■ Agustín GARCĺA CALVO
QU’EST-CE QUE L’ÉTAT ?
Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez
et Marjolaine François
Lyon, Atelier de création libertaire, 2021, 86 p.
Agustín García Calvo est un penseur subversif véritablement original. Ce qui, dans sa réflexion, provoque encore un grand étonnement parmi les militants, c’est qu’elle ne parte pas de la Révolution française, ni des communes médiévales, ni même de la guerre civile espagnole, choses dont il n’était pas fin connaisseur, mais de bien plus loin, du monde grec, qu’il connaissait sur le bout des doigts. Plus concrètement, de ce moment où l’héritage de la pensée présocratique était combattu par un savoir encyclopédique désordonné qui prétendait expliquer et ordonner la nature et la conduite humaine dans tous leurs aspects. Platon tenta de clore l’affaire en suggérant un ensemble de règles rationnelles pour codifier la vie sociale ; il aboutit ainsi à une théorie dialectique de l’État qui scandalisa notre gréco-latiniste érudit. Pour Platon, les individus atteignaient leur plénitude dans un État parfait, où tous accompliraient au pied de la lettre une fonction fixée au préalable. Agustín ne pouvait pas être plus en désaccord avec l’aberration d’après laquelle les personnes et les choses se conformeraient peu à peu à des moules réglementaires jusqu’à ressembler à des idées. Les idées étaient le fondement du Pouvoir ; il n’y avait pas de Pouvoir sans idéologie. Et ainsi nous lisons dans son opuscule Qu’est-ce que l’État ? qu’il qualifie l’État d’idée dominante « prête à être utilisée comme arme », à la fois mensongère et réelle. Mensongère en tant qu’elle englobe un tas de concepts incompatibles entre eux comme, par exemple, « gouvernement » et « peuple » ; le mensonge est la base de la réalité politique. Réelle, du fait d’accomplir en tant que mensonge un pouvoir reconnaissable qui s’exerce contre la société. Pour Platon, les idées constituaient le monde véritablement authentique, dont l’autre monde, le monde sensible, n’était qu’une mauvaise copie. Dans ce monde platonique, l’État était l’idéal d’organisation politique, quelque chose de nécessaire pour élever le peuple informe et inestimable au rang d’« Homme », de « Citoyen » ou de « Sujet », d’autres idées encore – qu’Agustín écrivait toujours avec une majuscule – avec lesquelles remodeler l’indéfinissable être populaire et composer la « Réalité », c’est-à-dire ce que l’État et ses médias présentent comme telle. Or, la réflexion anti-idéologique agustinienne consistera à défaire une si grande mystification et à montrer que derrière l’abstraction étatiste il n’y a que renoncement, soumission, travail, résignation et mort.
Le raisonnement agustinien révèle l’évidence de l’essence totalitaire de l’État, étant donné que sa réalisation parfaite comme organisation politique concrète n’est possible que s’il constitue un espace fermé mesurable, un Tout quantifié. Quand celui-ci apparaît, le peuple – défini en négatif comme « ce qui n’est pas gouvernement » – s’annule. Agustín signale ensuite la relation intrinsèque entre l’État et le Capital, pour conclure finalement que tout État est capitaliste, puisque que toute richesse sous sa domination prend la forme d’Argent, et, par conséquent, de Temps, « la véritable monnaie du Capital ». Avec un exemple de Foi comme l’est le Crédit, l’État se confond avec l’organisation religieuse, avec Dieu, autre projet totalitaire. Le fait que tous deux, État et Capital, aient besoin d’un public croyant, est la preuve qu’ils ne sont que « les épiphanies politique et économique de Dieu lui-même ». La liberté et la jouissance de la vie seront seulement possibles hors de la portée de toutes ces abstractions civilisatrices. Là se trouve un point de contact avec un autre ennemi de l’État dont la critique partait de positions aussi éloignées d’Héraclite que l’est la philosophie idéaliste allemande ; nous parlons de Bakounine, pour qui l’idée générale était toujours « une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle ». Dans l’intention de démontrer que l’État moderne est l’institution la plus adéquate pour le Pouvoir, Agustín a recours à des exemples historiques d’échecs d’autres tentatives unitaires comme le furent les Empires, du fait de n’avoir pas disposé de frontières définies, d’une unique langue officielle construite par le biais d’une combinaison arbitraire de variétés dialectales et d’une culture nationale normalisée, autrement dit d’une idéologie patriotique – une idée de Peuple – justifiée par la Science et le Droit, bien mieux que par la Religion. Voilà un nouveau point commun avec la mise en garde bakouninienne contre le gouvernement des hommes de science. Parvenus à ce point, il devient nécessaire de prendre position face aux régionalismes et séparatismes actuels, qu’Agustín perçoit comme des tentatives de constituer de nouveaux États – petites Espagnes – en tout point semblables aux États originaux et, par conséquent, capitalistes et totalitaires bien qu’à moindre échelle.
Une nécessité essentielle pour la constitution de l’État est celle du Centre, de la Capitale, d’où sont dirigées les opérations de surveillance et d’unification, surtout linguistique. Comme le rappelle Agustín quelque part, la normalisation n’est que la prison où l’on met les mots afin d’assurer la foi en la Réalité. En effet, l’importance de la fabrication de la langue à partir d’en haut est énorme, étant donné qu’un peuple qui obéit à une norme fixée pour toujours dans quelque chose d’aussi fondamental que la langue, n’est plus peuple, et un État qui ne possède pas un jargon propre – une langue officielle – propagé par les Écoles et les Médias, ne peut développer une bureaucratie capable d’ordonner la vie des citoyens dans le moindre détail. Prenons en compte que sans bureaucratie il n’y a pas d’État qui tienne. Rien ne doit échapper au contrôle, à la mesure, et en somme, à la définition. Agustín termine son exposé à propos de l’idée métaphysique d’État, en avouant que son intention première était de démonter l’idéologie étatique, « part nécessaire de sa Réalité », afin que ce qui reste de peuple vivant dirige son comportement contre l’Ordre réel, les femmes en particulier, puisque dans le féminin réside la scandaleuse vérité d’en bas : « la peur de votre amour désordonné fut le ciment et le commencement de cet Ordre des Pères et des Patries ».
Miguel AMORÓS