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Quelqu’un hurle en dedans…
Hommage à Bernard Noël, 1930-2021
Article mis en ligne le 29 avril 2021
dernière modification le 27 février 2022

par F.G.


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Ce fut la dernière prise de parole de Bernard Noël. Elle parut chez La Nerthe au cours de l’été 2020, sous la forme d’une conversation avec Michel Surya qui porte sur beaucoup de sujets – la littérature, souvent, mais aussi la révolution – et court sur vingt ans de correspondance électronique. Le livre est là désormais, sous les yeux de qui voudra s’y perdre. Sa couverture, jaune, sonne le rappel d’une actualité récente, qui fut la nôtre et qui, pour quelques-uns d’entre nous, nous traversa de part en part. Son titre – Sur le peu de révolution [1] – excède de trois lettres cette sorte de règle implicite de titraille à laquelle, tant bien que mal, tenta de s’en tenir Bernard Noël : quinze lettres suffisent pour écrire « sur un pli du temps ».

Le poète a mis les voiles le 13 avril de cette année 2021, alors que, de toutes parts, à l’occasion de son cent-cinquantième anniversaire, la Commune, sa Commune, faisait récit d’espoir vaincu et d’imaginaire triomphant. Pour ses cent ans, Bernard Noël nous avait livrés un fabuleux Dictionnaire de la Commune qui continue de faire, à mes yeux, référence incontournable [2].

Ce qui fait sens, et sens unique, dans ce Dictionnaire, c’est qu’il est œuvre de poète, et que le poète s’entend plus que l’historien pour percevoir ce qui, dans la fulgurance d’un temps révolutionnaire, dira toujours plus et autre chose que ce qu’en retient l’histoire objectivement glacée des révolutions fusillées. Ce plus, cette autre chose, c’est la trace, le sillage, le toujours atteignable, la part du rêve infiniment ré-enchanté. Chez Bernard Noël, cette Commune bat, déborde de vérité intérieure, devient métaphore, explose d’instants, ouvre le chantier de l’origine, celle dont il faut partir. Encore et toujours. La grandeur de ce Dictionnaire à nul autre pareil tient à sa conception même, à la liberté qui l’anime, à la vie qui s’en dégage, à son refus de faire dalle mortuaire de respect.

Si « la Commune n’est pas morte », c’est parce que, vaincue, elle a triomphé de tout : des horreurs qu’on a déversées sur elle, du lourd silence de l’histoire, des récupérations des commissaires politiques d’une moitié du monde dont le vrai fait d’arme aura été d’avoir détruit en son nom, et pour longtemps, l’idée même de communisme. L’esprit qui l’anima, c’est celui qui nous manque encore dans notre marche pour l’autonomie et la libre association des égaux que nous voulons et pouvons être.

C’est un peu ce que pointait Bernard Noël dans le dernier ouvrage cosigné par lui. À Michel Surya, il écrivait le 19 mars 2019 : « Le mouvement des Gilets jaunes est pour moi important parce qu’il ne veut pas de chefs, ce qui était enfin une réponse à la question que je me pose depuis la Commune : comment un contre-pouvoir peut-il prendre le pouvoir et demeurer un contre-pouvoir ? Question qui tourne à l’absurde, sauf que cette volonté de n’avoir pas de chef m’a fait comprendre que le politique recherche toujours le pouvoir et n’utilise le social que comme pansement, alors que le social ne veut que solidarité et partage… Ce qu’avait esquissé la « minorité » du conseil de la Commune. [3] » Et, le 28 septembre 2019, Bernard Noël précisait : « Une révolte inattendue et générale a surgi brusquement avec les manifestations des Gilets jaunes, qui reprennent chaque samedi. Le pouvoir a choisi d’y répondre par une répression qui a produit de très graves blessures et deux morts. Les Gilets jaunes ne réclament pourtant que des fins de mois un peu moins difficiles. L’étonnant est qu’ils n’ont pas de chefs même si les médias s’efforcent d’en susciter pour les mettre dans le schéma qui passe pour normal. Par contre leurs réunions sur des ronds-points devenus symboliques, et dont la police les a chassée, leur a permis de découvrir la chose humainement la plus précieuse, la solidarité. [4] »

S’il faut refaire histoire commune – et il le faut dans le domaine de l’émancipation sociale –, c’est à partir, non pas de bribes d’idéologies qui, transposées, pourraient encore servir, mais de l’idée d’un ressaisissement en bonne et due forme des anciennes pratiques nées des rêves qui la nourrirent : le rejet du pouvoir exclusif, l’instauration du mandat impératif, le contrôle des mandataires du peuple et le droit souverain de les révoquer. Qu’on appelle cela suppression ou dépérissement de l’État importe finalement peu. C’est ce que tenta la Commune, et c’est pourquoi l’État bourgeois la noya dans un tel bain de sang.

Dans l’histoire, « parfois danse, toute debout sur celui qui se tient debout, une lueur de souveraineté – tel un cri lumineux » [5]. Cette lueur, c’est la force du rêve retrouvé et éclairant une communauté humaine qui se met en mouvement pour ses droits. Dans le cas des Gilets jaunes, le premier droit exigible, non négociable, Bernard Noël avait raison de le rappeler, était celui de pouvoir finir le mois. On le leur reprocha beaucoup du côté des ventres pleins de la sainte famille de la critique critique pour qui l’histoire descend du ciel des idées radicales. « Pour vivre, disait au contraire Marx, il faut avant tout manger et boire, se loger, se vêtir et maintes choses encore. Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. [6] » Et se mettre en mouvement pour exiger son dû.

Bernard Noël le constatait encore se référant à la montée en puissance des luttes « pour la préservation de la vie humaine sur terre », « revendications économiques et revendications écologiques se croisent, les unes et les autres ne réclamant au fond que le minimum vital ». Et c’est sans doute là une vérité de ce temps : le besoin d’avant l’histoire nous reprend, besoin de signes, besoin de connivences, d’amitiés partagées pour sauver cette part de nous que l’économie n’a pas encore détruite. L’énigme est là, précisément là, dans la conjonction des forces qui nous animent et qui, toutes, tendent vers ce « minimum vital » qui, vu l’état du monde tel qu’il crève sous la folie marchande des prédateurs de l’Infini Marché, est objectivement révolutionnaire. Bernard Noël le dit ainsi : « La surprise pour le pouvoir est que ce minimum, qui ne formule qu’une exigence très modérée, soit en train de devenir révolutionnaire parce qu’il critique tout le système de production et de consommation qu’exige la primauté de l’économie. D’où que s’esquisse une situation paradoxale puisque, pour sauver son pouvoir, il faudrait que le pouvoir combatte ce qui le lui assure. [7] »

Dans un livre remarquable – La Castration mentale [8] –, recueillant divers essais déclinant sa notion de « sensure » et qui s’ouvre sur une « scène primitive » où des bourgeoises exaltées utilisent les épingles de leurs chapeaux pour crever les yeux des vaincus de la Commune, Bernard Noël dit écrire sous une « menace qui me fait entendre qu’aucune valeur ne peut la conjurer. Aucune. Que je m’exprime au nom de la gauche, au nom de la poésie, au nom de l’homme, je me fais rire moi-même. Tout est à rependre mais il n’y a pas d’assise, pas de point de vue, pas de trait d’union à partir desquels s’armer d’une certitude. Il n’y a de certain que la menace. [9] » C’est cette menace, précisément, qui nous oblige désormais à nous défaire des fausses consciences admises et des anciennes vérités d’évidence pour repenser le politique sur les bases les plus simples qui soient : le minimum vital pour tous, la vie bonne, le partage du commun, son auto-organisation. Comme les révolutionnaires anti-autoritaires du Conseil de la Commune, ceux qui formaient « minorité » contre sa « majorité » jacobino-blanquiste qui s’imagina revivre 1793. Ces « minoritaires », qui comptaient nombre de membres de l’Internationale avant tout préoccupés de mettre en œuvre les mesures sociales nécessaires à l’émancipation du peuple, avaient indéniablement toute la sympathie de Bernard Noël : « On s’accorde à reconnaître, écrit-il sobrement dans son Dictionnaire, que l’intelligence était du côté de la minorité, ainsi que le socialisme. [10] »

À vrai dire, les historiens firent peu de cas – ou cas discret – du Dictionnaire de Bernard Noël. Sa démarche contrariait sans doute par trop leur parti-pris d’expertise et leur savoir codifié. Trop mouvant pour eux, trop palpitant de fidélité aux idéaux communeux, trop engagé aussi à déborder le strict champ de l’histoire morte ou muséifiée – ce qui revient au même. On ne croit pas se tromper non plus en avançant l’idée que nombre de lecteurs de Bernard Noël et de son immense œuvre de poète et d’écrivain [11] considérèrent son Dictionnaire comme une sorte d’objet volant non indentifiable sur le plan esthétique. Comme quoi, chez leurs gardiens ou leurs adeptes, les frontières tiennent par les deux bouts dans un même refus de la transversalité. Pour Bernard Noël, c’était exactement le contraire : aucune écriture ne contredisait l’autre puisqu’aucune n’était soumise, sous sa plume, à un quelconque régime de continuité. Ni temporel ni spatial.

Et puis il y avait le Bernard Noël homme de paroles et de silences – des « silences à couper au couteau », disait l’ami Georges Perros. Entre eux deux, il existe une correspondance [12] qui, pour moi, est sans doute l’une des plus belles qui soit. Elle court sur dix-sept ans, avec des interruptions. Une « éclaircie qui dure », disait Bernard Noël de l’amitié. Ce qui rassemble ces deux hommes, c’est d’abord une pudeur partagée. Un même goût pour la solitude, pour la méditation, pour la fugue aussi. Il faut laisser le temps pour que les mots viennent, les mots qui disent, les mots qui engagent. « Ici, écrit Bernard le 18 décembre 1960, toute tentative ne peut avoir qu’un caractère désespéré, que ressembler à un cri vite recouvert par la marée toujours montante de la médiocrité. » Le 2 février suivant, Georges lui répond : « Ici, j’ai la mer, une sorte de béquille qui renouvelle un bail. Je n’y vais pas, elle est là, très suffisant. […] Nous sommes de trop, n’en doutons pas. » Le 18 mars 1968, Georges écrit : « En gros, je ne pense plus rien des hommes. Voilà ce que j’appelle le rien. » Le 26 mars, Bernard lui répond : « Il faut changer la vie, pas les hommes. » Deux ans après la mort de son ami, Bernard Noël publia un texte : « Avec Georges Perros ». On peut y lire cette phrase : « L’insaisissable est l’ordinaire de la vie. Ce que je sais de Georges n’affirme que sa mort ; par contre, ce que je ne sais pas, et c’est presque tout, me permet de penser à lui comme s’il allait encore me faire signe de loin. Et j’aime ce lointain où, étant seuls chacun de notre côté, comme des morts, nous ne cessons pas de nous écrire… [13] »

De Bernard Noël disparu, il reste ses mots, leur rigueur, leur incomparable exigence, et plus que jamais vivante cette idée porteuse qui fut la sienne : l’écriture doit être intimement liée, dans l’obscur ou la clarté, au projet d’émancipation. Contre la pesanteur des temps, contre la « sensure », contre l’oubli, contre la bienséance, contre les impasses de l’histoire. Avec les êtres qui, chacun à leur manière, résistent au « pouvoir [qui] change de nom, mais jamais de volonté ni de nature » [[La Castration mentale, op. cit., p. 96.] et cherchent la voie de sortie d’un monde invivable.

Freddy GOMEZ

LECTURES

« La vie quotidienne sous la Commune » : un entretien de Bernard Noël avec Harold Portnoy diffusé sur France Culture, à l’occasion de la première édition du Dictionnaire de la Commune, le 26 mai 1971.

Entretien de Bernard Noël avec Joël Delon et Frédéric Miler pour Solidaritat, revue de Solidaires 30 – n° 4, printemps 2014 –, à l’occasion de la troisième édition du Dictionnaire de la Commune.


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