie. Les « républicains » qui seraient censés faire rempart en 2022 contre l’extrême droite raciste sont en fait alignés sur ses positions quand ils ne les dépassent pas, comme on le voit aujourd’hui avec le reproche de mollesse fait à Marine Le Pen par notre ministre de l’Intérieur. L’idéologie élaborée par les intellectuels « républicains » a réussi le coup de génie de mobiliser les vieilles valeurs de gauche (l’instruction du peuple, la laïcité, l’égalité des sexes, la lutte contre l’antisémitisme) pour les retourner complètement et les mettre au service de la passion inégalitaire et du racisme le plus cru. Le « républicanisme » est ainsi devenu une extrême droite d’un type nouveau, une extrême de droite « de gauche ». Un front républicain contre Marine Le Pen ? Mais elle est 100% républicaine au sens que ce mot a pris aujourd’hui.
Volonté affichée de dissoudre l’UNEF du fait de réunions en non-mixité, luttes antiracistes désignées comme « séparatistes », « islamo-gauchisme » à l’université, polémiques islamophobes chaque semaine… Nos gouvernants, avec une politique directement inspirée par l’extrême droite, cherchent-ils à nous faire oublier les questions sociales, avec une misère qui s’amplifie de jour en jour, ou bien est-ce tout simplement la conséquence directe et la poursuite d’une forme de pensée coloniale très ancrée à l’encontre des populations issues de l’immigration et de leur émancipation par et pour elle-même ?
Il faut se défaire de la vision complotiste qui pense toujours que, si le pouvoir fait une chose, c’est pour en cacher une autre. Cette furieuse campagne idéologique ne cache rien. Elle est partie prenante d’un processus anti-démocratique d’ensemble qui vise deux choses en même temps : premièrement, ghettoïser davantage la partie la plus pauvre et la plus fragile de la population, la faire apparaître comme une population arriérée naturellement vouée au fanatisme et au terrorisme, pour produire la plus large adhésion contre elle ; deuxièmement, criminaliser toute lutte sociale et toute action en faveur des populations issues de l’immigration en la présentant comme auxiliaire de ce terrorisme. On ne peut pas se satisfaire de l’idée un peu trop simple que c’est seulement la politique coloniale qui continue. La dénonciation de l’ « islamo-gauchisme » est la dernière étape d’une campagne idéologique qui a accompagné le renforcement des inégalités en criminalisant, tour à tour, toutes les formes de lutte pour l’égalité : la Révolution française a été identifiée à la Terreur, les révolutions ouvrières ramenées au seul Goulag soviétique, les idéaux de la Résistance vus à travers le seul épisode des femmes tondues, l’antiracisme dénoncé comme « le totalitarisme du XXIe siècle », l’anticolonialisme transformé en « racisme anti-blanc » et le soutien au peuple palestinien opprimé identifié à la défense d’un Islam terroriste. Cette longue criminalisation de toute la tradition progressiste et révolutionnaire n’a pas été « inspirée par l’extrême droite ». Elle s’est développée au sein de la bourgeoisie « libérale » et d’une intelligentsia « républicaine » venue de la gauche et de l’extrême gauche. C’est elle qui a élaboré la forme modernisée de la vieille rengaine des nantis qui dit que toute lutte contre l’injustice sociale est condamnée à finir dans la terreur sanguinaire.
[Entretien réalisé par Selim Derkaoui et Nicolas Framont,
posté le 21 avril 2021 sur le site de « Frustration ».]