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Landauer, Buber et l’avenir de la ZAD
Article mis en ligne le 9 septembre 2020

par F.G.

● [bleu marine]Ce texte est repris du site « Solitudes intangibles ».[/bleu marine]

« Humains des métropoles, la fringale de terres doit s’emparer de vous. »
Gustav Landauer


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Initiée dans les années 1970 par les habitants de Notre-Dame-des-Landes et de ses environs, renforcée dès 2012 par le mouvement d’occupation qui avait décidé d’habiter la ZAD aux côtés des agriculteurs historiques ayant refusé de vendre leurs terres à Vinci, la lutte contre la destruction du bocage et la construction d’un nouveau aéroport en périphérie de Nantes, fruit d’une composition politique large, fut finalement victorieuse. Il n’y aura pas d’aéroport à Notre-dame-des-Landes, 1 200 hectares de terre agricoles sont sauvés du bétonnage, et c’est maintenant la question de leur usage par le mouvement qui se pose.

C’est dans ce contexte de réflexions sur l’avenir de la Zone que s’est tenu le troisième rassemblement ZAD en vies les 29 et 30 août 2020, émaillé de réflexions sur l’agriculture, l’habitat non conventionnel, l’écologie, l’antiracisme, le féminisme et les révoltes aux quatre coins du monde. Parmi ces discussions, une présentation des idées de Gustav Landauer (1870-1919), activiste, poète et principal théoricien du socialisme libertaire en Allemagne, a retenu notre attention. Cette discussion, animée par Anatole Lucet (traducteur de l’Appel au socialisme de Landauer) et plusieurs habitants de la ZAD, fut aussi l’occasion de réfléchir au lien entre la prise de terres et la participation aux luttes. Car si la lecture de Landauer intéresse autant certains habitants de Notre-Dame-des-Landes et leurs proches, c’est notamment parce que la question principale qui parcourt son œuvre est celle des conditions de la création de nouvelles communautés, et de leurs places dans la révolution.

[bleu marine]Landauer, Buber et l’Alliance socialiste[/bleu marine]

Ayant développé ses conceptions sur l’anarchisme et le socialisme dans le contexte du passage à l’agriculture industrielle, Landauer a notamment analysé le passage d’une société de communautés à une société contractuelle, ainsi que le développement de la concentration urbaine. C’est donc à partir de ce constat que s’est posée la question de l’édification de nouvelles communautés, qui, pour Landauer, ne pouvaient se constituer que par l’occupation de terres et l’action révolutionnaire. La saturation des espaces et l’entassement des travailleurs dans les villes ne permettant pas la reprise en main de zones suffisamment larges pour y développer de nouvelles formes de vies communautaires, Landauer a donc prôné le développement de communautés de lutte dans les campagnes, et la prise du foncier rural.

Face à une orthodoxie marxiste pensant la révolution à partir du mythe du développement des forces productives et de l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions, qui permettrait in fine à la révolution prolétarienne de jouir des fruits du progrès technique dans une société débarrassée du capital, Landauer écrira à l’inverse : « Le socialisme ne croîtra pas à partir du capitalisme. Il croîtra à rebours du capitalisme ».

Le socialisme (ou l’anarchisme, tant l’auteur utilise les deux termes comme des synonymes) défendu par Gustav Landauer est donc lié à la nécessité de construire ici et maintenant, avant la chute finale, d’autres communautés et d’autres rapports sociaux. Il s’agit donc aussi d’un socialisme culturel, basé sur la nécessité de transformer les rapports entre les individus, et non de simplement changer la représentation politique. Pour cela, Landauer s’est donc opposé aux attentats anarchistes, qui conduisent à réduire la révolution au renversement de la personne à la tête de l’État. Considérant que les communautés agraires qu’il s’agissait de créer préfiguraient la vie que la révolution rendrait possible, Landauer s’est opposé à des notions telles que l’État ouvrier, ou le parti, instance de représentation dont l’existence serait prolongée par l’électoralisme. La perspective défendue par Landauer est celle d’une contre-société qu’il faudrait faire croître par la prise de terres et par la lutte, jusqu’au renversement du capitalisme.

C’est dans ce contexte qu’en 1908, attaché à la construction de communautés réelles et lassé de la fréquentation de groupes d’intellectuels idéalistes persuadés que les masses finiraient par les suivre, Gustav Landauer, en compagnie d’Erich Mühsam, Martin Buber et Margarethe Faas-Hardegger, créèrent le Sozialistischer Bund, Ligue ou Alliance socialiste.

Si elle est notamment connue pour sa défense de l’idée d’une grève générale visant à empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Alliance socialiste fut aussi une fédération d’une quinzaine de communautés, fondées sur l’achat de terres pour tenter de doter le prolétariat d’une force matérielle.

Cette défense de l’instauration du socialisme via la création de communautés agricoles inspirera par la suite les premiers kibboutzim en Palestine. Notons cependant qu’à l’inverse de Buber, Landauer n’était pas sioniste, et souhaitait que la création de ces communautés se fasse en Allemagne. Juif lui-même, Landauer critique à la fois le particularisme inhérent au sionisme en tant que mouvement nationaliste, et la colonisation de la Palestine.

Des années plus tard, Martin Buber put, quant à lui, dresser le bilan des premiers kibboutzim en Palestine, et faire la liste des trois types d’échecs auxquels une communauté de lutte peut faire face. L’échec peut d’abord résulter de l’implosion du collectif, lié aux dissensions internes. Mais l’échec peut aussi consister dans la réussite au sein du capitalisme, jusqu’à en intégrer les critères. Enfin, une communauté de lutte est en échec si elle se suffit à elle-même, et ne se lie plus à différents groupes et aux autres combats.

[bleu marine]Les communautés de lutte et la ZAD aujourd’hui[/bleu marine]

Alors que se pose aujourd’hui, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, la question du devenir de la communauté, et de son inscription dans des luttes plus larges, il n’est pas étonnant que les réflexions de Landauer et de Buber accompagnent une partie des habitants de la Zone [1]. Ceux qui ont défendu le bocage pendant des années et continuent à l’habiter partagent en effet avec les membres de l’Alliance socialiste la volonté de ne pas s’en remettre aux lois de l’Histoire pour faire advenir la révolution, tout en affirmant que la possibilité de celle-ci ne dépend pas seulement du volontarisme de quelques-uns de ses partisans, mais aussi d’une capacité matérielle d’organisation.

Ainsi, au-delà des manifestations, des émeutes ou de la lutte contre les grands projets nuisibles à l’environnement, la persistance de la ZAD s’explique par la défense d’une capacité à s’organiser et vivre autrement. Contrairement à ce qui a pu être craint par quelques observateurs distants, la pérennisation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ne s’inscrit pas dans une démarche de retrait. Les interventions politiques d’habitants de la ZAD, la force matérielle mise au service des luttes, les liens entretenus avec des syndicalistes, des groupes autonomes, des militants écologistes, antiracistes, ou avec des Gilets jaunes, le ravitaillement des occupations, l’appui à la lutte menée en ce moment au Carnet contre l’agrandissement du port de Saint-Nazaire et la destruction d’un espace naturel peuvent en témoigner.

La ZAD n’est pas une utopie, mais à la fois un espace de soutien aux luttes et à d’autres collectifs, un lieu de réunion, un espace d’expérimentations agricoles, un terrain de réflexions sur la mise en place d’autres formes de médiations, d’organisations, de productions. Si le rachat des terres ou la signature de baux n’est pas une fin en soi, ni une façon suffisante de mettre en cause la propriété foncière et la gestion du territoire, elle est un moyen pour que les luttes disposent à la fois de lieux collectifs et d’une production agricole, laquelle a ces derniers mois permis de ravitailler différents piquets de grève ainsi que plusieurs lieux occupés.

C’est aussi pour cela que se réunit régulièrement à la ZAD une Assemblée des usages, réunion permettant de penser ensemble la suite de la vie sur la Zone, maintenant que le projet d’aéroport a été abandonné, à laquelle sont notamment associés les membres de l’association « Poursuivre ensemble », créée par ceux de l’ACIPA (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes), souhaitant continuer à penser l’avenir de la ZAD.

À regarder ce qui a été fait ces dernières années, ceux qui ont continué à faire vivre la ZAD ne semblent donc pas tombés dans les pièges signalés par Martin Buber, à savoir la perte de lien avec l’extérieur ou une institutionnalisation soumise à des critères opposés à ceux qui guidaient préalablement la communauté de lutte. À ceux qui en doutaient, l’accueil à la ZAD de nombreux collectifs ces dernières semaines, pour échanger à propos des luttes en cours et tisser des liens, en est la preuve. Et comme le disait un paysan de Notre-Dame-des-Landes suite à la discussion autour des idées de Landauer et Buber, « le tracteur que l’on achète pour les travaux agricoles à la ZAD et que l’on ramène devant les grilles de la préfecture de Nantes est la métaphore de la capacité à remettre en jeu ce qui a été acquis »...

Jean BAUDRY

■ [bleu marine]Sur Gustav Landauer, le lecteur peut se reporter aux nombreux textes que nous lui avons consacrés dans le numéro 48 (mai 2014) de notre revue. Ils sont consultables en version numérique et désormais disponibles en version livre grâce aux vaillantes Éditions de l’éclat. Sous forte influence landauérienne, la brochure « Prise de terre(s) » (juillet 2019), dont il est question dans ce texte, est jointe ici en version PDF.[/bleu marine]

Prise de terre(s)

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