■ Claire AUZIAS
UN FAIT D’ÉTÉ
The Book Edition, 2020, 160 p.
Juste avant le déluge du cinquantenaire de Mai-68, Claire Auzias, lutine, publiait son livre Trimards [1], hommage à la « pègre » et aux mauvais garçons d’un printemps lyonnais où elle s’investit beaucoup. Quelques mois plus tard, transformée en héroïne un peu niaise de la déglingue post-soixante-huitarde par un commis de rentrée littéraire, elle nous livrait une assez savoureuse « Lettre ouverte à mon prédateur » qui fit un certain bruit, notamment au Mercure de France, éditeur du diffamateur. C’est que Claire Auzias est du genre entêté. Ses amis la connaissent, ils ont pansé quelques-unes de ses blessures pour le savoir : elle ne renonce à rien quand il est question d’honneur ou de mémoire.
Et voilà que sort en cette rentrée de septembre, en autoédition, un petit recueil d’elle dont on sait par avance qu’il passera inaperçu. Et – pourquoi le taire ? – l’on enrage un peu à l’idée qu’aucun éditeur digne de ce nom de la scène dite alternative, celle qui a nos faveurs depuis longtemps, n’ait accepté d’accorder à ce cri du cœur la chance qu’il méritait. Car, au-delà de sa propre histoire, ce témoignage très singulier de Claire Auzias s’applique, une fois encore, à rendre hommage à celles et ceux qui, plus nombreux qu’on ne l’imagine, vécurent l’après-fête comme un impossible retour à la normale. L’histoire les a rangés dans la catégorie des illuminés, des instables et des suicidés de la société. Comme d’autres avant eux et d’autres après. La morale révolutionnaire en a même rajouté dans l’opprobre, comme c’est son rôle, au nom d’une efficience de curés.
Outre une probable nausée, on peut penser que la chiasse commémorative de 2018 aura ranimé chez Claire Auzias quelques souvenirs bien précis et peu tamisés de son « après » à elle. Ce qui frappe l’esprit et le cœur à la lire, c’est son aptitude à dignifier son vécu. À dignifier, répétons, pas à magnifier. Dignifier, c’est donner une dignité aux dérives de ces temps, les prendre au sérieux, dire ce qu’elles engagèrent de ruptures et de courage jusque dans la perte de soi et, in fine, comprendre en quoi et pourquoi elles firent terreau de ce qu’on est devenu les années passant : des inadaptés définitifs d’un monde qui, lui, ne s’est pas arrangé.
Tout commence en septembre 1972, dans les monts du Lyonnais. Claire « l’enragée » [2] vient de sortir de cabane. Danielle, sa sœur de captivité de Montluc, leur a trouvé une maison, une grotte, un refuge. Elles sont en attente de leur procès. « Nos seuls amis étaient en taule, écrit Claire Auzias. Aux gens libres nous n’avions rien à dire. » Un mois plus tôt, elle a épousé, à la prison Saint-Paul de Lyon, Didier Gelineau, son compagnon. Ce récit lui est dédié. Sa liberté provisoire, en attente du procès, dépend d’un travail. Elle en trouve un de documentaliste au TNP de Villeurbanne, codirigé par Planchon et Chéreau, qui lui offrent « l’asile ». Elle y est bien. Elle écrit à Didier sur des affiches de théâtre. Pour le distraire. Elle a vingt ans. Elle aime le théâtre. Elle envisage même de faire de la mise en scène.
Elle est un peu éruptive, Claire, un brin déjantée aussi. C’est son côté double : seventies et personnage de Queneau, tout à la fois. Exemple : malgré sa « phobie animale », elle adopte deux chiens – Mescal et Zazie, « un mâle et une femelle pour expérimenter ce qui différencie les sexes, du social ou du natif ». Ils feront la route avec elle, au sens propre du terme, jusqu’à la frontière somalienne, où elle sera obligée de les abandonner. Pour survivre, c’est-à-dire pour continuer à vivre. Un sacrifice qu’elle raconte, des larmes dans sa plume. Il y a, en vrai, beaucoup de larmes retenues dans ce récit net, tranchant, sans fioritures, sans masques. « J’étais moi-même en proie aux vicissitudes de l’époque, écrit-elle, à l’impétuosité de l’existence matérielle, toutes nécessités auxquelles j’étais incapable de faire face. » Didier va mal ; il est entré dans les ténèbres de la détresse. Le 23 février 1973, la Pénitentiaire lui annonce sa mort par suicide médicamenteux. Deux comprimés d’Imménoctal et deux bières. Elle n’y croit pas, Claire. Il faudra que passe un mois pour qu’elle puisse lire sa dernière lettre.
« Le décès de Didier clôturait l’action en justice pour lui. On ne juge pas les morts. » Pour les autres – les illégalistes Patrick, Everest, Daniel, Claudine, Danielle et Claire –, « justice » devait passer. Elle passa. Le procès a lieu en mars. Le procureur Kastner déteste les anarchistes. Il est vrai qu’ils lui en ont fait voir au moment de l’affaire Raton et Munch, comme Claire le raconte dans Trimards. Les peines sont lourdes pour les « enfants perdus de 68 », entre neuf et cinq ans. Danielle et Claire obtiennent le sursis. « J’étais inaccessible, écrit Claire. Ailleurs. J’en avais fini avec ce monde-là, désormais il me lâchait enfin. Libre n’est pas le mot qui convient, mais je n’avais plus de compte à rendre. Ni à ma famille, j’étais majeure ; ni à la justice, j’étais en sursis. » Son choix, ce n’est pas la réinsertion, surtout pas, mais « l’exil », le grand voyage, le lointain, la seule méthode qu’elle connaisse pour garder un rapport au monde, pour se laver des offenses et du malheur. Son but ultime, c’est l’Inde ; sa première étape, l’Éthiopie, avec les lettres du Harar de Rimbaud en poche. Les gens du TNP de Villeurbanne se cotisent pour contribuer au billet d’avion : un aller simple pour Addis-Abeba. Avec Jeanne, une amie. Les deux chiens arriveront un mois plus tard, une fois vaccinés.
Il faut prendre ce récit pour ce qu’il est : la remémoration d’un parcours initiatique en terres de mystères, mais aussi, surtout, l’expression d’un voyage du dedans. D’abord, il y a cette « découverte inouïe » de couleurs, de reliefs, de coutumes, d’expériences inconnues. Mais davantage encore, la preuve qu’on peut durer. Car ce périple – d’Addis-Abeba à Djibouti, via la Somalie et le Kenya, avec arrêts à Nairobi et Mombassa, et longue traversée vers l’Inde sur un vieux rafiot de misère – est d’abord un acte d’endurance, celle qu’il faut pour se laver l’esprit, se mettre d’aplomb en risquant de se perdre. Et le risque de la perte – notamment dans la défonce – est réel, constant, raconté. En cela, il faut saluer la totale sincérité de Claire Auzias. Elle assume sans se renier d’avoir voulu vivre tout ce que l’époque eût d’excessif dans la quête du hors-limites, mais elle n’en joue pas, comme certains faussaires de l’aventure, pour poser à l’héroïne destroy. Il y a beaucoup de débine dans ce livre ; elle est authentiquement décrite, sans fard. Il y a aussi des rencontres magnifiques avec des clochards célestes, des mendiants orgueilleux, des poètes des rues, des beatniks partageux, des êtres en marche vers on ne sait quoi. Il y a la folie, aussi, qui guette comme une frangine les premiers signes de l’infernale descente aux enfers de la disgrâce. Elle raconte, Claire, elle raconte ses excès, ses improvisations, ses naïvetés, ses délires, son attrait pour les odeurs entêtantes de l’encens, sa lecture de Malcolm Lowry, les hyènes du Harar, la pleine lune dans le ciel du désert, les rues de sable de Mogadiscio, un concert de sitar à Bénarès, le manque chronique d’argent, le premier anniversaire de la mort de Didier, le premier shoot de Goa, la clochardisation, l’inimaginable enfermement au « mitard des fous » de Thana Mental Hospital, dernière étape avant le rapatriement forcé vers la France. « Je n’ai plus jamais retrouvé mes chimères indiennes, écrit-elle, la poésie qui vous coule des doigts dès qu’on empoigne un crayon, l’écriture qui navigue joyeusement en jouant sur les polysémies, les excursions interstellaires dont vous pensez ne jamais revenir, tout cela fut enfermé à double tour dans la modération ordinaire d’une vie qui deviendrait plane, sans histoire ni piment. » Et elle ajoute : « J’étais furieuse… » La fureur comme une seconde nature, en somme.
Tout gisait là, nous dit Claire Auzias, dans une « boîte de Pandore », celle qu’elle s’était elle-même confectionnée : des lettres de l’époque du grand voyage, quelques notes aussi sans doute. Le livre fini, clos, elle l’ouvrit et fit le choix de ne pas le retoucher, mais de lui annexer des fragments de cette part manquante. « Mes “ impressions d’Afrique et d’Asie” doivent rester ce qu’elles sont, aussi imparfaites soient-elles. » Ce qui demeure de la réalité, c’est ce que le passage du temps restitue de l’éphémère des instants vécus. Pour le reste, Claire Auzias est historienne, et l’histoire a des scrupules.
L’autre annexe qui clôt ce livre – « Rue des Tables-Claudiennes » – revient sur le début d’une histoire qui n’en finit pas de s’éteindre, comme ce quartier de la Croix-Rousse, aujourd’hui gentrifié, qui fut celui des Canuts, des révolutionnaires, des anarchistes de Lyon. Le 12 août 1971, une bande de jeunes illégalistes défoncés à l’acide font parler les armes en visant une voiture de police en patrouille. Comme ça, parce qu’il y a maldonne : les mômes s’imaginent que les flics sont là pour eux. Le tireur, c’est Didier Gelineau. Les flics répliquent. Didier est touché. Son arrestation est facile. Le reste le sera aussi : la « bande des Dalton » des Tables-Claudiennes sera vite coffrée. Voilà les faits. Rien de bien brillant, convenons-en.
Ce qui l’est, en revanche, et indiscutablement, c’est le plaidoyer final, en défense offensive, de Claire Auzias, cette manière crâne d’assumer, au temps des renégats, sa filiation illégaliste, cette mélancolie qui pointe sous la colère (le « clivage atrabilaire », dit-elle), cette force batailleuse qui la fonde à honorer son mort sans anoblir sa cause. Et puis cette phrase, en conclusion, qui dit tout sur tout : « L’atterrissage prit toute une vie. » Comme cette citation de Mary Shelley : « Que les étoiles contemplent mes larmes. »
Freddy GOMEZ