« Il faut dire d’abord que je ne crois pas qu’il y ait une littérature ouvrière spécifique. Il peut y avoir de la littérature écrite par des ouvriers, mais elle ne se distingue pas, si elle est bonne, de la grande littérature. Je crois en revanche que les travailleurs peuvent rendre à la littérature d’aujourd’hui quelque chose qu’elle semble, dans sa plus grande partie, avoir perdu. »
Albert Camus, in : La Révolution prolétarienne, n° 447, février 1960.
Louis Guilloux (1899-1980) fut l’un des rares écrivains qui, avec Jean Grenier et René Char, veillèrent le cercueil d’Albert Camus. Ce qui donne une idée assez précise de sa place dans le monde des lettres tel qu’il existait hors des cercles de ceux qui « faisaient » et « défaisaient » les réputations du temps. Guilloux, comme Camus et Char, étaient des « en-dehors ». Ou, si l’on veut parler plus clair, des provinciaux. Face à la société intellectuelle de leur époque, Louis Guilloux disait se sentir « comme un parvenu de la culture » semblable à un « parvenu économique » que la bourgeoisie installée de longue date dans sa légitimité moque et ridiculise volontiers et de laquelle il serait préférable de se sentir ignoré tant il est vrai qu’elle est volontiers humiliante. Tout comme Camus qui disait, lui, « se sentir toujours en faute » dans ce cénacle parisien à la mentalité de notables des lettres. Je note, par ailleurs, non sans une certaine amertume, qu’à l’occasion de l’anniversaire de la mort d’Albert Camus, il ne fût pas fait référence de façon plus nette et plus ferme, à son ami et complice Louis Guilloux. Ce que modestement, à mon petit niveau, je voudrais m’attacher à réparer.
On a souvent prétendu, à tort mais parfois avec insistance, que Louis Guilloux était l’auteur d’un seul et magnifique roman : Le Sang noir (1935, Gallimard). Or, il serait regrettable de s’en tenir à cette pensée commune sans avoir sacrifié une nuit d’insomnie ou une sieste d’après-midi chaude à la lecture de La Maison du peuple (1927) et de Compagnons (1931). Une matinée pluvieuse conviendrait aussi, d’ailleurs.
Compagnons, qui toujours m’émeut, est un court récit qui narre les derniers jours de Kernevel, un modeste ouvrier maçon qui n’a guère connu de joies, et qui, à l’agonie, a « des larmes de bonheur » dont il ne sait d’où elles lui viennent. « Si c’était cela, la mort était un grand bonheur. Il pensait à sa vie, et il ne regrettait rien. » Nul manichéisme, mais une fine observation de la souffrance des « laissés-pour-compte » de la dignité humaine. « Le droit à l’honneur et à la justice » se gagne dans le combat syndical et politique, celui du mouvement ouvrier qui, durant les années 1840 à 1914, écrira – c’est le cas de le dire – ses plus fortes pages, de la belle utopie à son impuissance face à la grande boucherie nationaliste : pour son honneur, vivre debout plutôt que mourir à genoux.
Chez Guilloux, la clarté dans l’expression et l’absence d’artifice ou d’affectation – comme, par exemple, l’usage d’un vocabulaire qui cherche à « faire peuple » – participent d’une qualité d’écriture que Camus salua avec enthousiasme. Il y a, en effet, dans cette ostentation du populaire, quelque chose de profondément indécent, une pose qui bafoue la dignité de ceux dont, au fond, on parodie la langue. Car comme le pontait Jacqueline de Romilly (une Grande Dame), « mépriser une langue revient à mépriser une culture ». Les Bretons et les Méridionaux en savent quelque chose. « Avec Vallès et Dabit [1], dira en substance Camus, il [Guilloux] a su trouver le seul langage qui convenait » pour évoquer la misère des humbles, traduire « une vérité qui dépasse les empires et les jours, celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort ». Nous sommes là face à un geste littéraire d’une grande sobriété, mais aussi d’une grande sensibilité et d’une parfaite honnêteté.
Le philosophe Jean Grenier (1898-1971) fut leur « bon maître » à tous deux. Lui-même élève de Georges Palante [2], il inspira à Louis Guilloux, dans Le Sang noir, le personnage haut en couleur de Cripure (« critique de la raison pure, Cripure de la Raison tique… »), ce bougre qui tourne en ridicule jusqu’à sa propre mort. C’est Grenier qui, dans les années 1930, fit connaître La Maison du peuple et Compagnons à Camus, son élève, lequel s’enthousiasma immédiatement pour l’œuvre de Guilloux – et particulièrement pour son admirable Compagnons. Camus, avec la fidélité et la sincérité qui le caractérisaient, fut de ceux qui, avec Guéhenno, louèrent l’auteur et admirèrent l’homme, sa droiture, sa simplicité, en un mot comme en mille son humanité. Une histoire commune, une amitié durable, celles de deux enfants du siècle partageant une origine sociale modeste et formés à l’école de la République laïque aux riches heures des « hussards de la République » [3].
La forte proximité de Guilloux et Camus avec l’imaginaire du mouvement ouvrier d’avant la Première Guerre mondiale, et en particulier avec le syndicalisme révolutionnaire dont l’histoire demeure encore à ce jour largement méconnue, piétinée qu’elle fut par le manichéisme simplificateur des marxistes-léninistes, était au cœur de leur approche politique. Il est bon parfois de fouiller dans les poubelles de l’histoire pour en sortir des pépites – celles du doute et du refus de l’ « esprit de parti », notamment. Dans leur geste de révoltés, la noblesse de leurs aspirations réclamait une forme d’entêtement qui enracina les deux hommes dans leur amitié. Ils ne devront leur reconnaissance qu’à la simplicité de leur sincérité et à la qualité de leurs écritures faites de chair et de larmes, de soleil et d’ombre, de misère et de joies simples, de respect pour les faibles et leurs rêves de justice sociale. L’on sait à quel point la lecture de L’Homme révolté de Camus est indispensable ; il est désormais inutile d’y revenir. Pour Guilloux, on en sait moins, et pourtant, à le lire, l’on ne sera pas déçu. À l’un comme à l’autre sont étrangers ceux qui, forts de leurs effets de manche, ces bourgeois (petits et grands) devenus des tribuns de la plèbe, capteront l’autonomie du mouvement ouvrier au profit de leur ambition personnelle – c’est le cas du docteur Rebal dans La Maison du peuple de Guilloux. Ce sont ceux-là, précisément, qu’ils considèrent comme les fossoyeurs de la culture populaire, celle qui fut au cœur de l’intimité des hommes qu’ils étaient. Guilloux et Camus savent que la culture (au sens anthropologique) des gens simples qu’ils connaissent bien, et pour cause, est une parfaite illustration de la common decency d’Orwell. Tous deux se méfient de la culture du bon sentiment et de la mauvaise conscience, cette sauce – ici Troisième République – dans laquelle mijote toujours « le désir de pouvoir » des petits-bourgeois de leur temps. Les pionniers du « socialisme ouvrier » de La Maison du peuple se font utiliser par un politicien démagogue, disqualifiant le sens de leur combat et dénaturant le sens du mot « socialisme » devenu ce qu’il est aujourd’hui : un signifiant devenu vide de sens comme l’est certainement la peinture classique du XVIIIe siècle pour un touriste japonais errant dans les salles d’exposition du musée du Louvre.
Dans Compagnons et La Maison du peuple, Guilloux exprime sa nostalgie de l’anarcho-syndicalisme. Camus, quant à lui, fréquenta les militants de la CNT espagnole en exil chassés de leur terre par Franco et qui se réunissaient avec lui pour partager l’amour qu’ils avaient en commun pour la justice par la liberté. Il entretiendra avec eux une complicité fondée sur l’estime réciproque qui jamais ne sera démentie. Camus les aida et les soutiendra du mieux qu’il put sans jamais hésiter. Il louera la beauté de ces âmes nobles dans la défaite. L’Espagne, dira-t-il, est une plaie qui saigne et jamais ne cicatrisera [4].
Camus comme Guilloux, il est vrai, n’ont jamais été fascinés par les dogmes marxistes. Et c’est sans doute ce qui les sauvera du désastre léniniste lorsque le Kominterm sera transformé en simple « courroie de transmission » au service de la politique étrangère de l’Union soviétique. Soumis à ses puissants relais et à sa culture de l’obéissance aux ordres, le mouvement ouvrier européen passera, à de très minoritaires exceptions près, sous la coupe du pouvoir stalinien (notamment sur la question coloniale et aussi sur celle de la lutte antifasciste).
Camus et Guilloux ont baigné dans la même culture. Ils ne s’y sont pas noyés. Ce qui a tout d’une performance dans le contexte de l’époque. Chapeau bas, Messieurs ! Camus dira non sans une pointe de malice, lors d’une conférence, que « sa génération était une génération intéressante » car elle eut à vivre les conséquences désastreuses de la guerre de 1914, l’émergence d’un espoir fou provoqué par le succès inespéré, après tant de défaites ouvrières, du coup d’État bolchevik d’octobre 1917, la naissance et la montée en puissance du Parti communiste français, la crise de 1929 et la paupérisation de masse, le Front populaire et ses victoires si durement arrachées au patronat, l’Espagne assassiné par les franquistes et le NKVD, deux totalitarismes, la guerre (encore), l’Occupation et la résistance (à guerre totale, résistance totale) et ensuite, dans le courant des années 1950, la morgue policière des intellectuels staliniens et de leur Parti, la révolte ouvrière de 1953 à Berlin, le soulèvement hongrois de 1956, sans oublier, bien sûr, la décolonisation et les sanglantes guerres de libération nationale de l’Indochine à l’Algérie. Oui, c’est sans doute ce que l’on peut appeler une « génération intéressante ».
Louis Guilloux, militant du Secours Rouge [5], accepta de partir en Union soviétique avec André Gide en 1936 – alors qu’à des milliers de kilomètres de Brest, Camus, un an avant, était entré au PCF qu’il quittera deux ans plus tard poussé vers la sortie sur fond de désaccord politique en rapport avec la question coloniale. À son retour André Gide publia, en 1937, une charge implacable dénonçant la réalité du pouvoir bolchevik [6]. Louis Guilloux, lui, refusa d’écrire, en bien ou en mal, en pour ou en contre, sur ce séjour russe, mais surtout il s’abstint d’accuser Gide de mensonge. En ce temps-là, on ne parlait pas encore de fake news, mais l’idée y était. Et puissant le cœur qu’on y mettait à l’ouvrage. Car tout était bon pour disqualifier les ennemis de l’URSS. Malgré les sollicitations pressentes des camarades, Aragon en tête – Aragon toujours et encore à la manœuvre lorsqu’il s’agissait de salir ceux qui osaient critiquer le camarade Staline, le petit-père des peuples –, Guilloux ne dira rien qui pût porter ombrage au livre de Gide. « Si j’avais la moindre envie d’écrire pour le public “quelque chose” sur mon voyage en URSS avec Gide, ce ne sont pas les procès de Moscou, ni la guerre d’Espagne qui m’y inciteraient », notera-t-il simplement dans ses Carnets. Il précisera par ailleurs que ce voyage très organisé en URSS était tellement encadré et surveillé qu’ils n’avaient rien pu voir.
Je m’arrête là, les amis, en suspens entre littérature et histoire du mouvement ouvrier. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui ignorent la profonde humanité qui habitait le maçon Kernevel, la même qui anima l’espérance du père de Louis Guilloux. Pour ne pas en perdre la précieuse trace et par amour de la littérature, l’on peut – l’on doit – se plonger sans attendre dans les pages des récits et romans de Louis Guilloux. Ils en valent la peine.
Jean-Luc DEBRY