■ Dans leur postface à la nouvelle édition, remarquable, de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, de George Orwell (1903-1950), Thierry Discepolo, son maître d’œuvre aux Éditions Agone (Marseille) et Celia Izoard, chargée d’en livrer une traduction enfin fidèle, insistent à juste titre sur le mauvais traitement que « le monde des lettres parisiens et jusqu’à son éditeur » (Gallimard) ont réservé, en 1950 – date de sa première édition – et avec une rare constance depuis, à cet indispensable roman. Pendant soixante-huit ans, en effet, nous disent-ils, « la même traduction fautive et caviardée » fut rééditée par Gallimard et, last but not least, ses deux traductions les plus récentes (celle de Josée Kamoun en 2018, désormais vendue au format poche, et celle de Philippe Jaworski en 2020 pour La Pléiade) semblent avoir chargé à dessein la barque en « orwellisant » jusqu’à l’absurde la langue d’Orwell : « néoparler » (pour « novlangue ») et « mentopolice » (pour « police de la pensée ») dans la première et « néoparle », « doublepense » (pour « double pensée ») et « Grand Frère » (pour « Big Brother ») dans la seconde. À croire que les néo-crétins diplômés de la post-traduction ont définitivement perdu le sens des limites !
On sait le mépris récurrent qu’Orwell suscita dans la caste intellectuelle de cette pénible époque où, sous influence stalinienne, des petits maîtres en indécences ordinaires se croyaient habilités à faire la pluie et le beau temps dans l’Université, la presse et l’édition. On sait encore que, à une époque plus tardive, Claude Simon ou Milan Kundera persistèrent, l’un et l’autre, à l’ensevelir sous leurs pelletées de terre. On sait enfin que sa « philosophie ordinaire » – « La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre : si cela est accordé, tout le reste suit » – s’adapte assez mal aux relativismes et déconstructions triomphants de la postmodernité de nos temps épuisés. Bref, le vieux George n’est toujours pas en odeur de sainteté chez les dominants du monde des lettres et des sciences dites sociales. C’est un fait et c’est tant mieux.
Mis en ligne par Pièces et main-d’’œuvre, ce texte de Renaud Garcia s’attache avec pertinence à démontrer en quoi Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – puisque c’est désormais, on l’aura compris, la traduction d’Agone qu’il faut lire – nous en dit beaucoup sur la « basse époque de surveillance globale et d’indifférence à l’égard de la vérité » que nous vivons, mais aussi sur le développement d’une société de contrainte où le « télécran » devient la pièce maîtresse d’un monde sans autre issue possible que de s’y soumettre. « La morale à tirer de ce dangereux cauchemar est claire, disait Orwell en avertissement de son roman : Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous. » De nous, donc, qui nous déclarons en résistance contre la nuisance techno-capitaliste.
La dystopie orwellienne a suscité, au cours des époques, une infinité de lectures partielles. On y a vu une fable antistalinienne, un brûlot antitotalitaire, l’expression obscurantiste d’un anti-progressisme réactionnaire, une entreprise de démoralisation passéiste, et pis encore. À la lire aujourd’hui, dans un monde où la vidéo-surveillance et le Big Data pénètrent au plus intime de nos vies-mêmes, la vérité s’impose : ce roman était simplement clairvoyant. Parce qu’ « inactuel » et nous incitant à vivre « à contretemps », comme dit Renaud Garcia. Voilà qui nous va ! – À contretemps.
Que reste-t-il à dire sur 1984, le dernier roman de George Orwell, qui n’ait été dit ? Depuis sa parution en 1949, l’œuvre a été l’objet de tant de disputes interprétatives, tirée d’un côté ou de l’autre en fonction des intérêts de ses exégètes, communistes, socialistes libertaires ou libéraux, qu’on hésite à en rajouter. Sans compter les ébahis de dernière minute. La description du régime dirigé par l’énigmatique Big Brother a été tenue pour « prophétique », à la lumière des révélations d’un Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse aux États-Unis et en Angleterre. Quant aux techniques de destruction de la vérité déployées par le « parti intérieur » et son intellectuel organique O’Brien (double pensée, réécriture du passé, certitude du « 2 + 2 = 5 »), elles ont permis d’ironiser sur les « faits alternatifs » de l’administration Trump et de commenter avec autorité l’entrée dans l’ère de la « post-vérité ». Autant pour l’« actualité » de 1984, livre dont les journalistes des grands médias n’ont pas manqué de souligner qu’il a connu un record de ventes aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle de 2016.
Piètre reconnaissance. Si la relecture de 1984 et des textes qui entourent sa préparation et sa rédaction nous rappelle quelque chose, c’est bien la vacuité de l’« actualité », cette écume médiatique. Certes, le livre anticipe notre basse époque de surveillance globale et d’indifférence à l’égard de la vérité. Mais il rassemble des réflexions ébauchées de longue date par Orwell où ce dernier redoute le déploiement d’une société de contrainte, c’est-à-dire d’une organisation qui étrangle chaque individu-numéro dans un filet toujours plus resserré, en supprimant jusqu’à la conscience des issues de secours. Ce mouvement de fond, c’est le progrès mécanique encouragé par les socialistes marxistes, dont Orwell démonte les présupposés dès Le Quai de Wigan (1937). C’est pourquoi 1984 est, à nos yeux, « inactuel ». Il nous incite à vivre à contretemps, et contre notre temps, ravivant le sens du passé, et donc de la liberté.
Orwell imagine dès 1943-1944 la composition d’un livre ayant pour toile de fond un équilibre de la terreur entre superpuissances. La conférence de Téhéran, qui réunit Staline, Roosevelt et Churchill du 28 novembre au 1er décembre 1943, débouche justement sur le principe du partage de l’Europe en zones d’influence. La course à l’armement atomique et l’issue fatale d’Hiroshima et Nagasaki confirment l’auteur dans son intuition d’un monde stabilisé autour d’oligarchies régnant sur des masses esclavagisées, « dans un État qui serait en même temps invincible et dans une situation permanente de “guerre froide” avec ses voisins » (« La bombe atomique et vous », Tribune, 19 octobre 1945). En réalité, avant même d’entamer La Ferme des animaux, apologue publié en 1945, qui lui apportera célébrité et sécurité financière, Orwell songe à 1984. Il s’en explique dans une lettre du 17 février 1944 au professeur Gleb Sturve, spécialiste de littérature russe. Ce dernier lui a envoyé un opus sur la littérature soviétique, dont la lecture attire sans surprise l’attention d’Orwell sur le roman Nous autres, de Zamiatine : « Je m’intéresse à ce genre d’ouvrage, et d’ailleurs je prends depuis quelque temps des notes en vue d’un livre dans cette veine que je me mettrai sûrement à écrire un de ces jours. » Quelques mois plus tard, une lettre à un certain H. J. Willmett, en date du 18 mai 1944, énumère les thèmes principaux du livre qu’il ne composera que trois ans plus tard : « Partout dans le monde, il semble que l’on s’achemine vers des économies centralisées, qui peuvent “fonctionner” économiquement parlant mais qui ne sont pas organisées démocratiquement et qui mènent à l’instauration d’un système de castes. Cela va de pair avec les horreurs du nationalisme émotionnel et la perte progressive de toute croyance en l’existence d’une vérité objective, puisque tous les faits doivent concorder avec les paroles et les prophéties de quelque führer infaillible. En un sens, l’histoire a déjà cessé d’exister, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’histoire de notre époque qui puisse être universellement admise, et les sciences exactes sont elles-mêmes en péril dès lors que l’efficacité militaire n’est plus au premier rang des préoccupations. Hitler peut affirmer que ce sont les juifs qui ont commencé la guerre, et s’il survit, c’est cela qui deviendra l’histoire officielle. Il ne peut pas dire que deux et deux font cinq parce que, ne serait-ce que pour les besoins de la balistique, par exemple, ils doivent obligatoirement faire quatre. Mais si ce monde que je redoute devait s’instaurer, un monde partagé entre deux ou trois super-États incapables de se conquérir l’un l’autre, deux et deux pourraient faire cinq si le führer le décidait. »
Tout est dit, ou presque. La lecture de The Managerial Revolution (L’Ère des organisateurs), livre du politologue James Burnham publié en 1941 et dont Orwell fait la recension en 1946, renforce ce sombre pressentiment. Burnham, ancien membre, dans les années 1930, du Workers Party américain, d’obédience trotskiste, rompt avec Trotski pour s’engager pendant la guerre à l’Office of Strategic Services, un service du renseignement américain. Dans son ouvrage, il considère que la faillite du capitalisme de laisser-faire ne débouchera pas sur une société égalitaire et fraternelle, selon le vœu du socialisme originel (tenu pour « utopique » par les marxistes). Les nécessités de la grande industrie et l’entretien de la machine de guerre induiront une tendance oligarchique transcendant les orientations politiques, capitaliste ou socialiste. Les franges les plus hautes de la classe moyenne, préposées à l’encadrement scientifique, technique et culturel du complexe militaro-industriel, prendront ainsi le pouvoir. Primat des « organisateurs » disposant de tous les leviers politiques. Développement inéluctable de la technocratie. Derrière la thèse de Burnham, Orwell décèle le très ordinaire « culte de la puissance qui exerce aujourd’hui une telle emprise sur les intellectuels [1] ». Que veut le technocrate ? La puissance totale, sans autre finalité que l’efficience, c’est-à-dire davantage de moyens pour conserver le pouvoir et faire tourner la machinerie industrielle. Voilà qui fascine les intellectuels « socialistes » anglais (en réalité fossoyeurs de l’idée même d’une société libre, égalitaire et décente) contemporains d’Orwell. Ils savent à quoi s’en tenir sur la nature véritable du régime soviétique. Mais ils restent fermement russophiles dans la mesure où la stratification sociale de l’URSS illustre le pouvoir qu’ils pourraient exercer, à vie et sans limites, sur la classe ouvrière. Ainsi, dit Orwell, « l’intelligentsia britannique russophile désavouerait Burnham, et pourtant il formule en réalité son vœu secret : la destruction de la vieille version égalitaire du socialisme et l’avènement d’une société hiérarchisée où l’intellectuel puisse enfin s’emparer du fouet ».
Le texte de 1984 détaille la composition sociologique de cette intelligentsia aux commandes de la machine. Dans un des passages les plus didactiques du roman, Winston, gagné aux idées de la fraternité, lit ceci dans le livre du mystérieux Goldstein, figure tutélaire de cette confrérie de résistants : « La nouvelle aristocratie se composait pour la plus grande part de bureaucrates, scientifiques, ingénieurs, cadres syndicaux, experts en communication, sociologues, enseignants, journalistes et professionnels de la politique (…) assoiffés de pur pouvoir et, surtout, plus conscients de leurs actions et plus déterminés à écraser l’opposition. » Toute ressemblance avec les oligarchies gouvernementales et entrepreneuriales contemporaines, les universitaires militants et le lectorat type du Monde et de Libération est tout sauf fortuite. Orwell sépare de cette engeance tous ceux dont le but est de mener une vie humaine libre et digne, à mille lieues de la volonté d’intimider leurs semblables pour les réduire au silence.
Entre La Ferme des animaux et 1984, on passe de la révolution trahie aux traîtres installés au pouvoir pour toujours. La dimension anticommuniste est indéniable, mais ne rend pas compte de la profondeur du livre. Il faudrait être journaliste au Guardian, et à sa suite au Monde, à Libération ou à France culture, pour s’étrangler de ce qu’Orwell fût mal disposé à l’égard du totalitarisme stalinien, et le transformer en mouchard à la solde des services de renseignement britanniques. C’est pourtant la calomnie que lança le quotidien britannique le 11 juillet 1996, sous le titre tapageur « Orwell a proposé une liste noire d’écrivains à un service de propagande antisoviétique ». Révélation « de nature à choquer les nombreux admirateurs d’Orwell, pour qui il est une icône de la pensée radicale du vingtième siècle », répercutée dans la semaine par Le Monde puis Libération, et une dizaine de jours plus tard à l’antenne de France culture. Dans les faits, néanmoins, cette prétendue « participation active aux entreprises de propagande anticommuniste du Foreign Office », selon Nicolas Weill, du Monde, n’a consisté qu’en un entretien avec Celia Kirwan, impliquée dans la lutte du gouvernement travailliste de l’époque contre la propagande stalinienne. Comme l’ont signalé les rédacteurs de L’Encyclopédie des Nuisances dans leur mise au point Orwell devant ses calomniateurs (1997), nul d’entre eux, de part et d’autre de la Manche, ne prit soin de rappeler que l’écrivain avait des liens d’amitié avec Kirwan, par ailleurs belle-sœur d’Arthur Koestler (l’auteur du Zéro et l’infini), et lui-même ami proche d’Orwell. On voit la scène : une amie s’enquiert de la santé chancelante d’un compagnon ; elle lui détaille ses activités du jour, consacrées à la propagande antistalinienne, et lui demande s’il connaîtrait quelques personnes de confiance pour aider à cette tâche ; Orwell suggère des noms et en souligne d’autres, au contraire, sur lesquels il ne faudra pas compter ; comme il ne les a pas tous en tête, il mentionne un cahier enfoui sous un fatras de papiers, dans lequel il en a noté quelques-uns. La lettre du 6 avril 1949, adressée à Kirwan depuis le sanatorium de Cranham, suffit du reste à invalider les propos des mystificateurs, pour qui Orwell aurait proposé ses services, agi comme un indic et collaboré avec des fonctionnaires du renseignement. C’est-à-dire, fait du zèle. Le propos de l’auteur est le suivant : « Je pourrais aussi, si c’est de quelque utilité, te fournir une liste de journalistes et d’écrivains qui, à mon sens, sont des cryptocommunistes, des compagnons de route ou des sympathisants, et auxquels on ne peut faire confiance pour une telle propagande. Mais pour cela il faudrait que je fasse retrouver chez moi un carnet où j’ai noté toutes ces choses, et si je te donne cette liste, c’est à titre strictement confidentiel. »
Résumons : Orwell ne « balance » pas des cryptocommunistes par goût de la délation, il indique à son amie, Celia Kirwan, quels sont les intellectuels auxquels on pourrait faire confiance pour une propagande antistalinienne et ceux dont ce n’est pas le cas ; si la liste devait être transmise, ce ne serait qu’à titre « confidentiel » ; les intellectuels procommunistes ne sont du reste victimes d’aucune persécution dans l’Angleterre de l’après-guerre, et leur activité est publique ; tout comme l’est celle d’Orwell, dont il suffit de relire la production (par exemple, l’essai sur Burnham) pour constater qu’il n’a jamais cessé de critiquer la stalinolâtrie de l’intelligentsia anglaise. Aucune révélation sensationnelle dans cette opération médiatique, juste l’illustration des turpitudes de la « nouvelle aristocratie » décrite dans 1984 : sa prétention à détruire la notion de vérité objective, sa volonté de décourager l’activité d’enquête, sous les assauts de falsifications répétées et l’usage d’un langage appauvri [2].
L’anticommunisme du livre a induit un biais interprétatif, dont la fonction indirecte fut de pousser Orwell à préciser ses intentions. Alors qu’il est exténué, Orwell reçoit une requête de Francis Henson, syndicaliste des United Automobile Workers. Henson souhaite recommander 1984 aux membres de son syndicat, mais il s’interroge sur le bon accueil réservé au livre par les journaux de droite. Il demande des clarifications, qu’Orwell lui apporte en ces termes, le 16 juin 1949 : « Le propos de mon dernier roman n’est PAS d’attaquer le socialisme ou le parti travailliste britannique (que je soutiens), mais de dénoncer les risques que comporte une économie centralisée et dont le communisme et le fascisme ont déjà en partie donné l’exemple. Je ne crois pas que le type de société que je décris doive nécessairement arriver, mais je crois (compte tenu, évidemment, du fait que ce livre est une satire) que quelque chose de semblable pourrait arriver. Je crois aussi que les idées totalitaires ont pénétré partout la mentalité des intellectuels, et j’ai voulu pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques. J’ai situé ce livre en Grande-Bretagne pour bien montrer que les peuples anglophones ne sont pas par nature meilleurs que les autres, et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, peut triompher n’importe où. »
Que 1984 soit teinté de pessimisme, voilà qui est assez clair, malgré la formule consignée dans une première déclaration en réponse à la requête d’Henson, notée par Fredric Warburg, l’éditeur américain d’Orwell, le 12 juin 1949, mais jamais publiée : « La morale à tirer de ce dangereux cauchemar est simple : Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous. » En réalité, l’entrée dans l’ère atomique et le développement de la technocratie rendent peu probable la guérison de la civilisation européenne : « Notre activité en tant que socialistes n’a de sens que parce que nous postulons que le socialisme peut être établi, mais si nous réfléchissons un moment à ce qui arrivera probablement, nous devons admettre, me semble-t-il, que la partie est sans doute perdue. Si je devais parier, et calculer les probabilités sans tenir compte de mes souhaits personnels, je parierais contre la survie de la civilisation dans les cent années à venir » (« Vers l’unité européenne », Partisan Review, juillet-août 1947).
Et puis, sans y voir pour autant une cause première de l’atmosphère du roman, il faut noter que la vie n’épargne pas Orwell à partir de la publication de La Ferme des animaux. Sa femme Eileen disparaît subitement en mars 1945 lors d’une intervention chirurgicale pour ablation de l’utérus, opération dont le couple avait longuement débattu, la hantise de George ayant probablement retardé l’intervention et aggravé certaines douleurs. Déboussolé, Orwell se retrouve avec un bambin à charge, Richard, adopté en 1944 à l’âge de trois mois. Il s’accommode assez bien de la situation, s’adjoint l’aide de sa sœur Avril, et part s’installer en 1947 dans une ferme sur l’île de Jura, au large de l’Écosse, dans les Hébrides intérieures. Dans ce lieu retiré de la civilisation mécanique, il reçoit quelques visites qu’il accueille chaleureusement, mais s’occupe pour le reste du potager, de la ferme, s’adonne à la pêche et à la petite menuiserie. Cette expérience de la vie simple, en profonde cohérence avec sa détestation des artifices de l’industrialisme, est aussi le début d’un labeur harassant avec la rédaction de 1984. Lorsqu’il écrit, Orwell se néglige, et son tempérament à la fois naïf et aventureux (tel que le décrit Bernard Crick dans sa biographie George Orwell : une vie [3]) finit par lui jouer des tours. Des affections pulmonaires se réveillent, qui le contraignent à rejoindre en décembre l’hôpital Hairmyres, dans le Lanarkshire, en Écosse. Alors qu’il a terminé un premier jet du roman, le voici consumé par la tuberculose. Désormais, et jusqu’à la fin, son état va osciller entre périodes d’épuisement et moments d’activité, soutenu par le faible espoir de devenir un « bon chronique », comme disent ses médecins, à condition d’observer un strict repos.
Mais c’est précisément à quoi ne peut se résigner Orwell, qui continue de rédiger au stylo-bille, lorsqu’il ne peut taper à la machine dans son lit. Il quitte l’hôpital en été et revient à Jura en juillet 1948 où il lui faut à la fois se ménager, éloigné de son fils par crainte de contamination, et terminer de corriger et mettre en page le texte. En dépit de ses requêtes, son éditeur, quoique diligent, ne parvient pas à lui trouver de dactylo disponible. Orwell se résout en novembre à taper la version définitive lui-même. Amoindri par le froid, chauffant son bureau à l’aide d’un réchaud à paraffine dégageant des fumées toxiques, Orwell travaille dur, fume en quantité, tour à tour assis sur son lit et sur une chaise de cuisine. Il rend sa copie à l’éditeur en décembre, mais le sort est jeté. Orwell rechute et se rend en 1949 dans le sanatorium de Cranham, dans le Gloucestershire, au sud de l’Angleterre. Il ne sortira plus des hôpitaux, transféré à l’University College Hospital, à Londres. Son dernier lit, en dépit de son mariage tardif avec Sonia Brownell, en octobre 1949, dont il avait espéré qu’il le conduise vers une amélioration de son état. Il meurt en janvier 1950, au moment d’être conduit vers un sanatorium suisse.
Les raisons d’espérer sont aussi faibles dans 1984 qu’elles le furent pour son auteur dans sa période de rédaction. D’abord parce que Winston Smith n’est pas un personnage particulièrement aimable. Pas davantage que ne l’est Sam Lowry, petit fonctionnaire gris et pointilleux, au début de Brazil, la véritable adaptation de 1984 sortie en 1985, par le réalisateur Terry Gilliam. Écrasé par les trois mille pièces et les ramifications souterraines correspondantes du ministère de la Vérité, Winston est en effet un fonctionnaire sans histoire du « parti extérieur », autrement dit la frange moyenne, voire basse, de la classe moyenne. Toutefois largement mieux loti que ces 85 % de prolétaires, qu’il se contente de croiser ou d’utiliser sexuellement. Masses laissées à leur marasme par le parti, qui ne cherche même pas à les soumettre au regard et au bruit du télécran, mouchard de la société de contrainte. Si l’emprise idéologique est totale chez les classes moyennes, selon la loi qui veut que les plus éduqués soient les plus endoctrinés, alors l’espoir réside chez les prolétaires. Mais Winston a beau l’écrire dans son journal, il ne rejoint jamais vraiment la vie des humbles, ces gens sans façons, telle cette grosse femme observée depuis la chambre louée par l’antiquaire Mr. Cherrington. En train de laver le linge dans la cour, elle accompagne ses actions monotones d’un chant joyeux. Les gens ordinaires chantent. Le parti ne chante pas. On s’y purge de la haine dans des séances cathartiques minutées. Ses membres les plus jeunes s’engagent dans des brigades d’abstinence sexuelle, qui prônent l’insémination artificielle. Comme l’a remarqué Jean-Claude Michéa dans Orwell, anarchiste tory (réédition Climats, 2020, avec une salubre mise à jour en postface, intitulée « Orwell, la gauche et la double pensée »), il entre plus de ressentiment que de colère généreuse dans la révolte de Winston, habitué depuis toujours à mépriser les prolétaires. Les scènes décrivant son enfance le montrent en petit tyran incapable de partager, laissant pour morte sa sœur malade. Lorsqu’O’Brien présente à Winston et Julia les principes de la Fraternité, les amants rebelles acceptent les moyens des sanguinaires : « Êtes-vous prêts à tuer ? – Oui ; À commettre des actes de sabotage pouvant entraîner la mort de centaines d’innocents ? – Oui ; À trahir votre pays auprès de puissances étrangères ? – Oui ; Êtes-vous prêts à tromper, à faire des faux, à pratiquer le chantage, à corrompre l’esprit des enfants, à distribuer des substances addictives, à encourager la prostitution, à propager des maladies vénériennes – à faire toute chose susceptible de démoraliser et d’affaiblir le parti ?– Oui ; Si, par exemple, il s’avère qu’il est dans notre intérêt de lancer de l’acide sulfurique sur le visage d’un enfant, êtes-vous prêts à le faire ? – Oui. » L’éternel chantage aux fins qui justifient les moyens, l’arme de ceux qui veulent le pouvoir à tout prix et n’en veulent rien céder. Voyez Leur morale et la nôtre de Trotski [4], le double ennemi de Staline, dans sa polémique contre la morale « humaniste et bourgeoise ». Chantage trompeur, puisque la Fraternité se révèle un panneau construit par O’Brien pour prendre au piège les éléments récalcitrants du Parti, alors que Mr. Cherrington cache quant à lui sa fonction de policier de la pensée sous le masque d’un humble antiquaire.
En dépit de cela, Winston entrevoit parfois l’échappée loin de la machine qui l’écrase, tel un pion sur un jeu d’échecs (pratique récurrente, dans le roman, au café où se rend le héros). 1984 est en effet parsemé d’évocations sensorielles qui contrastent avec le milieu machinal dans lequel évoluent les membres du parti. Dès la scène inaugurale du livre, le délicat papier crème du cahier de Winston réveille en lui des désirs anciens, celui de posséder de quoi écrire à la main, à l’aide d’outils raffinés, et non d’un vulgaire stylo. Ici, un arôme de café ravive un souvenir d’enfance. Là, le parfum de fleurs tout juste cueillies et le retour du printemps éveillent le corps sensuel. Les objets d’antiquité du magasin de Mr. Cherrington sont autant de bribes d’un monde passé, auxquelles font écho les rêves de campagnes radieuses, pâtures anciennes, frémissements de la brise, feuilles ondoyantes, eaux claires et tranquilles. Parce qu’elle semble dénuée de tout appareil de contrôle, accueillante dans sa rusticité, la chambre louée au-dessus de la boutique de l’antiquaire s’apparente à un univers en soi : la porte vers un monde ancien. Ce ne sont pas de simples visions bucoliques. Ce qui, à la surface de la terre, est beau, témoigne aussi du fait qu’il existe quelque chose hors du délire idéologique du parti technocratique. Dans la sensation, l’individu est d’abord passif. Par elle, il fait l’expérience de la réalité extérieure et, par conséquent, de sa faillibilité. La nature et d’autres hommes qui en ont tiré subsistance et formes artistiques (tels ces petits artisans dont l’œuvre est rassemblée dans le magasin de Mr. Cherrington) ont existé avant nous. Il n’est pas possible de les contrôler intégralement, à moins de reconditionner de fond en comble le milieu vivant et la nature humaine elle-même. O’ Brien : « Tu t’imagines qu’il existe quelque chose comme une nature humaine pour s’outrager de nos actions et se retourner contre nous. Mais c’est nous qui créons la nature humaine. Les hommes sont infiniment malléables. » Où la volonté de puissance technocratique s’adjoint les services idéologiques de la déconstruction. Face à cet alliage funeste, Winston et Julia échouent, réciproquement conduits à la délation sous l’effet des tortures administrées par O’Brien dans la salle 101. Le triste héros finit par remporter la victoire sur lui-même : aimer Big Brother. Autrement dit rabrouer l’appel de ses souvenirs, comme dans cette scène de réconciliation familiale où le fils joue avec sa mère à un jeu de société, le jeu de l’Échelle – l’antithèse du jeu d’échecs. Des pions mal taillés s’envolent sur des échelles puis retombent sur le plateau de jeu fendu, déclenchant l’hilarité de Winston, de sa mère et de sa sœur. Chasser cela de son esprit. Refuser la vérité de ce que l’on ressent. Ce n’est qu’un faux souvenir, se persuade le fonctionnaire vaincu, désormais abrité dans sa cuirasse idéologique, au moment d’exulter mécaniquement à l’écoute des nouvelles du front déversées par le télécran.
L’échec de Winston Smith est-il pour autant celui d’Orwell ? Rien de moins sûr. Dans une série d’articles pour le Manchester Evening News, en janvier et février 1946, Orwell fait le point sur la « révolte intellectuelle » en Europe. Un panorama de penseurs originaux qui ne se contentent pas de prôner le modèle soviétique comme remède au capitalisme de laisser-faire, mais se défient de la « machine civilisatrice et de ses buts implicites ». Entre les pessimistes (qui nient les bienfaits d’une société planifiée), les socialistes de gauche (qui acceptent le principe de la planification mais pour le combiner avec la liberté individuelle), les réformateurs chrétiens (qui voudraient allier des changements sociaux révolutionnaires avec une adhésion à la doctrine chrétienne) et les pacifistes (qui veulent s’éloigner de l’État centralisé et du principe du gouvernement coercitif), Orwell trouve des interlocuteurs différents, parfois contradictoires, mais tous intéressants à ses yeux : citons, dans l’ordre, le philosophe Bertrand Russell, l’économiste néo-libéral Friedrich Hayek, les écrivains Arthur Koestler, Ignacio Silone ou Victor Serge, les chrétiens Chesterton et Bernanos, et puis Aldous Huxley, Tolstoï, Gandhi ou l’historien de l’art et poète anarchiste Herbert Read. Où situer Orwell ? Certes, du côté de ce socialisme des gens ordinaires, éloignés de tout désir de parvenir, dont l’œuvre de Dickens lui semblait condenser les principes. Mais quelque chose d’autre nous retient, dans 1984 : c’est la recherche de cette communauté viscérale, par-delà les âges et les lieux, qui hante tous ceux que révulse l’enfermement machinal [5].
Face à l’industrie de la contrainte, face à la réécriture du passé, devant l’abolition de l’histoire et l’humiliation de la nature humaine, il n’est, hormis la compétition pour les moyens, guère d’autre voie que celle-ci : « Si on arrive à ressentir que ça vaut la peine de rester humain, même si ça n’a absolument aucun effet, on les a vaincus. » On préserve ainsi le lien, affectif et intellectuel, avec les expériences antérieures de l’humanité. Sans quoi, pas d’éducation possible, nul point de comparaison entre maintenant et hier, et donc nulle possibilité de critique de l’existant. La leçon d’Orwell, contre les idéologues de toute obédience, pour qui la réalité se résume à l’idée qu’ils s’en font, et les autres aux croyances dont ils sont les porteurs officiels, c’est que nous avons un corps et vivons d’une nature sensible.
Il faut alors relire 1984 à la lumière des enseignements du petit essai de 1946 intitulé « Quelques réflexions sur le crapaud ordinaire » : une ode au retour du printemps qui est, tout à la fois, une méditation sur la persistance de la nature et la liberté humaine dans la société industrielle. On se souvient de sa conclusion, tellement sentimentale aux yeux de tous les doctrinaires : garantir un avenir humain, c’est préserver le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue par les gratifications innocentes qu’elle nous procure, là où nous nous trouvons. S’il est décisif de prendre plaisir à ce que la nature nous offre pour rien, c’est que la liberté aux prises avec la nature est astreignante (comme Orwell lui-même en fit l’expérience à Jura), et constamment menacée par une civilisation mécanique qui, au nom du confort, châtre ses membres de leur vitalité et de leur sensibilité : « Je pense qu’en conservant l’attachement de son enfance à des réalités telles que les arbres, les poissons, les papillons et – pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, on rend un peu plus probable la venue d’un avenir pacifique et honnête, et qu’en prêchant la doctrine selon laquelle il n’est rien d’admirable hormis l’acier et le béton, on contribue à l’avènement d’un monde où les êtres humains ne trouveront d’exutoire à leur excédent d’énergie que dans la haine et le culte du chef. »
Tel est 1984, pour nous, naturiens : une adresse aux humains, l’appel à se fier à « la révolte silencieuse de vos os », au « sentiment instinctif » que les conditions dans lesquelles nous vivons sont intolérables. Puis à constituer de « petits îlots de résistance » qui s’étofferaient peu à peu et laisseraient, derrière eux, « quelques archives pour que la génération suivante puisse reprendre là où on se serait arrêté ». Restaurer le passé, en somme, pour imaginer l’avenir.
Renaud GARCIA
hiver 2020-2021.
[bleu marine]Lire George Orwell
– Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, Agone, 2021
– Essais, articles, lettres, Ivrea/ Encyclopédie des Nuisances, 4 volumes, 1995, 1996, 1998, 2001.
– Écrits politiques (1928-1949), Agone, 2009.
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