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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Court aperçu du temps long de l’État
Article mis en ligne le 16 novembre 2020

par F.G.



[bleu marine]● Ce texte est repris du blog « En finir avec ce monde ».[/bleu marine]

« Un édifice fondé sur des siècles d’histoire
ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. »

Pierre Kropotkine

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Il n’y a pas de liberté sans responsabilité. La liberté c’est la capacité d’exercer ses responsabilités, la soumission c’est être dépossédé, volontairement ou non, de cette capacité d’exercer cette responsabilité sur tous les aspects de son existence.

La liberté ce n’est donc pas une capacité de faire ou de ne pas faire, c’est pouvoir être responsable de ce que l’on fait et/ou de ce que l’on ne fait pas. La liberté de faire et/ou de ne pas faire est socialement aveugle, tandis que la responsabilité est toujours relative à un collectif, au regard de ses semblables.

Tous les systèmes modernes de domination sociale sont non seulement des systèmes de privation de responsabilité, mais encore des systèmes de transferts de responsabilité, des systèmes d’anonymisation, d’invisibilisation, de dilution de la responsabilité. Ce qui caractérise les systèmes bureaucratiques, c’est que non seulement les individus de base sont privés des responsabilités essentielles sur leur vie, mais qu’en outre ce ne sont plus d’autres humains qui en assument la charge, mais que cette responsabilité se perd littéralement dans les rouages automatisés du fonctionnalisme administratif. La responsabilité est seulement réduite au respect passif des règles et des procédures pour masquer l’irresponsabilité de chacun dans leur détermination et contrôle.

Le système politique et économique moderne repose non pas sur une délégation de responsabilité, comme l’affirme pourtant leur idéologie commune, mais sur une dépossession, une privation simple.

Le problème est qu’il y a fondamentalement une contradiction insoluble, irréductible, insurmontable, impossible entre l’individuel et le collectif, contradiction dont la gestion est au cœur de toutes les tentatives de cohésion sociétale, contradiction dont les tensions sont au cœur de l’instabilité foncière de tous les projets sociétaux. Il n’y a d’histoire qu’à travers la métamorphose de cette contradiction.

Toute l’institutionnalisation de la vie sociale a pour fonction de codifier cet antagonisme symbiotique, de soulager et de tempérer cette tension existentielle permanente, de sauvegarder autant que faire se peut un équilibre temporaire dont le risque de basculement affleure constamment.

Ce qui caractérise le moment présent, ce n’est pas que des règles claires, précises, évidentes qui organiseraient les rapports entre un niveau individuel et un niveau collectif seraient ignorées ou bafouées (même si cela ne doit certes pas être difficile d’en trouver...), c’est que le sens même de ce que sont ces niveaux individuels et collectifs est devenu problématique.

Le fond de la crise institutionnelle que nous subissons est lié au fait que l’ordre sociétal organisé dans lequel nous baignons en suffocant s’adresse désormais à des individus qui n’existent plus, au nom d’une collectivité qui n’existe plus, au nom d’une altérité qui n’existe plus. C’est peut-être la raison centrale qui fait de ce monde un monde d’illusions, un spectacle de la négation et de la peur permanente de l’écoulement du temps, et du culte maladif de l’éphémère.

À vrai dire, cette contradiction entre l’individuel et le collectif se double encore d’une autre contradiction, tout aussi redoutable, entre le collectif et les « autres », les « en-dehors ». Définir ce qui rassemble c’est automatiquement définir ce qui différencie, c’est nécessairement poser une altérité, qui possède toujours un angle mort. La difficulté c’est que le sentiment de l’universel se construit à partir de ce qui rassemble, sur le sentiment d’un commun, dont, par principe même, ce qui constitue en partie ce monde de l’altérité est exclu. Altérité et conflictualité sont consubstantiels, sinon l’autre serait un nous, sinon l’autre serait un moi. Cet angle mort de l’altérité, sa part d’indicible, est peut-être même ce qui la définit en premier...

Pas plus que le réel ne relève de l’évidence, pas plus le collectif ne renvoie à un contenu partagé dans la clarté et la simplicité. Et c’est après tout parfaitement normal puisqu’il n’y a de réalité que collectivement construite, collectivement construite avec la tête et collectivement construite avec les mains, la réalité comme esprit collectivement incarné, comme monde collectivement ressenti...

L’institutionnalisation d’une société a donc un triple objectif : stabiliser simultanément une conception intrinsèquement instable, fuyante, de l’individualité, du collectif et de l’altérité, en relation symbiotique avec une dimension entropique du réel. Les sociétés, en particulier prémodernes [1], ne sont pas ainsi des sociétés figées, des sociétés immobiles, mais au contraire des sociétés et des organisations qui craignent plus que tout le dérèglement, et qui mettent toute leur énergie à contenir les forces de dislocation qui les menacent de manière permanente. Cette stabilité acquise est donc tout sauf passive, sauf inertielle.

Dans leur monde où rien n’arrive par hasard, ni la vie, ni la mort, ni le bien, ni le mal, ni les joies, ni les peines, l’ordre du monde est totalement tributaire d’une architecture minutieuse où, rien, justement, ne peut être laissé au hasard : l’ordre sociétal devient le garant et le miroir de l’ordre universel. Si un tel ordre global doit être garanti par un effort de volonté, de responsabilité, les fonctions sacerdotale et royale s’imposent quasiment d’elles-mêmes, mais pas nécessairement pour autant de manière coercitive – que cette coercition concerne la mise en place et/ou la perpétuation du système. Les fonctions sacerdotales et royales préexistent à leur traduction étatique. Mais entendons-nous bien : cela ne signifie aucunement que de telles fonctions sont intemporelles, mais uniquement qu’elles doivent être dépassées de concert.

[Le complotisme qui fait des ravages dans la perception du fonctionnement actuel du monde pourrait de ce fait quasiment être rattaché à une forme d’atavisme historique millénaire... : les humains sont depuis toujours fâchés avec le hasard, c’est peut-être là la raison de leur fascination pour les jeux de hasard, après des siècles de damnation religieuse.]

Ces deux fonctions indissociables, sacerdotale et royale, peuvent être considérées comme un invariant de l’histoire de l’humanité, du moins jusqu’à ce jour, avec bien entendu un basculement significatif lors de l’émergence de l’organisation étatique dans certaines régions du monde, avec l’émergence et une autonomisation relative du principe d’autorité et de puissance au bénéfice de l’ordre royal, relativement à l’ordre hiérarchique sacerdotal.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer un tant soit peu la naissance de l’État ? C’est difficile à concevoir, puisqu’elle prend place dans un monde et à une période pendant laquelle l’immense majorité des sociétés humaines avait, semble-t-il, réussi à contenir le principe d’autorité sur le temps long. Cette naissance de l’État n’obéit pas non plus à un impératif catégorique de développement, puisque, jusqu’à nos jours, un nombre significatif de sociétés a été en mesure de ne pas y succomber (du moins autant que la confrontation avec les sociétés étatiques a pu être maintenue à une distance minimale).

[Attention à ne pas tomber dans le raccourci qui voudrait que les sociétés non étatiques d’aujourd’hui, du moins de l’histoire récente, seraient fondamentalement les mêmes que celles qui auraient existé lors de la naissance des États. Le plus raisonnable est encore de supposer que les deux types de sociétés, étatiques et non étatiques, se seraient transformées de concert, selon des logiques probablement parallèles, et à des rythmes différents, à partir d’un socle historique globalement commun...]

L’État, c’est l’autonomisation simultanée des fonctions sacerdotale et royale au regard d’un corps social qui leur font face.

L’État s’est constitué sur un hiatus, une divergence, une contradiction entre le sens de l’individuel et le sens du collectif, tels qu’ils ont pu exister auparavant. L’Etat est à l’origine autant que la conséquence de cette différenciation, le marqueur historique de cette ambivalence. L’État marque une différenciation anthropologique d’avec les sociétés pré-étatiques : l’intervention/médiation institutionnalisée du monde des dieux anthropomorphes entre les hommes et le collectif sur fond d’une autonomisation réciproque plus poussée des hommes vis-à-vis du collectif. Cette intervention/médiation de dieux anthropomorphes est un marqueur de la différenciation initiale entre les hommes et leur monde, le moment où ces hommes commencent à se reconnaître une place à part dans le cycle du vivant, non plus vivant parmi les vivants, vivant parmi les esprits, mais chaînon entre les vivants et les dieux.

L’institutionnalisation plurimillénaire de l’État ne peut pas (seulement) s’expliquer par l’usage de la force et de la coercition. Cette force peut expliquer un changement ponctuel de gouvernants, mais pas du tout la persistance du régime étatique à travers l’histoire. L’État est au centre d’une articulation verticale sacerdotale et horizontale royale du social : l’histoire de l’État, jusqu’à nos jours, est l’histoire de cette articulation, l’histoire des modifications internes de cette articulation. La critique des fondements de cette articulation est donc nécessairement au centre de la critique de l’État.

L’institution d’une hiérarchie religieuse crée un déséquilibre qui ne peut être compensé que par une augmentation de puissance politique. La réciproque est également vraie ; l’institution d’une puissance politique crée un déséquilibre qui ne peut être compensé que par une augmentation de puissance du principe religieux. C’est ce cercle vicieux qui assure depuis lors la pérennité de l’État, qui sur le temps long a vu s’accroître de concert l’augmentation de la puissance des dieux et des princes. L’existence de l’État est liée à un principe de déséquilibre qui ne peut être contenu que par une augmentation permanente de puissance dont l’origine est en grande partie exogène : augmentation de populations, de territoires, de dieux, de symboles, de métaux précieux, de richesses, d’armes, de soldats-mercenaires, d’esclaves, etc. C’est pourquoi la guerre est le levain de l’État, le moteur le plus simple de son augmentation de puissance : pour l’État, il n’y a jamais eu de différence fondamentale entre la guerre et la préparation de la guerre..., la capacité de vaincre à la guerre étant simultanément la validation de la puissance sous ses deux aspects indissociables, celle des dieux et celle des princes [2]. La puissance n’existe que si l’on en use, que si elle est en permanence mise à l’épreuve ; elle n’existe qu’à travers cette seule mise à l’épreuve.

L’articulation entre la dimension sacerdotale et royale de l’État pourrait se faire et se régler par l’intermédiaire de l’argent, l’argent-offrande et l’argent-tribut-butin, en se basant sur l’inaltérabilité des métaux précieux (or, argent), inaccessibles à la corrosion, à la corruption [3], comme substitut symbolique de l’inaltérabilité de l’ordre sociétal dont se revendique l’État. L’argent a originellement une fonction politique de structuration de l’ordre sociétal. Il n’y a pas de raison fondamentale pour penser que la naissance de l’État ait invalidé immédiatement et complètement la logique initiale du don/contre-don qui structure les sociétés non étatiques. Mon hypothèse est que la monnaie ne peut pas être comprise historiquement comme « marchandise universelle » telle que le déduit la mythologie du troc [4]. La centralisation de la richesse et de la puissance opérée déjà par les premiers États ne peut se concevoir indépendamment d’un large système de redistribution, tant matériel que symbolique, garantissant en retour une certaine stabilité du système. Dans un tel contexte, l’argent n’est pas un moyen d’échange, mais un moyen de contrôle des échanges, un outil de régulation social. L’argent est un instrument politique de régulation, un moyen de codification des hiérarchies sociales, et accessoirement seulement un moyen de paiement.

L’État est historiquement une cosmogonie fondée sur une articulation entre le religieux et le pouvoir, dont le prêtre et le roi sont les deux symboles, les deux traductions institutionnelles, les deux visages complémentaires, l’un étant nécessairement le revers de l’autre. L’erreur serait ici de croire que le religieux ne serait que l’alibi, le faire-valoir du pouvoir : le religieux incarne, dès les premières origines, la « rationalité » profonde de l’univers, tout comme la rationalisation de la place des hommes dans cet univers-là. L’erreur fondamentale des modernes a été de confondre le religieux avec les Églises, de ne pas comprendre que la naissance de la Science représente une métamorphose du religieux et non sa négation : la Science ne représente historiquement que la traduction mathématique de l’œuvre de Dieu, elle caractérise même un nouveau palier historique de la cohésion symbolique du religieux, Dieu se dissolvant entièrement dans sa création (ce qui pourrait être la définition « classique » de l’objectivité).

C’est le fait de pouvoir considérer la Science (avec majuscule) comme la dernière expression du religieux qui permet de rétablir, repenser, la continuité historique de l’État sur le long terme, de saisir la part, la dimension, indissolublement matérielle et subjective de l’État. L’État c’est l’articulation du religieux et du pouvoir, et toute mutation de l’État est simultanément une mutation du religieux ainsi qu’une mutation du pouvoir. L’État dit moderne est ainsi une réponse particulière à une crise de l’État qui s’exprime par une « abstractisation » du religieux à travers l’émergence de la science et l’autonomisation du rationnel, une abstractisation du pouvoir à travers l’émergence du juridique et l’autonomisation du droit, auxquelles on pourrait rajouter l’abstractisation des rapports sociaux à travers l’autonomisation de l’argent (et de la création ex nihilo de l’argent par le crédit), tout comme à travers l’abstractisation citoyenne.

Aux sources de l’histoire humaine : l’impossibilité de concevoir le hasard, l’inexistence de la notion de hasard. Tout ce qui arrive résulterait toujours d’une volonté ou d’une faute... Cela est tout particulièrement vérifiable pour les sociétés prémodernes, la première modernité elle-même ayant conclu que « Dieu ne joue pas aux dés » (Albert Einstein, années 1920, dans sa controverse avec Niels Bohr au sujet des quantas). Finalement, cela pourrait bien être le hasard qui pourrait être le meilleur démenti à l’existence des dieux, leur meilleure antithèse... Les religions sont en effet aux fondements de tous les systèmes de compréhension rationnelle du monde : ce n’est donc que si le monde n’est pas entièrement réductible au rationnel que les religions peuvent être dépassées.

Toute l’histoire de l’humanité, jusqu’au XXe siècle avec l’émergence de la physique quantique, pourrait ainsi être décrite comme un exorcisme de cette contemporaine notion de hasard : toutes les religions en sont des conjurations, toutes les organisations sociétales sont des remparts contre le dérèglement du monde qui résulterait d’un principe de non-responsabilité humaine de son ordonnancement conjoint avec les dieux. La modernité est finalement cette tentative de délier les humains de cette responsabilité : en quoi elle est clairement et précisément un échec.

LOUIS
Colmar, le 1er novembre 2020


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