Ce qui fait, sans doute, la singularité de ce moment d’hésitation, c’est une sorte de latence, d’absence et d’étrangeté qui ne tient pas qu’au port obligatoire d’un masque paré aujourd’hui de toutes les vertus sanitaires. Nous vivons, en fait, comme dans une sorte de trou d’air vicié où rien de ce qui semblait prévisible ne s’est produit. Ni le saut qualitatif tant attendu capable de coaliser les colères logiques qui agitent le pays, ni l’auto-néantisation progressive d’une Macronie dont Korona avait pourtant dévoilé la bassesse et l’incompétence.
Les conditions mêmes du déconfinement et de ses suites nous ont vite permis de comprendre en quoi l’insaisissable de cette époque – et la peur qu’il engendrait – risquait de nous ramener à la plus méprisable condition qui soit : celle de spectateur passif d’un destin qui pourrait nous échapper durablement. Les derniers soubresauts du printemps nous avaient conféré, c’est vrai, quelques raisons d’espérer une extension, même fragmentée, du domaine de la lutte, mais l’été ne tarda pas à les défaire. Tout s’est dégonflé, de fait, à la vitesse de nos épuisements. Demeurèrent ici ou là quelques foyers d’indiscipline, animés notamment par d’hyper-volontaristes Gilets jaunes reprenant quelques ronds-points ou libérant des péages, mais leur constance n’eut pas d’effets. Comme si, devant la rudesse des temps et l’incertitude de l’avenir, les corps s’accordaient une pause dans le retour à la vie consommable. En cela, même globalement admis comme incompétent, le pouvoir marqua sans doute un point.
On y voit pour notre part l’effet d’un calcul. Comme tout un chacun, le pouvoir sait que la brisure est nette entre sa vision du monde et celle d’une grande minorité, probablement majoritaire, du peuple souffrant, toutes variantes confondues. Il sait aussi, et mieux que nous, que les vaccins contre Korona ne vont sûrement pas tarder à inonder le marché de la vie inquiète. Partant de là, le pari qu’il semble prendre pourrait s’énoncer ainsi : rendre désirable, à force d’attente, cette vie de cloportes consommateurs – que les grossiers Gilets jaunes ont résumée en un subtil slogan repris d’ailleurs : « Travaille, consomme et ferme ta gueule » [1] –, cette vie merdique d’avant Korona qui, d’un coup d’un seul, pourrait devenir acceptable du seul fait que qui s’y livre sans conscience ne risque rien, du moins à court terme. Du coup, cette immunisation – que tout le monde attend – pourrait aussi être un vaccin contre la subversion par retour à la privatisation générale des aspirations à la survie de la festivité vaccinée contre le dernier risque en date, en attendant le prochain. En ce sens, la vague d’insouciance de l’après-confinement du printemps, cette confusion communément admise entre l’apparente liberté des corps et la vie même, disait beaucoup de ce que la réclusion relative du confinement avait déjà mis en branle dans les esprits comme aspiration à la vie, non pas bonne mais normale, c’est-à-dire dictée par la loi du Marché. Cet instant, qui fut aussi celui des retrouvailles à bonne distance entre amis ou parents séparés par le confinement, ne fut pas un retour à une forme de liberté reconquise, mais une libération conditionnelle octroyée par l’État. Et pourtant, il put être perçu, y compris dans les rangs de celles et ceux qui se disent les plus déterminés à combattre le mensonge de ce monde, comme un retour à la vie, ce qui en dit beaucoup sur la force de nos faiblesses.
Rien ne dit, bien sûr, que ce pari sera gagné, ni même qu’une hypothétique victoire du pouvoir sur la base du consentement provisoire à la vie consommable lui permette de retrouver suffisamment d’air pour continuer sa sale besogne de marchandisation de nos univers, mais elle confronte nos dissidences à quelques repositionnements. Si nous insistons sur cette phase première de l’après-confinement, c’est aussi qu’elle nous a révélé en quoi et comment nos inconscients pouvaient, temporairement, s’accorder au pouvoir sur le terrain d’une pseudo-liberté retrouvée. Car, pourquoi le taire, il nous arriva aussi de sentir, dans les chaudes nuits de l’été, une certaine appétence pour cette normalité que, pourtant, nous pensions détester. Les après-guerres, même si cette pandémie n’est pas une guerre, sont souvent comme ça : elles ouvrent beaucoup plus fréquemment sur des périodes de réévaluation plus ou moins joyeuses de l’idée de normalité reconquise que sur des moments de rupture. La guerre a cela de bon de remettre les compteurs à zéro et l’après-guerre de remplir les verres.
Le remaniement ministériel de juillet fit un bruit creux. Castex le Rocailleux remplaça le Dalmatien épuisé ; Darmanin (de l’Intérieur) chaussa la casquette de Castaner NTM ; Dupont-Moretti la Grande Gueule renvoya Belloubet aux poubelles de l’histoire ; Bachelot l’Ineffable abandonna partie de ses émoluments de diva mainstream pour prendre en charge la Culture sinistrée (on craint le pire). Rien en somme. Un gouvernement d’épiphénomènes, résultat d’une alliance macrono-sarkozienne de circonstance dont la conscience écologiste échut à Dame Pompili et la conscience féministe à Lily Marlène, en charge du coaching moral du Premier Plus Jeune Flic de France. La chose occupa un temps les écrans et gazettes du Spectacle. Il y a fort à parier que, parmi ceux qui nous lisent, nombreux soient ceux qui se foutent de ce remaniement. On les comprend. Mais il n’est pas inutile de noter que, pour le coup, ce néant si visible a valeur d’attestation de la très faible capacité d’attraction de la Macronie salissante, d’une part, et, d’autre part, de la vraie nature – performative, diraient les postmodernes – de la dialectique jupitérienne : nommer en même temps, en situation de « guerre » et à des postes-clefs, Dupont-Moretti et Bachelot, c’est à coup sûr faire synthèse de la résonance et du vide.
Le reste, tout le reste, est affaire de police qui, elle, résonne de son arrogance et de la totale impunité que la Macronie lui assure. Darmanin (de l’Intérieur) est sans doute le petit chef qui lui convient pour monter d’un cran dans le grand nettoyage. Il faut l’entendre, le locataire de Beauvau, déclarer, cynique, qu’il « s’étouffe » quand il entend parler de violences policières alors qu’il est désormais en charge de leur organisation ou encore, faux derche, condamner « l’ensauvagement d’une partie de la société française » quand sa police en fabrique à la pelle, des « sauvages ». On pourrait s’étonner, d’ailleurs, que personne, sur l’autre rive, celle des réprimés, n’ait eu l’idée de revendiquer l’appellation. Eh oui, nous sommes des sauvages, et le titre nous va. Comme les grèves quand elles le sont ou les insurrections quand elles prennent. La sauvagerie, c’est ce qui participe d’un changement de méthode, ce qui sort du registre admis du consensus social. Occuper des lieux de pouvoir, bloquer des ronds-points, perturber la circulation des flux marchands, séquestrer des patrons voyous, résister à la barbarie répressive, c’est l’arme des pauvres quand l’ordre bourgeois, le vôtre, sieur Darmanin (de l’Intérieur), les a privés de tout moyen de défense « civilisé ». Et comment ne pas l’être ou le devenir, « sauvage », quand le macronisme, ce pur affairisme qui puise dans toutes les poubelles les idées qu’il n’a pas, a anéanti tout ce qui avait, précisément, pour fonction admise de canaliser la toujours possible sauvagerie des pauvres. Cet « ensauvagement », vous le craignez, et c’est une bonne raison de le cultiver. L’histoire des Gilets jaunes nous le prouve : plus vous les avez insultés, raillés, humiliés, matraqués, gazés, éborgnés, plus leur colère est devenue consciente que vous représentiez l’ignominie en actes. C’est ainsi, gens d’en haut, il n’y a pire affront pour celles et ceux qui sont privés de tout que de se sentir, en plus, niés comme êtres humains conscients de leur misère et du système qui la provoque, le vôtre.
Malgré ses rodomontades et surenchères, le pouvoir a eu peur le 12 septembre, date choisie par les Gilets jaunes pour faire leur rentrée. L’interdiction des cortèges, les nombreuses arrestations préventives, la chasse aux preneurs d’images alternatives, l’énorme dispositif policier déployé dans la capitale, la transformation des Champs-Élysées en fortin barricadé, les images diffusées par Lallement de riverains de l’avenue de Wagram encourageant, comme les Versaillais de 1871, les forces du désordre à saigner les Gilets jaunes – « Tuez-les ! » – furent autant de signes de cette peur tenace des possédants. La peur, on la percevait jusque dans l’attitude des flics, dans leurs regards, menaçants ou fuyants, mais étrangement inquiets au vu des moyens de répression dont ils sont dotés face à des foules certes déterminées, mais éclatées, plus souvent nassées qu’en mouvement et jamais vraiment menaçantes. Le premier Gilet jaune pénétrant, en gilet, sur les Champs, fut arrêté à 8 h du matin. Il leva le poing et partit en garde à vue. Il était seul. Il avait l’air content d’être là, sur le lieu même d’un glorieux début d’offensive. Les regroupements qui purent s’opérer furent systématiquement nassés. Compte tenu des circonstances, matraques et gaz à tous les carrefours, la vraie surprise fut qu’il y ait encore autant de monde à faire présence active. Au bout du compte, éclatée ou compacte, une grosse manif sauvage buissonna autour du périmètre interdit en affrontant les charges de la flicaille – CRS et gendarmes, pour qui ferait encore la différence –, mais aussi en forçant parfois ses lignes. Dans la chaude après-midi de ce jour, à l’angle de l’avenue de Wagram et de la place du Brésil, juché sur un promontoire, Jérôme Rodrigues eut ces mots : « Le mouvement n’appartient à personne ; il est irrécupérable. C’est votre mouvement ; c’est à vous de bouger, de décider, d’aller chercher ce que vous voulez. » Peu de temps après, devant le 143 avenue de Wagram, un cordon de police fut presque involontairement nassé par les manifestants. Ce fut un moment de bascule possible. Les sommations d’usage ne furent pas suivies d’effet. Les flics rejoignirent, sous les quolibets, le trottoir de la vaste avenue. Là, la panique policière était palpable. Aussi palpable que l’hésitation des manifestants devant le frein qui rompt. Sans véritable réaction offensive, une autre nasse policière se reconstitua un peu plus haut sur la même avenue.
Bercés par les pronostics infiniment répétés par une caste médiatique auto-dressée à la servitude, le pouvoir, encore plus stupide qu’elle, cherche à se persuader que les Gilets jaunes seraient en voie de disparition. La vérité, il faut la chercher dans le regard des flics qui, eux, savent, pour y être directement confrontés, ce qu’il en est de la réalité de la colère, diffuse mais massive, qui s’exprime en jaune. Bien sûr, les Gilets en action ne représentent plus qu’une petite partie de ce qu’ils ont été au temps des origines – plus pacifique et déjà lointain –, où ils pensaient, naïvement mais humainement, que la police pouvait se ranger de leur côté. Débarrassés de leurs illusions, ceux qui persistent à défier avec constance l’ordre de la cynique Macronie, représentent désormais le noyau dur de la colère sociale. Il a coalisé diverses radicalités manifestantes : autonomes, antifas, syndicalistes de base. Il se cherche. La question qui se pose à lui, c’est celle de comment passer de la défensive à l’offensive. Il hésite encore mais, sous les masques, il cherche.
Reste que la conscience qui s’est levée avec la mise en branle des Gilets jaunes exigeait, pour prospérer, du temps et des conditions normales d’expression. Ainsi, le mouvement d’opposition à la contre-réforme des retraites avait tissé les convergences nécessaires pour que s’ouvrît enfin, à la base, la perspective d’un front commun des résistances sociales. C’est en cela que Korona aura d’abord été un virus perturbateur des colères et un frein à leur expansion. On ne doute pas que l’État, qui sait gérer la peur en la calmant ou en l’amplifiant, fera tout pour tirer parti de la crise sanitaire en cours. On sait aussi que, faute de pouvoir faire bloc, les colères risquent de s’enliser dans des guérillas multiples que la police est aujourd’hui capable de museler une à une, et ce d’autant que, l’échéance électorale se rapprochant, l’hypothèse se profile déjà de la possible canalisation de nos colères par adhésion, volontaire ou par défaut, aux nouvelles illusions démocratiques qui ne manqueront pas de monter et qui, même si elles sont capables d’en finir – ce qui n’est pas rien – avec la Macronie éborgneuse, n’en iront pas moins, par nature, à l’encontre du projet d’émancipation et d’autonomie.
Freddy GOMEZ