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Un pas de plus dans l’infamie
Article mis en ligne le 16 décembre 2020

par F.G.


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On ne sait pas comment ça finira, mais on n’aura pas cessé d’alerter sur comment ça a commencé et se poursuit. Ce « ça », c’est l’infamie qu’on expérimente depuis maintenant deux grosses années, une infamie qu’on ne cherche pas à adjectiver, mais que l’on ne peut que constater à chaque rassemblement et manifestation où nous nous rendons, une infamie qui nous livre à l’infinie violence d’une police dépourvue de toute conscience – y compris celle de ses propres intérêts –, une infamie qui, de palier en palier et d’acte en acte, ne répond qu’à un seul objectif, fixé par l’État policier : briser nos résistances, terroriser nos indignations, mutiler nos colères, organiser l’auto-confinement de nos désirs pluriels et convergents d’émancipation.



Le samedi 12 décembre, jour de manifestation parisienne « autorisée », un nouveau cap fut franchi dans « la méthode », comme disent les stratèges flicards de cabinet. Il s’agissait, clairement, d’expérimenter sur une foule compacte de plusieurs milliers de personnes [1] un nouveau dispositif à l’allemende procédant par « bonds offensifs » aléatoires, véloces et répétés à l’intérieur du cortège en distribuant des horions à tour de bras et en ramassant du gardé à vue pour faire du chiffre. Tout cela à partir de critères assez basiques pour être compris par les cognes de base : quand c’est habillé de noir, c’est du black bloc ; à défaut de noir, on tape à côté. Cinquante mètres après la place du Châtelet, d’où partait, en remontant le Sébasto, la manifestation déclarée « pour la défense des libertés », la première pénétration sauvage de flics eut lieu, de droite et de gauche par charges multiples. Premier avantage : créer des situations de panique à l’intérieur du cortège ; second avantage : le scinder, le morceler, le maintenir sous contrôle serré, multiplier les nasses en son sein, le réduire à n’être plus qu’un troupeau qui peut être abattu sur place à tout moment. La « méthode » procède d’une scélératesse inouïe. Elle est pensée pour déstabiliser, frapper de stupeur, humilier, terrifier. L’impression dominante, c’est que la rue ne nous appartient plus, qu’on défile dans une cour de prison, que le destin nous échappe. Tout ce qui fait de la manifestation un moment unique de réappropriation de l’espace nous est refusé. La fuite aussi, d’ailleurs, puisque le nassage latéral ne la permet pas.

Le 12 décembre, à Paris, plus de 3 000 flics dopés à la haine occupèrent, rue par rue, le périmètre de la manif, chargeant constamment et sans raison un cortège déjà réduit à n’être plus qu’une foule emprisonnée et vouée à la bastonnade. Comment admettre une telle pratique ? Au nom de quel intérêt supérieur de l’État ? Pour qui nous prend-on pour nous traiter ainsi ? Au nom de quelle logique devrait-on admettre que des flics surarmés interviennent à la féroce au sein d’un cortège déjà maté du fait de leur écrasante présence pour le disloquer sous les coups. Et ce, non pour des actes commis ou en voie d’être commis, mais à partir des seules intentions que la hiérarchie policière prêterait à tel ou tel manifestant. Comment nommer cela ? Il fut un temps où aucune manifestation placée sous contrôle serré des flics ne se passait sans que résonnât ici ou là, et parfois à voix forte, le rituel slogan « Le fascisme ne passera pas ! ». On pourrait être en droit de se demander pourquoi on ne le l’entend plus, désormais. Et avancer comme explication que, pour nombre de manifestants d’aujourd’hui, la police est devenue si détestable, sa hiérarchie si sûre d’être couverte et l’État si objectivement dépendant d’elle que la Macronie, née d’un « vote utile » contre l’extrême droite, chasse désormais – et comment ! – sur son terrain. Ce qui est passé avec elle, c’est une politique de dévastation généralisée où aucun droit social, aucune garantie démocratique gagnés de vieille lutte, aucun refus de se plier à ses diktats ne sauraient être tolérés. Ce régime s’est mis de lui-même dans les pognes d’une police dirigée par des psychopathes à casquette prêts à tout pour écraser la « canaille » que nous sommes. Ce 12 décembre 2020, on aura au moins compris à quoi elle est prête, cette police. Il n’est pas sûr que sa démonstration de force brutale nous ait définitivement découragés, mais il est certain que cette date, où aucun black bloc n’a pété aucune vitrine, restera à jamais celle où cette police s’est lâchée sans complexe contre celles et ceux qui, souvent très jeunes, manifestaient un réel courage dans la constance de leurs convictions.

Au total, il y eut 149 interpellations, 123 gardes à vue de 24 à 48 heures dont la plupart des interpellés, éradiqués du cortège comme black blocs potentiels, seront relâchés sans charge. Six d’entre eux en revanche se verront déférés en comparution immédiate devant le tribunal pour « groupements en vue de… », pour « outrage » ou pour « dissimulation de visage », chef d’inculpation qui, en situation de Korona galopant, ne manque pas d’être ubuesque. Il faut vraiment être juge et macronard pour faire preuve d’une telle sagacité.



Vue par les médias mainstream et le journalisme de préfecture, l’infamante gestion policière de cette manifestation fut décrite comme une parfaite réussite. À preuve : les sauvages manifestants dont elle a l’habitude de faire son spectacle avaient été privés de saccages. Que la casse ait été humaine et qu’elle fût exclusivement le fait du pouvoir, ils s’en foutent, les journaleux de l’ordre. Ils en redemandent même. Que plusieurs de leurs collègues – mais pas confrères –, journalistes indépendants, aient passé une ou deux nuits dans les geôles d’un commissariat, ils s’en foutent aussi. Ils se foutent de tout d’ailleurs, ces gens-là, et d’abord de la vérité des faits. Ce sont des fakes à eux tout seuls, et grandeur nature. On s’étonnera après ça que cette profession soit presque autant détestée que la police. Il y a de quoi, pourtant… Et pour changer d’avis, on attend qu’ils se démaquillent. Eux ils peuvent. Contrairement à ce sonneur de tambour qui, après une charge de police où il fut matraqué au visage, a fait toute la manif la gueule en sang et que ces enfoirés de BFM ont présenté comme « maquillé, on vous rassure ». Des chiens !

Quant à l’auguste insoumis Jean-Luc Mélenchon, l’homme toujours providentiel d’une élection qui sera en principe sa dernière, il a cru devoir se fendre d’un tweet pour le moins confus où, sans rire et sans qu’on ne lui demandât rien, il fait de Lallement et des black blocs les deux faces d’une même conspiration anti-démocratique. Ce qui atteste que le capo de LFI connaît ses classiques en matière de détection et de stigmatisation des « provocateurs » et autres « incontrôlés », mais que sa pensée circulaire tourne en rond. La preuve, c’est qu’il ignore toujours la vraie nature de la Macronie et la vraie raison de son tournant autoritaire, à savoir la très massive, populaire et horizontale insurrection jaune qui, un instant, et par absence de soutiens réellement combattants, c’est-à-dire disposés à en découdre, fit jonction, au moins tactique, avec ces fameux black blocs qui, comme les Gilets, avaient au moins l’avantage de détester la police et d’être offensifs. D’avoir le temps de chercher à comprendre, c’est-à-dire d’en passer moins sur BFM à tenter de vendre sa camelote, il aurait pu saisir, comme quelques autres insoumis qui refusèrent de se soumettre au renoncement de manifester, que s’activèrent, dans la nasse offensive du 12 décembre, certaines dynamiques souterraines tissant une alliance inédite, solidaire et hors parti entre les Gilets jaunes, très nombreux ce jour, la jeunesse, les antiracistes et, avec ou sans black blocs, ce qu’on pourrait appeler l’aire de l’actuelle autonomie, autrement dit un vaste espace qui refuse désormais de se laisser déposséder de sa rage et de ses espérances.



Désormais, donc, il faut aller en manif comme on va en guerre. Déléguée à Darmanin et à Lallement, la gestion de l’État policier où nous vivons repose, dans la capitale, sur deux piliers : ses forces du désordre, dont la sauvagerie n’a d’égale que la trouille qu’elles éprouvent, et la presse nationale aux ordres, écrite et plus encore télévisuelle, dont on a renoncé à vrai dire à comprendre pourquoi elle se vautre à ce point dans la fange sécuritaire. Désormais, encore, aucune institution n’est nécessaire à mobiliser des multitudes en colère. Et la colère est là, bien là, qui pour s’exprimer est prête à tout, même à prendre le risque de se faire crever les yeux. Car, si ce 12 décembre marque une date importante dans le déroulé de plus de deux ans de combats de rue contre l’infâme Macronie, c’est, au-delà du traitement que les bourreaux ont infligé à la foule manifestante, par le courage et la solidarité qu’elle leur a opposés. C’est probablement en cela que les Gilets jaunes ont effectivement déjà gagné. Ils ont non seulement ouvert un chemin en inventant de nouvelles pratiques antipolitiques, mais, sans même le chercher, ils ont déverrouillé le champ de l’action sociale, directe et autonomisée. Et c’est précisément cela qui tétanise la Macronie autoritaire, ses supplétifs armés, la droite, la gauche et Mélenchon. De n’avoir pas saisi la vraie nature, horizontale et ingouvernable, du processus de rupture qui se joue depuis novembre 2018, d’avoir pensé que l’organisation de la terreur qu’on lui a opposée – jusqu’au pic de ce samedi 12 décembre 2020 – ne fonctionnait qu’à la marge, la seule question qui compte, pour les temps à venir qui seront forcément de révolte sociale massive, est simple et terrible : que va-t-il se passer maintenant ?

Il fut un temps où le bloc bourgeois ordonna à sa police de tirer au ventre. L’Histoire avec une grande hache fourmille d’exemples de tueries en masse de ce genre. Il en fut un autre où, au sein même du bloc bourgeois, des « démocrates sincères », porteurs d’une tradition d’humanisme intransigeant, furent capables de défendre, becs et ongles, cette essentielle liberté de manifester qu’à juste titre ils voyaient comme une soupape. Car ces gens-là, simplement éclairés, étaient des opposants au désordre, mais dotés de la capacité d’en discerner les causes et les effets dans leur propre camp – c’est-à-dire celui où s’épanouissaient leurs privilèges, leurs statuts et leurs rangs – quand il pouvait être menacé par des foules hostiles prêtes à tout pour laver les offenses que leur classe leur faisait subir. Souvent apparentée à la gauche, mais débordant aussi ses rivages, cette fraction du bloc bourgeois était le fruit d’une tradition historique, celle de la Révolution française, qui fut interclassiste. Jusqu’à mai 68 et la décennie agitée qui suivit la convulsion, cette fraction joua son rôle : elle défendit la liberté d’expression et de manifestation et elle veilla, tant que faire ce pouvait, à dénoncer les agissements des polices d’un Papon ou d’un Marcellin.

On s’étonna, au vu de la très sévère répression qu’on appliqua aux Gilets jaunes, de l’absence majuscule de réaction pétitionnaire ou manifestante de cette fraction éclairée du bloc bourgeois. La raison, pourtant, en était simple. C’est qu’elle avait cessé d’être, que ces « grandes consciences » ou ces « belles âmes » avaient tout bonnement disparu, comme s’étaient considérablement réduites les zones d’influence où elle s’exerçait : la Ligue des droits de l’Homme, la gauche d’ordre, le catholicisme dit progressiste ou la franc-maçonnerie, entités qui furent longtemps déterminantes, et efficaces, en matière de vigilance « démocratique ». Cet effondrement est le corollaire de celui de la presse d’information ou d’opinion, qui longtemps fut capable de jouer son rôle de médiateur indépendant et informé. Peu analysé, ce phénomène est pourtant révélateur d’une médiocratisation générale du bloc bourgeois et de ses « élites », désormais liées organiquement à un pouvoir qui n’a d’autre boussole que d’assurer le règne infini du capital et de ses lois. Comme quoi l’enseignement de l’ignorance – historique notamment – aura eu des effets induits jusqu’au plus haut niveau d’une pyramide élitaire qui sera passée, sans même s’en apercevoir, du libéralisme politique clairvoyant à l’illibéralisme autoritaire d’une République en marche vers son néant.



Longtemps un marxisme-léninisme à front de taureau dénonça le caractère formel des libertés que nous octroyait la bourgeoisie. Il lui préférait les « libertés réelles » qu’il réservait – formellement – à ses populations esclavagisées qui n’y voyaient jamais goutte. Ce débat traversa, in abstracto, le camp antibourgeois qui finit par admettre, finalement dialecticien, que le formel pouvait être réel et vice versa. On a changé visiblement d’époque : désormais, le formel – l’autorisation de manifester en tel lieu à telle date – peut autoriser l’État de police à décider, là encore dialectiquement, que ses robocops peuvent y chasser du manifestant en meute. C’est sans doute la vraie preuve que la dialectique peut casser des briques, et à défaut des têtes. La dérive est telle et le silence médiatique si complice que, encore une fois, la question se pose : que va-t-il se passer maintenant ?

Il semble peu probable de parier sur un retour de sérénité. À partir du moment où, macronisée, la République a perdu tout sens de la mesure et de ses intérêts bien compris au point d’affirmer, par les voix conjuguées de son ministre de la Police et de son préfet, que la prestation de son bras armé a permis d’éviter, le 12 décembre à Paris, quelques bris de vitrine ou feux de poubelle au prix d’une flagrante amputation du droit de manifester librement, tout indique que les psychopathes de l’ordre marchand n’ont plus aucun scrupule. Ils pensent vraiment qu’un distributeur de billets, qu’on remplacera dans les heures qui suivent sa destruction, sera toujours plus important que l’intégrité physique d’un manifestant. À partir du moment où cette frontière, éminemment morale, a sauté et, dans l’état de brutalisation où Macron a mis le pays, on ne voit plus quelle digue pourrait empêcher d’autres passages à l’acte policier. Car il s’agit bien de cela, de la mise en place, étape par étape, depuis le début du mouvement des Gilets jaune, d’une stratégie de la tension pensée comme contre-insurrectionnelle. Si comparaison ne vaut pas raison, il n’empêche que, pour certains lecteurs informés, le concept de stratégie de la tension fera écho, et c’est voulu, à d’autres temps où l’État bourgeois n’a pas hésité à parier sur le pire, en faisant alliance secrète avec lui, pour éradiquer une contestation sociale incontrôlable. Et tout est venu, comme dans une suite logique : la terrorisation de l’adversaire, sa criminalisation, son instrumentalisation, sa destruction enfin.

Face à cela, il nous faudra éviter les pièges, faire preuve d’imagination, jouer sur notre terrain, inventer encore et toujours des chemins de traverse, faire unité dans le multiple, ne pas céder aux rituels, nous fédérer sans nous enfermer, tenir la rue là où on nous attend pas, organiser une guérilla de la vie contre l’État de mort, sortir de son espace-temps, brouiller les pistes, cesser de lui donner le temps de s’organiser, le surprendre encore et toujours. Nous entrons, et il le sait bien, dans une nouvelle étape où les convergences ne sont plus à faire. L’État les a faites pour nous. Macron aura eu cet avantage, le seul qu’on lui concède, d’avoir réussi à unifier, en très peu de temps sur une échelle historique, toutes les colères, tous les refus, toutes les humiliations que sa politique, celle du capital à son point actuel de folie accumulatrice, ont fait naître en nous depuis qu’il est au pouvoir – mais qui en réalité mijotaient depuis bien avant.

Vient toujours un temps dans l’histoire où les défaites cumulées ne se purgent que par une victoire.

Contre Macron et son monde, pour le coup, ce monde irrespirable auquel il veut nous faire acquiescer par la force de ses matraques.

Comme ce 12 décembre, à Paris.

Freddy GOMEZ


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