La guerre picrocholine ayant opposé, sur les plateaux du spectacle, les défenseurs de la « non-mixité » pratiquée dans certaines assemblées d’un syndicat étudiant aux contempteurs vociférant contre le crime qu’elle constituerait contre les valeurs sacrées d’une nation en proie au séparatisme, aurait de quoi justifier, dans mon cas, la réplique d’un ex-président qui aimait la tête de veau : « Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre ». Et c’est vrai que les envolées lyriques des panouilles vibrionnantes de C-News me concernent presque autant que le sort de l’UNEF, accusée d’être devenue un repaire de séparatistes. Ce qui, en revanche, m’intéresse, c’est que les « arguments » des censeurs soient si pauvres en contenu – et, au-delà, qu’ils en disent autant sur l’extrême misère en matière d’histoire des éditorialistes des chaînes-égouts d’information en continu. On me dira qu’il est rare de trouver des diamants dans la fange, et ce sera partiellement vrai, car cet affadissement de la connaissance historique va bien au-delà des succursales de la gerbe en images. Il suffit, pour s’en convaincre, de se brancher sur une matinale de France-Culture. On y constatera que, là aussi, le journaliste moyen de ce haut lieu de culture a des rapports très lâches à l’histoire quand sa mission, qu’il révère et pour laquelle on le salarie, consiste à puiser au passé pour éclairer le présent. Quand l’ignorance a atteint un certain seuil de contagion, la déconstruction et le relativisme offrent au savant crétin cet avantage de le dédouaner par avance au nom d’un principe désormais admis comme supérieur : les faits importent peu puisqu’ils sont, comme l’histoire, le résultat de constructions.
Ainsi, on a atteint sur cette question de la « non-mixité », des sommets d’indigence. En pour et en contre, les spéculations indignées qu’elle suscite, relèvent de la plus stricte morale de patronage. Privés d’histoire, les pantins qui s’agitent sur la scène médiatico-politique de ces temps d’ignorance dévident leurs improvisations dans un parfait désert de références. Il aura fallu qu’une ancienne du MLF, blanchie sous le harnais mais la mémoire vive, leur rappelle que la « non-mixité » fut pratique – ou méthode – courante dans le féminisme post-soixante-huitard pour que, d’un seul coup, se tarisse le flux. Jusqu’à ce qu’il s’épuise de lui-même avant que n’en surgisse un autre, tout aussi déshistoricisé. Il suffit d’attendre : ça vient toujours, avec les mêmes effets. Car le temps des commentateurs, celui qu’ils habitent et où ils se meuvent, n’est qu’un temps qui se décline au présent, un temps sans rapport au passé, un temps privé d’histoire où tout devrait être nouveau ou pris pour tel. On avancera l’hypothèse que, dans ce cas, le défaut d’histoire a beaucoup à voir avec les effets conjugués d’une doxa néo-libérale dont le culte du présent perpétuel s’arrime à l’idée absurde de la fin de l’histoire et ceux d’une doxa postmoderne qui s’évertue à faire de ce présent le lieu d’excellence d’une déconstruction systématique de ce qui rendait possible l’élaboration d’une perspective historique pouvant faire sens commun en puisant au riche passé du projet d’émancipation. D’où l’addiction du journalisme contemporain, et plus largement de la culture d’époque, son « épistémé », pour tout ce qui se parerait, comme la « non-mixité », de l’attrait de la (fausse) nouveauté. Et, corollairement, son incapacité à opérer le moindre détour vers un passé récent qui lui prouverait que cette nouveauté n’en est pas une, et donc que le vrai faux débat qu’il organise répond à d’autres enjeux qu’il ne décèle pas davantage que cette ignorance doublée de suffisance qui fait sa marque de fabrique. Si l’on admet, en parallèle, que les adeptes de la post-non-mixité ont souvent tendance à transformer en brevet du politiquement correct de leur temps une méthode qui ne fut dans le passé, insistons sur ce point, qu’une manière de faire pour que s’expriment en confiance, et dans un combat plus large, les paroles dominées, c’est la preuve qu’ils sont, eux aussi, de ce présent perpétuel qui leur sert d’unique boussole. Autrement dit que, de déconstruction en déconstruction, de lutte parcellaire en lutte parcellaire contre les « dispositifs de domination », ils participent, à leur place d’activistes de leur juste cause morale, du vaste mouvement de déshistoricisation qui rend toutes les révoltes orphelines.
Sur tous les sujets, en fait, l’expertise est en faillite. Et elle l’est parce que, privée de toute assise historico-critique, il ne lui reste pour expertiser que sa morale et sa subjectivité. Convoquée par le pouvoir et ses succursales de légitimation – les médias de préfecture –, la voilà donc qui défend, plus souvent qu’elle ne critique, une République supposément malmenée par l’ « islamo-gauchisme », le « séparatisme » ou la « non-mixité ». Et l’expertise se plie d’autant plus aisément à l’exercice que, en sus des subsides non négligeables qu’elle en tire, on n’exige d’elle que d’être médiocrement d’extrême centre, c’est-à-dire d’un néant conceptuel qui n’a d’extrême que sa bêtise et de centriste que le rôle pivot qu’elle joue dans la montée en puissance des thématiques de l’autoritarisme républicain en toutes matières. Sur le modèle de l’expertise économique, radicalement néo-libérale depuis des lustres – les noms viennent immédiatement en bouche en y laissant un sale goût –, l’expertise générale à prétention sociologique se révèle si incapable, elle, d’expliquer le moindre phénomène social éruptif qu’on n’en retient que sa fonction légitimante des pouvoirs et ses commentaires stéréotypés. Car, formé en série, l’esprit n’a pas plus d’esprit que de corps. Comme son discours, il est d’extrême centre, soit de nulle part, d’un lieu vide d’histoire que l’histoire en marche n’aura aucun mal à combler. On se souvient, et comment l’oublier, de cet étalage d’ignorance stigmatisante dont furent victimes les Gilets jaunes. On se souvient encore, pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte, de la couverture médiatico-experte de l’affaire dite de Tarnac où les experts du néant puisèrent à foison et sans le moindre recul au champ lexical policier pour broder sur la « mouvance anarcho-autonome » et le « retour de l’ultragauche ». On se souvient enfin de l’expertise ès-Covid masquant son sens de l’approximation et sa visible ignorance de ce qui était en train de se passer sous des airs entendus de sachants arrogants aussi convaincus de leurs analyses que pouvaient l’être de leur crédibilité professionnelle les infographes en charge de photoshopper les piteuses courbes et incompréhensibles graphiques qu’ils nous infligeaient. En clair, si l’on peut dire, tout tient de la même compote dans ce monde approximatif où l’expertise demeure l’une des pièces maîtresses de l’organisation du spectacle.
Du côté de l’Alma Mater, autorité dispensatrice du savoir et de sa légitimation par diplôme, les progrès de la déconstruction ont été tels depuis quatre décennies dans les sciences humaines qu’il n’est pas rare désormais d’en sortir muni d’un sésame, mais sans avoir rien appris des savoirs critiques permettant de comprendre le monde et d’aspirer à le changer. Du temps où le marxisme officiel et académique avait pignon sur rue chez les maîtres à penser du Grand Tout du Savoir, l’inconvénient, c’était de se voir bouler pour non-conformité à l’idéologie dominante. Il fallait donc emprunter des chemins de traverse pour contourner les monolithes. On ne dira pas que c’était simple, mais c’était possible. Aujourd’hui, c’est d’autant plus difficile que la postmodernité en réseau participe du terreau commun de tous les départements de sciences humaines, et au-delà. Une postmodernité, qui plus est, revue, corrigée et moulinée par la French Theory, parfaitement adaptée à la fragmentation du monde et incapable de le lire autrement que fragmentairement en arc-boutant les dominés, privés de tout universel fondant le genre humain, sur leurs différences ethniques et culturelles. Le fragment contre le commun, en somme, dans la multiplication sans fin des identités changeantes et où toute référence à la vie aliénée, c’est-à-dire dépossédée d’elle-même par le mouvement du capital et sa marchandisation du monde, est renvoyée aux poubelles de l’histoire pour être jugée naturaliste et essentialiste. Dès lors, la postmodernité ne parie que sur le desserrement des normes, cet objectif qu’il partage avec le capitalisme à son stade actuel de développement. C’est en quoi, elle est, par excellence, l’idéologie du présent perpétuel, ce présentisme hypertrophié qui ignore l’histoire dans ce qu’elle a produit de meilleur comme aspirations émancipatrices et tentatives de transformation sociale radicale.
Les observateurs attentifs auront sans doute remarqué à quel point les figures intellectuelles de la postmodernité universitaire, pourtant prolixes en général, se sont montrées très réservées sur la valorisation d’un mouvement aussi éruptif qu’inattendu que celui des Gilets jaunes qui, dans l’histoire et contre l’histoire, faisait retour comme sujet d’une révolte sociale de grande ampleur. On dira qu’ils l’ont évité soigneusement, méthodiquement, organiquement en prouvant, par leur silence, le mépris dans lequel ils le tenaient. Cette indifférence à ce qui refaisait histoire et probablement grand récit indique assez bien en quoi la critique postmoderne est anthropologiquement incapable de saisir ce qui, dans le tréfonds des misères, peut faire retour d’histoire et de communauté humaine. L’honneur de l’Alma Mater fut, en cette circonstance, sauvé par quelques vieux profs assez instruits de l’histoire pour en apprécier les ruses et par quelques jeunes chercheurs suffisamment futés pour avoir assimilé l’enseignement de Spinoza : « L’ignorance n’est pas un argument ».
« L’histoire, écrivait Debord, a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme historique. La temporalisation de l’homme, telle qu’elle s’effectue par la médiation d’une société, est égale à une humanisation du temps. Le mouvement inconscient du temps se manifeste et devient vrai dans la conscience historique » (La Société du spectacle, thèse 125). Et, en effet, si elle ne se pénètre pas du seul fait de lui appliquer quelques formules matérialistes, même utiles, c’est que l’histoire se passe de jugement dernier. Même ignorée, elle poursuit son chemin. Avec elle, les comptes ne sont jamais soldés.
Ainsi, cette histoire de la « fin de l’histoire » – qui procéda, en 1989, de l’illumination d’un idéologue convaincu que le néo-libéralisme serait « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité » (Fukuyama) – s’inscrivait à merveille dans les divers discours de la fin – des idéologies, du sujet, des grands récits – portés par le postmodernisme. Depuis, l’illusion a fait long feu. De partout, les craquements de l’histoire font preuve constante que la vieille taupe creuse toujours, et que c’est loin d’être fini. Il n’en demeure pas moins que le défaut d’histoire est une réalité majeure de ce présent si présent, omniprésent, que nous vivons. Non pas parce que le mouvement de l’histoire aurait acquiescé au diktat du « There is no alternative » d’un néo-libéralisme devenu ultra-libéralisme autoritaire, mais parce que le manque de « conscience historique », pour parler comme Debord, demeure l’une des principales caractéristique de ce perpétuel présent qui atrophie nos imaginaires en dispersant nos désirs d’émancipation.
Dans La Crise de la culture (1961), Hannah Arendt constatait que son époque risquait de se perdre, par défaut d’histoire, dans un présent hors sol privé de passé et sans horizon. Depuis, l’époque, devenue postmoderne, a fait de grands progrès dans ce mouvement de déprise. Mais elle passera.
Freddy GOMEZ