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La féminisation libère-t-elle les femmes  ?
Article mis en ligne le 3 septembre 2020

par F.G.



[bleu marine]● Cette longue et percutante étude de Maria Desmers sur (et contre) l’écriture dite inclusive a originellement paru dans le numéro 3-4 (début 2019) de la « revue anarchiste apériodique » Des ruines. Elle a été rééditée sous forme de brochure par Ravage Éditions en juillet 2019.

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Au niveau symbolique, il est assez évident que le pouvoir est, dans ce monde, du côté de la masculinité. On se permettra d’ajouter avec un peu de malice que la puissance et la force le sont aussi. La bipartition genrée des êtres humains apporte évidemment son concours pour donner de l’effectivité à cette domination symbolique, et, très concrètement, il est donc plus difficile de réussir dans ce monde quand on est une femme (ou assignée telle). Cette discrimination en tant que telle ne nous concerne ni plus ni moins que les autres formes de discrimination et d’écrasement symboliques que ce monde produit  : revendiquer, et obtenir par diverses formes de lobbying, la possibilité d’une égalité de la réussite entre les hommes et les femmes est un rêve de démocrate radical et ne conteste en rien ce que signifie, à la racine, réussir dans ce monde, y compris dans ce que la réussite charrie d’attributs genrés. Ce qui nous soucie davantage, en revanche, ce sont les formes de domination et d’aliénation auxquelles ce monde nous soumet tous, en nous faisant hommes et femmes à ses conditions. Et à ce propos il semble bien que la lecture qui consiste à se contenter de considérer que, parce que le masculin l’emporte sur le plan symbolique, les hommes dominent et aliènent, voire exploitent les femmes, est dangereusement simplificatrice et valide, à travers la valeur alors accordée à ce que c’est que « l’emporter », ce que ce monde appelle réussir. Cette simplification, on la retrouve quand par exemple on entend des analyses qui se développent à partir d’une prémisse qui serait que, dans le modèle de la cellule conjugale dans laquelle l’homme travaille pour un patron alors que la femme est en charge du travail domestique (modèle par ailleurs de moins en moins hégémonique aujourd’hui), l’homme serait alors « le patron » de la femme. Il est beaucoup plus intéressant de commencer par voir que, dans cette situation-type, le patron de l’homme est bien plutôt aussi celui de la femme, qui assure la possibilité que l’homme retourne tous les jours travailler. La situation d’exploitation est certes alors inacceptablement genrée, mais elle est en elle-même commune, et on ne peut plus alors affirmer que les hommes exploitent les femmes [1], dans ce cas de figure, les patrons exploitent hommes et femmes.

Ces complexités importantes mériteraient d’autres développements, mais on les prendra aujourd’hui comme arrière-plan pour s’attacher à questionner une des batailles de la guerre des genres telle qu’elle se mène aujourd’hui, de l’intérieur de la gestion étatique jusque dans les milieux à prétentions subversives  : le combat pour la féminisation du langage, ou bien, comme la nomment aujourd’hui les autorités linguistiques d’État, la bataille pour imposer l’écriture dite « inclusive ».

[bleu marine]Les mots ne sont pas des feux rouges[/bleu marine]

Parmi les pratiques militantes qui se proposent comme des solutions simples à appliquer pour corriger les formes d’iniquités intrinsèques à ce monde – et c’est une des caractéristiques de l’époque de considérer que des pratiques militantes peuvent être érigées ainsi en recettes miracles –, le combat pour la « féminisation » du langage demande manifestement à être examiné avec sérieux, dans ses présupposés, ses implications et dans les conséquences de son application qui se voudrait systématique. Cette « féminisation » du langage écrit, ou « écriture inclusive », se présente comme une solution pratique (dans les deux sens du terme, à la fois concrète et simple à mettre en place, puisqu’il suffirait d’un petit effort pour changer notre manière de parler et les représentations qui vont avec) pour contribuer à la libération des femmes – sinon à quoi bon œuvrer à son développement et l’imposer comme c’est le cas sur certaines plateformes de publication de l’aire à prétention subversive [2] ? Vu le caractère contraignant de cette réforme du langage que beaucoup s’imposent et imposent aux autres, et vu l’importance structurelle et structurante du langage pour les humains que nous sommes, on peut donc honnêtement se demander ce qu’apporte la féminisation du langage à l’émancipation des femmes, et s’étonner de ce que cette question se pose si peu, et ne soit quasiment jamais mise en débat. De fait d’ailleurs, peu nombreux sont ceux qui, y compris parmi ses défenseurs, se fendent d’une quelconque justification ou explication de ce choix qui peut ainsi passer pour anodin. On commencera par observer que présenter une proposition quelconque comme une évidence sert déjà de moyen de persuasion, en même temps qu’on évite d’avoir à argumenter pour la justifier.

Mais cette pratique est-elle réellement anodine ?

On s’appuiera ici sur une certaine expérience militante qui a vu la féminisation du langage écrit émerger au cours des années 1990 dans les aires les plus alternatives, puis s’instaurer et régner, ainsi que sur les rares et toujours péremptoires arguments développés pour justifier la diffusion de cette nouvelle norme. Ce sera également l’occasion de se demander comment il est devenu possible de penser que c’est par des normes et des processus de réglementation que nous trouverons les chemins de notre émancipation.

Si on peut parler de norme, et s’il était besoin de justifier de l’importance de cette question, il suffit de remarquer qu’après s’être instituée dans certains milieux militants (jusqu’à même contribuer à constituer un espèce d’idiome, un folklore identitaire), la féminisation du langage écrit est aujourd’hui reprise de l’intérieur même de l’institution, en l’occurrence par exemple par l’Éducation nationale qui propose désormais chez Hatier un manuel scolaire à destination des élèves de primaire entièrement féminisé en « écriture inclusive ». Dans le même mouvement, certaines universités françaises instituent la féminisation dans le langage administratif et l’Académie française se prononce, avec toute la finesse réactionnaire dont elle sait faire preuve, sur la question. La réussite de cette percée est bien sûr le résultat d’un lobbying actif, pas seulement dans nos milieux, mais aussi au cœur du pouvoir, et donne lieu à une polémique mettant en scène les plus réacs des défenseurs de la langue française qui s’offusquent déjà de ce que tout va à vau-l’eau dans ce qu’on apprend à nos chères têtes blondes qui ont plutôt besoin d’un papa qui conduit la voiture, d’une maman qui fait la cuisine, et de lire Maurras, validant par là-même le caractère apparemment subversif de la proposition. Mais ces gentes Messieurs et Dames de l’Académie française auraient-ils pour autant raison ?

C’est bien sûr d’un tout autre endroit qu’on se propose de parler ici, et on aimerait présumer de ce que, quand on défend ou quand on critique une pratique militante, on peut le faire avec le minimum d’autonomie requise pour ne pas se situer immédiatement à l’intérieur du débat tel que l’air du temps le voudrait. D’ailleurs, à y réfléchir un peu, cette reprise de la féminisation par l’institution, qui met les milieux anti-autoritaires et les injonctions de l’État au même diapason, n’impose-t-elle pas de réexaminer cette pratique si facilement intégrable et intégrée  ? L’émancipation des femmes a-t-elle fait alors un pas historique, le même genre de pas historique que lors de l’institutionnalisation de l’exigence d’une parité homme-femme dans les partis politiques et au gouvernement  ? Faut-il se contenter de déplorer le fait que cette parité n’est pas respectée et que les ordonnances de Macron ne sont pas féminisées, et donc militer pour un radicalisme de l’institutionnalisation en norme de ces propositions ? On se propose plutôt ici de les questionner depuis un point de vue révolutionnaire et anti-gestionnaire (un autre point de vue, donc), c’est-à-dire de se demander si, véritablement, la féminisation des textes, qu’elle soit pratiquée par Gertrude dans son squat, Zébulon dans ses brochures ou l’État dans ses manuels scolaires et son Code pénal, peut contribuer à libérer les femmes.

[bleu marine]Le soleil a rendez-vous avec la lune[/bleu marine]

La langue française, beaucoup plus que d’autres langues, est une langue qu’on peut dire grammaticalement genrée. C’est-à-dire que la polarisation du masculin et du féminin s’y est généralisée puisqu’on dit « le soleil » et « la lune », « une girafe » et « un éléphant », « un arbre » et « une feuille »… Cette polarisation a fait quasiment disparaître le neutre, qui est présent au même titre que le masculin et le féminin dans des langues plus anciennes comme le latin ou le grec, et dans nombre de langues encore parlées aujourd’hui. On entend souvent dire, à partir d’une fausse évidence, que cette disparition du neutre s’est faite « au profit » [3] du masculin, qui sert à généraliser ou à regrouper du féminin et du masculin, dans l’usage des accords du pluriel par exemple. On entend aussi que « le masculin l’emporte sur le féminin ». De cette observation, le principe de l’« écriture inclusive » en retire que la langue acte, et induit, une infériorisation des femmes, et qu’il faudrait donc, au nom d’un principe d’égalité d’existence dans la langue, rééquilibrer la balance genrée, remettre le masculin à sa place et lui associer systématiquement, par divers moyens, du féminin. Or il se trouve que « au profit » ou « l’emporte » sont employés ici à titre de métaphores. C’est-à-dire que, en représentant l’état de la langue comme un champ de bataille, on construit une petite fable des mots qui met en scène victoires et défaites, un peu comme ce que fait Victor Hugo dans Réponse à un acte d’accusation. Il est bien évident que, s’il s’amuse dans ce poème à nous raconter la fable de la société où les mots représentent les catégories sociales, et la révolution qui vient la bouleverser grâce à lui, il ne croit pas que cette « tempête au fond de l’encrier » est, sans médiation et en elle-même, une tempête sociale.

Si le sens de cette construction métaphoriques est assurément à réfléchir dans un contexte général où, au niveau symbolique, la masculinité « l’emporte » sur la féminité, prendre la métaphore au pied de la lettre relève assurément du contre-sens. La bataille métaphorique ne se joue pas dans la vraie vie, et réciproquement. Il se trouve aussi qu’il s’agit d’une fausse évidence appuyée sur une observation trop rapide. En effet, l’histoire de l’établissement des genres grammaticaux telle qu’elle peut être reconstruite nous apprend que dans des formes plus anciennes représentées par l’hypothétique langue indoeuropéenne (hypothèse fort discutable qui ne sert qu’à comprendre des ressemblances et des différences entre diverses langues actuelles), la bipartition des genres linguistiques sert à différencier l’animé du non-animé. Puis intervient le féminin qui, par sa morphologie, ressemble à ce qui devient alors le neutre, et sert par exemple à l’expression des termes abstraits (c’est encore le cas d’ailleurs en français, on le voit avec tous les substantifs en -té comme liberté, ou en -tion comme révolution). Ce n’est qu’assez tardivement que ledit « féminin » se spécialise dans la désignation des êtres animés dits « féminins ». Quant au fait que « le masculin l’emporte », par exemple dans l’accord du pluriel, outre les divers aléas qui ont abouti à cet état de la langue, qui est comme tous ses états, forcément provisoire, certains linguistes l’expliquent par le fait que le masculin est non-marqué, donc plus proche du neutre, et du même coup plus apte à regrouper divers genres.

Reste qu’aujourd’hui, il est indéniable que certaines langues, et le français en particulier, ont fait disparaître le neutre pour aboutir à une polarisation genrée masculin-féminin, apparemment adéquate à la bipartition genrée des êtres vivants que ce monde impose.

Ces constats simples appellent une première série de questionnements. La place des femmes est-elle foncièrement différente là où la langue ne fonctionne pas sur cette polarisation des genres grammaticaux, et à quel degré [4] ? Moins de masculin et de féminin dans la langue signifierait-il moins de genre, ou d’autres rapports de genre dans les rapports sociaux ? La réalité de ce qu’est la langue, au-delà de l’histoire de la construction des genres linguistiques, dément cette hypothèse. Les motivations du genre des noms sont tellement complexes et correspondent tellement peu à un système (ou même à une… motivation) qu’elles ne peuvent être lues dans une hypothèse idéologique simplificatrice qui en ferait le résultat d’un sexisme intrinsèque. Bien sûr, on peut jouer avec ces représentations en les remotivant sous des formes personnifiées et allégorisées. Le soleil peut devenir un garçon et la lune une fille, dans les poèmes et les chansons, parce qu’on y joue sur les sons et la grammaire, qu’on travaille à réactiver les connotations des termes, mais pas dans la vraie vie, pas plus qu’un fauteuil n’aurait quelque chose de masculin et une table quelque chose de féminin. « Une personne » qui se dit au féminin ne parle pas plus des femmes qu’ « un individu » qui se dit au masculin. La distribution des genres en français est foncièrement arbitraire, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas pour chaque terme une histoire complexe, qu’elle ne fait pas sens, ou qu’il n’y ait rien à penser à son sujet. Ce qui fait sens, c’est bien cette particularité d’une polarisation généralisée, et la tendance à une fixation des genres qui a fait disparaître les brouillages et les variations qui pouvaient, il y a quelques siècles, permettre par exemple que certains termes changent de genre, ou soient masculins au singulier et féminins au pluriel (délice, amour et orgue en témoignent encore). Cette absolutisation de la polarisation des genres linguistiques va de pair avec le refus et la correction –caractéristiques d’un certain classicisme – de toute bizarrerie syntaxique et orthographique. C’est cela qui rend les textes d’avant le XVIIe siècle si difficiles à lire pour qui est habitué à un langage normé comme nous le sommes aujourd’hui.

Alors, on se propose de rééquilibrer la balance genrée, de contester la « victoire », déjà actée dans la langue, du genre masculin en imposant un arsenal de règles (plusieurs propositions s’affrontent, on se demande bien laquelle sera instituée réellement, et sur quels critères ?) pour réinstituer le genre féminin comme son égal dans une sorte de contrat social égalitaire des mots.

On est en droit, à ce niveau-là aussi, en tant que révolutionnaires, de se demander en quoi ce contrat social-là pourrait bien avoir quoi que ce soit de subversif. En effet, il semble que, plutôt que d’ajouter encore de la réglementation à la réglementation comme le font ainsi les partisans de l’« écriture inclusive », on pourrait d’ores et déjà se demander pourquoi ne pas expérimenter plutôt des formes de déréglementation ? C’est une question qui mériterait d’être sérieusement posée. Il fut un temps, que l’époque dite « classique » a définitivement enterré, où il n’était pas évident qu’un mot doive s’écrire toujours de la même manière, ou que chaque usage doive se soumettre à la normativité linguistique et jacobine d’une langue officielle et validée par l’autorité centrale. En tous les cas, il est certain que les règles de féminisation ne s’écartent aucunement de cette idée, fondamentalement progressiste et contemporaine, de la fameuse victoire du masculin sur le féminin, qui voudrait que la langue s’améliore par normalisation et uniformisation successives, et que donc la langue d’aujourd’hui serait forcément supérieure à celle d’hier puisqu’elle aurait profité des « progrès » de la science et de l’égalitarisme. Après tout, peut-être est-ce cette même idéologie du progrès – qui a réussi, par exemple, à rendre la police, les prisons ou le nucléaire normaux et acceptables – qui parviendra à faire triompher l’écriture « inclusive ».

Reste un constat  : le genre dans la langue n’est pas le genre dans la vie, et renforcer la présence du féminin dans la langue ne fait pas autre chose que renforcer, et nous n’y voyons pas d’intérêt, la présence d’une catégorie grammaticale. Plus encore d’ailleurs, les pratiques de féminisation renforcent cette polarisation du langage, par exemple en refusant l’usage du neutre et en re-genrant certains termes, comme c’est le cas pour « gens », qui sort des catégories de genre et atteint une sorte de neutralisation de genre par sa forme obligatoirement plurielle. L’usage de « gen-tes » remet finalement du masculin et du féminin là où, pour une fois, il y avait quelque chose comme du neutre. Loin d’en sortir donc, la féminisation du langage renforce l’omniprésence de la polarisation genrée, tant il est vrai que face à cette polarisation, c’est le neutre qui reste difficile à concevoir. Ce sont encore les possibilités d’un ailleurs, d’un dépassement ou d’une sortie du genre qui sont proscrits et, sur ce plan, les adeptes de la féminisation forcée du langage sont bien loin de faire exception. Mais était-ce vraiment l’objectif de cette pratique qui se voulait subversive ?

[bleu marine]Rappel  : les mots ne sont pas les choses[/bleu marine]

Considérer que les mots sont les choses, que le mot poisson est un poisson, que le mot chien mord, ou que le masculin et le féminin du langage sont le genre des rapports sociaux, voire le sexe, est une position qui porte un nom. C’est le cratylisme, du nom d’un personnage mis en scène face à Socrate dans le dialogue de Platon qui porte son nom. Cratyle y défend, contre Socrate, l’idée d’une transparence du langage avec ce qu’il désigne de naturalité des mots. Le cratylisme peut être une manière d’enchanter à la fois le monde et le langage. Les enfants, les poètes et les fous, pour paraphraser Platon – ou ce qu’on peut tous avoir en nous d’enfant, de poète ou de fou –, peuvent ouvrir la possibilité d’une telle immédiateté et être blessés par le mot « blessé », se sentir mordus par le mot « chien », entendre de la musique dans le mot musique, ou dire la couleur des voyelles. Mais force est de constater que cet enchantement fou, poétique et enfantin de la langue est l’inverse d’une réglementation qui viserait à normaliser son usage en cherchant à s’imposer, comme c’est le cas de l’« écriture inclusive ». Il s’agit bien comme nous en parlions plus tôt, d’une déréglementation, le contraire donc. D’ailleurs, les enfants, les poètes et les fous sont justement ceux qui, sur ce plan comme sur d’autres, sont, par définition même, en marge de la position d’autorité et certainement pas en position de légiférer ou d’édicter la norme. Il s’agit d’usages individuels, récréatifs, créatifs, et fondamentalement anormaux, qui viennent dérouter cet objet commun et normé du langage, en le sortant pour un temps de ses fonctions communicantes, et qui ne se partagent qu’exceptionnellement. En réalité, l’exact inverse de ceux qui œuvrent à imposer la féminisation du langage, justement. Mais ce n’est pas le seul endroit où les enfants, les poètes et les fous montrent une voie bien plus subversive que celles empruntées par des militants politiques.

Pour tout un chacun et dans son usage banal, force est d’accepter que le langage est une médiation entre les mots et les choses, entre celui qui parle et le monde. Les mots (et leur manière de se combiner) sont fondamentalement arbitraires, et ce rapport arbitraire est complexe à assimiler. Les mots ne sont ni les choses, ni même le code des choses, si l’on considère le code comme un rapport médié simple qui ne fait qu’un seul relais entre ce qu’on dit et ce qu’on veut dire. Le feu rouge est un code, il est arbitraire, mais il veut immédiatement dire qu’il faut s’arrêter. Les mots ne sont pas des feux rouges, ce sont des signes subtils, et la médiation qu’ils imposent dans le rapport au monde est complexe. C’est cette complexité qui fait aussi la richesse du rapport au langage, la possibilité de jouer avec les mots, de chercher à détourner leur usage pour leur faire dire plus, moins ou tout autre chose que ce que l’arbitraire du signe leur fait dire. Ils ont une dénotation, un sens simple que le dictionnaire peut définir et qui permet la communication, mais aussi une multitude de connotations variables (ce à quoi ils font penser, rêver, sentir…) au niveau de groupes sociaux, mais aussi de groupes plus restreints, voire au niveau de chacun. La signification n’est pas une opération mécanique qui relie simplement chaque mot à une chose, c’est une opération opaque, riche et complexe, qui produit de l’incompréhension, comme l’inverse, des possibilités de surprise en tout cas. Et c’est bien cela qui fait, par exemple, de la traduction une opération à la fois risquée et passionnante.

C’est pourquoi une délicatesse minimale est nécessaire quand on cherche à comprendre ce que la langue dit de la perception du monde, encore plus du monde qui est perçu à travers elle. Et c’est précisément cette étape de l’analyse, qui s’impose pourtant comme la moindre des choses si on veut intervenir – entreprise qui pose déjà question en elle-même, on y reviendra – sur la langue, que nos militants inclusivistes semblent avoir oublié de traverser. Une simplification extrême et mécanique la remplace : la langue reflète la réalité du monde et des rapports qui s’y déploient et le fait que le masculin « l’emporte » sur le féminin reflète la situation de domination des femmes par les hommes. Et nous mourrons de toutes ces simplifications militantes. Première simplification qu’on a déjà déconstruite plus haut (car nous préférons déconstruire des arguments que des gens) : cette proposition signifierait que le genre de la langue est le genre dans la vie. « L’emporter » est confortablement pris au pied de la lettre, et comparaison devient raison  : les hommes l’emportent dans la vraie vie sur les femmes comme le masculin l’emporte sur le féminin. Le « privilège » du masculin d’avoir par exemple une fonction de neutralisation des genres au pluriel devient le « privilège » des hommes sur les femmes. Voilà donc comment on se met à considérer que le masculin opprime le féminin [5], que le soleil opprime la lune, que le prisonnier opprime la matonne. En tous les cas, comme on l’a vu plus haut, cette compréhension simplifiée à outrance des mécanismes de la langue est déjà très contestable. D’un point de vue révolutionnaire, il n’est pas étonnant que cette revendication puisse se marier avec les « nouvelles » revendications de l’extrême gauche postmoderne  : contre la discrimination, entériner l’ordre des choses ; contre le racisme, penser avec la « race » ; contre le bloc occidental, choisir le bloc de l’Est ; et contre la domination genrée, écrire « inclusivement », les garçons avec des stylos roses et les filles avec des stylos bleus. Et, cratylement, le sexisme de s’effondrer aussitôt…

On parcourt ensuite dans la même logique un pas supplémentaire encore plus acrobatique : intervenir sur la langue en forçant l’ajout systématique de marques du féminin rééquilibrerait la balance de la domination réelle. On ne s’étendra pas ici sur le fait que cette proposition privilégie le langage écrit sur l’oral, ce qui n’est pas anodin et révèle une impuissance fondamentale qui pose singulièrement question  : il est des langues sans écriture, comment vont-elles bien pouvoir être féminisées…  ? Les divers artifices d’écriture proposés opéreraient directement, par une magie toute cratylique, une modification profonde des rapports de genre réels, ou du moins nous préserveraient de reproduire cette forme de domination. Or, il nous semble que non seulement cette proposition est d’une naïveté illusoire troublante, mais que la simple idée qu’ajouter du féminin donnerait une place plus satisfaisante aux femmes est déjà à réexaminer. On nous dit en effet, et c’est une des seules affirmations qui fait figure d’argument pour imposer cette pratique, que la féminisation du langage serait nécessaire pour faire exister les femmes dans le discours, que parler au masculin à valeur de neutre ne parlerait que des hommes. Mais est-ce bien vraiment le cas ?

[bleu marine]« Elle » n’est pas une femme, c’est une femme qui est une femme[/bleu marine]

Alors on peut se poser la question fondamentale suivante  : est-ce qu’on fait exister, et qu’est-ce qu’on fait exister dans le discours, quand on le féminise  ? Est-ce que le pronom « elles » dans une phrase fait exister « les femmes » dans ce que dit cette phrase  ? La féminisation des pronoms, des noms et des adjectifs permet-elle vraiment de faire exister, dans le discours, soi-même, l’autre, ou les autres, en tant que femmes ? On peut s’accorder sur le fait que, dans ce monde où la domination masculine est bien installée sur le plan symbolique – ce dont la place du masculin dans la langue témoigne sans doute, mais d’une manière complexe et spécifique [6] – le langage n’est pas, dans ses usages les plus communs, adéquat pour parler « des femmes » en tant que femmes. Dans ses usages normaux, le langage est toujours du côté de l’imposition et du renforcement de la norme. Il cimente le commun dont est fait ce monde, avec toutes ses données, il bétonne son idéologie, dont les rapports de genre. Parler de la réalité de la condition féminine, c’est certainement travailler la langue pour lui faire dire ce qu’elle n’a pas l’habitude de dire.

Cependant, considérer qu’il ne s’agisse, avec l’écriture dite « inclusive », que d’opérer un travail cosmétique de la forme, relève d’une naïveté confondante. Il s’agit d’insuffler, dans toutes les dimensions de la langue, un peu du souffle de la réalité des êtres et de leurs rapports. En quoi un texte féminisé parlerait-il plus de moi, de toi, ou d’elle en tant que femme  ? Est-ce que ce dont on veut parler peut sérieusement se résumer à une transformation de pronom ou l’ajout d’un -e  ? Quand Louise Labé écrit, au XVIe siècle, un poème qui parle du plaisir féminin – sujet subversif par excellence (au XVIe siècle, et pas seulement) –, elle n’utilise pas de marques formelles du féminin, elle utilise la première personne (d’ailleurs non genrée, comme la deuxième, sans doute parce qu’il s’agit de désigner une singularité justement), et elle travaille le langage pour qu’il puisse dire ce qui d’habitude ne s’y dit pas. Et ce faisant, c’est une portée universelle que cette langue poétisée peut acquérir  : c’est un « je » féminin que fait exister ce poème, et il est immédiatement partageable par tout un chacun. Pour paraphraser Montaigne et son universalisme relativiste qui est à peu près l’inverse du relativisme universalisé de la postmodernité, il porte en lui la forme entière de l’humaine condition.

Plus encore, n’est-il pas évident que cette difficulté de la langue – en tant que lieu et outil de la norme et de la normalisation – à dire la réalité dont est fait chacun, en ce qu’elle échappe justement à cette norme, voire à dire plus généralement le monde, sa violence comme sa douceur, son obscurité comme ses clartés, ce qui y vit comme ce qui n’y vit pas, ce qui fait sa matière en somme, et la matière de ceux qui le peuplent, est une donnée à laquelle tout un chacun, homme comme femme, le plus souvent d’ailleurs bien au-delà de la question d’être un homme ou une femme, se trouve confronté  ? La langue se fonde sur des catégories (dont le masculin et le féminin) et les institue, sinon on ne se comprendrait pas, et il faut la forcer pour y dire le particulier, le minoritaire, ce qui est irrémédiablement différent. Dire et comprendre le monde tel qu’il est, les rapports tels qu’ils sont, demande de détourner les usages communs normalisateurs de cette médiation constitutivement sociale qu’est le langage. C’est un effort qui dépasse largement la question des genres, et qu’on ne peut sérieusement s’économiser de penser par des réglementations et des nomenclatures purement cosmétiques et bêtement formelles.

Pour revenir à la question du genre, écrire « agriculteur-trice » ne parle pas des agricultrices, et n’est pas même une condition nécessaire pour parler d’elles. Pour parler de la situation spécifique que vivent les agricultrices (et il y a à dire), il faut parler de ce que vivent les agricultrices. Et si on parle « des agriculteurs », le fait que les agricultrices en fassent partie ou pas dépend strictement de ce qu’on en dit. C’est pourquoi l’expression « écriture inclusive » est un non-sens, une fausse promesse  : elle n’inclura jamais autre chose que des catégories grammaticales, certainement pas des êtres et ce qu’ils vivent. Pour inclure des êtres et ce qu’ils vivent, c’est ce qu’on dit qu’il faut transformer. La focalisation sur la forme de l’expression, et la croyance naïve en sa toute-puissance, ne fait qu’éloigner encore plus le langage des réalités qu’on prétend y « inclure  ».

D’ailleurs, si on s’interroge sur la fonction proprement sémiologique de la féminisation du langage, apparaît rapidement le fait que féminiser ne fait pas exister grand-chose d’autre que le fait de féminiser  : en féminisant, on ne fait pas exister « les femmes », on fait exister soi-même féminisant le langage. Cela sert donc à s’affirmer, se démarquer, et non à réaliser l’utopie de l’« écriture inclusive ». Lorsque l’on parle par exemple de « contributeur-euses », c’est le fait que l’on parle de « contributeur-euses » au lieu de «  contributeurs  » qui se fait remarquer et qui attire l’attention, et pas autre chose. En tout cas cela se fait plus remarquer que ce à quoi tel ou telle a contribué. Pourtant, si l’on ne se range pas derrière les principes arbitraires de l’« écriture inclusive », « contributeurs » n’exclut pas les femmes, ne dit pas leur nombre ni leur identité politique, il est d’ailleurs bien plus anonyme. Mais entre être anonyme et chercher la reconnaissance de l’oppresseur, il faudrait bien sûr choisir une fois pour toutes, tant les deux démarches, pourtant portées simultanément, sont intrinsèquement contradictoires. Finalement, on se positionne dans une distance avec la norme, qui impose une autre norme, et c’est presque tout : c’est soi-même en train de parler qu’on fait exister dans le discours.

[bleu marine]Vanité, dangers et ambiguïté des « utopies de langage »[/bleu marine]

En tant que médiation entre des êtres humains et le monde, le langage est une matière vivante, fluctuante, structurelle et structurante, un champ de bataille entre le commun de la norme et les particularités de ses usages. Qu’ils soient subversifs ou dominants, ses usages la transforment en permanence. C’est pourquoi ceux qui prétendent légiférer et les réglementer sont dans une illusion perpétuellement reconduite. Ils sont toujours en train de constater ce qui existe en pensant imposer ce qui doit exister. C’est le cas, par exemple, de la grammaire normative traditionnelle, qui se présente comme un ensemble de règles à appliquer alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une manière de formaliser l’usage qui, lui, préexiste et de s’adapter, avec un temps de retard, à ses évolutions. Il n’est qu’à voir ce que sont les « exceptions » qui accompagnent toute règle de grammaire ou d’orthographe  : elles concernent toujours les termes les plus couramment utilisés (on peut penser, par exemple, aux verbes dits irréguliers, dont les auxiliaires « être » et « avoir » sont à la fois les plus utilisés et les plus irréguliers, justement). L’usage réel, toujours en mouvement, et nécessairement socialisé, de la langue vivante déréglemente celle-ci en permanence et la grammaire normative court pathétiquement après ces déréglementations pour les instituer en nouvelles règles. Ce constat amène à se rendre compte à quel point la réglementation du langage est en elle-même une entreprise vaine et réactionnaire, que même le classicisme fondamental et frileux qui sévit en France depuis quelques siècles ne peut rendre efficiente. Quand l’Académie française prétend, au milieu des années 1990, au nom de la défense de la langue, endiguer l’entrée de termes issus de l’anglais (les fameux « anglicismes ») en remplaçant les mots déjà utilisés par d’autres qui seraient bien de chez nous (par exemple, elle voudrait imposer d’utiliser « bouteur » au lieu de « bulldozer »…), elle prouve immédiatement et ostensiblement la vanité de ses prérogatives. On dit déjà « bulldozer », et aucune réglementation ne pourra l’empêcher… Si elle peut se satisfaire d’être obéie quand elle réglemente le fait que le « h » de « haricot » ne soit plus aspiré, et que la liaison soit possible avec le -s de l’article au pluriel, c’est parce que c’est déjà le cas dans l’usage  !

On peut d’ailleurs prévoir que la féminisation de la langue est en cours, en fonction du changement de la place des femmes dans la société, dans le capitalisme, au pouvoir et dans les représentations, mais aussi qu’il est certain que cette féminisation de la langue ne sera pas plus émancipatrice que la place que le capitalisme et l’État d’aujourd’hui accordent aux femmes.

Personne ne peut sérieusement penser réglementer en chambre et par le haut les usages de la langue. Ceux qui se donnent comme rôle de le faire, et en acquièrent prestige et pouvoir, ne sont pas plus malins ni moins dérisoires que le père Ubu. Et peut-on vraiment construire autour du père Ubu une mythologie révolutionnaire  ? On en doute.

C’est pour la même raison que les projets de langues universelles créées hors-sol pour permettre l’entente entre les « peuples », comme l’espéranto par exemple, outre qu’ils s’appuient sur une conception bien pauvre de ce qu’est une langue et de ce qu’elle sert à dire, restent, et heureusement, assurément vains, tristement utopistes et illusoires. Dans son texte intitulé « N’apprenez pas l’esperanto ! » [7], Gustav Landauer montre comment le projet et l’invention de cette langue sont erronés, à la fois dans leurs objectifs et leur méthode. Dans ses objectifs d’abord, puisque, dans une sorte d’inversion des effets et des causes, ce projet s’appuie sur l’idée (d’origine religieuse) que la diversité des langues est la cause de la désunion des hommes. Cette illusion est un écho simplifié du mythe biblique de la Tour de Babel  : la diversité des langues est une punition divine qui engendre la mésentente et la guerre. Deuxième illusion  : recréer une unité linguistique permettrait de recréer une unité humaine, de retrouver le paradis perdu d’une humanité pacifiée. On retrouve là les mêmes simplifications théoriques et les mêmes mécanismes pour identifier un problème et proposer une manière simple de le résoudre que chez les adeptes de la féminisation. Plus fondamentalement, il montre bien comment ce raisonnement erroné s’appuie sur une conception pauvre et réductrice de ce qu’est une langue  : en fabriquant cette langue, on se satisfait de se limiter à l’expression de ce que l’on sait déjà, à une fonction de stricte communication sans invention, sans rêve, sans poésie. Une prétendue « égalité » des humains dans la langue, toujours nivelée par le bas, par les plus petits dénominateurs communs, encore un rêve de démocrates. « Car, dans un succédané artificiel, on ne saurait exprimer que les maladresses, les trivialités et les banalités d’une langue  ; et exprimer, en particulier, que ce qui est vieux et ressassé, mais jamais ce qui est nouveau et bouillonnant, jamais ce qui est original ou génial. [8] » Vanité absolument non subversive (voire antisubversive) d’une langue qui ne médierait que du déjà connu, du normal, du déjà intégré dans le monde tel qu’il est, et ne servirait au mieux qu’à maintenir l’existant tel qu’il est.

La féminisation forcée du langage n’échappe pas à cette vanité-là  : on n’intervient pas sur la langue comme un chirurgien sur un corps endormi ou un médecin légiste sur un cadavre.

[bleu marine]Et si ça marchait, qu’adviendrait-il de nous et du monde  ?[/bleu marine]

Reste que ces utopies de langage sont à penser pour ce qu’elles sont, car se contenter de constater leur vanité ne suffit pas. Il s’agit d’une volonté d’intervenir par la langue sur le monde qu’elle médie, et en particulier sur les imaginaires qu’elle convoque. La langue est travaillée par les imaginaires tant individuels que collectifs, à diverses échelles, en même temps qu’elle les travaille, à travers des siècles d’usage dans le cadre de la vie quotidienne. Quand le doux rêve cratylique que la langue soit transparente aux idées, aux êtres et aux choses s’incarne dans une entreprise réglementaire et normative qui vise à s’imposer à tous avec agressivité et exclusivité, c’est qu’on a le projet fou et inquiétant de régner sur les imaginaires et les représentations, et donc in extenso, de prendre le pouvoir, ou plus banalement, de prendre un peu du pouvoir que l’on trouve là où on se trouve. C’est qu’on œuvre à construire cet « homme nouveau  » dont le « nouveau langage » sera les prémices. Il est important de se rendre compte à quel point ce projet, quel que soit le caractère apparemment louable de l’objectif qu’il se donne (que ce soit l’amitié entre les « peuples » ou la résolution des rapports de genre), comporte, de par les moyens par lesquels il veut se réaliser, une dimension profondément autoritaire. Il n’est qu’à imaginer ce qui pourrait advenir si ça marchait  : on aurait changé les êtres humains en changeant leur langue. Un tel projet peut laisser rêveur… et inquiet. D’autres l’ont eu, et des meilleurs, parmi les dictateurs les plus fous. Une des spécificités par exemple du régime des Khmers rouges au Cambodge est d’avoir accordé une attention toute particulière à la réglementation de la langue, à une transformation du langage, des mots et de leur sens, entre autres par le slogan et la propagande qui, rendus temporairement efficaces par les moyens de coercition propres à cette terrible dictature, parvient non pas à transformer les imaginaires pour construire l’ « homme nouveau », mais bien à les anéantir. Certaines réflexions peu conventionnelles sur le fonctionnement de ces régimes, comme celle qu’on trouve dans le film L’Image manquante de Rithy Panh, montrent l’effet dévastateur de cette manipulation perverse qui ne se contente pas d’intervenir sur les corps, mais torture aussi le langage et les représentations qui le travaillent jusqu’à empêcher de rêver, de penser, de se révolter [9]. Les utopies de langage ne sont pas moins inquiétantes que les autres utopies, à partir du moment où elles cherchent les moyens de leur réalisation  : si on se donne sérieusement les moyens d’aller jusqu’au bout du projet d’imposer comment il faut parler, c’est le développement spontané, diffus et vivant des imaginaires et de la pensée dont la langue témoigne qu’on veut maîtriser et anéantir. En témoigne cette justification de la défense de la féminisation du langage sur un site centralisateur de brochures à vocation plus ou moins subversives nommé « infokiosques.net », dans sa rubrique « féminiser les textes »  : « Remodeler le langage c’est refuser une domination, construire d’autres inconscients collectifs. » Si on prend cette affirmation avec sérieux, on peut affirmer plutôt que l’objectif de « construire d’autres inconscients collectifs », quand il passe par la réglementation autoritaire du langage, c’est précisément rêver d’instituer de nouvelles dominations. C’est strictement de la propagande, et quiconque voudra construire l’inconscient des autres, ou même construire de l’inconscient tout court, n’est autre qu’un mégalomane totalitaire et oppressif. Mais est-ce finalement si étonnant que cela, sur un site qui diffuse principalement des brochures postmodernes à vocation contractualistes et toujours normatives des rapports humains [10] ?

Alors bien sûr, avec la féminisation du langage, on est très loin, bien sûr, de l’efficacité terrifiante du régime des Khmers rouges, et c’est bien plutôt la vanité qui est à l’horizon de cette entreprise, d’autant plus qu’elle se limite à des aspects formels concernant le langage écrit, et qui plus est dans des formes impossibles à oraliser (quoiqu’aujourd’hui certains fassent des efforts démesurés pour oraliser la proposition inclusive, avec des résultats pour le moins monty-pythonesques), ce qui dit quelque chose de la démarche. Sa diffusion ne s’impose que dans certains milieux militants ou professionnels, dans lesquels elle fait effectivement office de réglementation et de norme. Elle y devient un idiome qui enferme et permet de se reconnaître dans le confort d’un entre-soi rassurant entre « anti-autoritaires » ou entre personnes « tolérantes » et « inclusives ». Se conformer à cette norme, qu’on applique bien souvent en lieu et place du souci véritable des rapports réels qui circulent, c’est d’abord marquer son appartenance idéologique et séparée. Les particularisations d’un langage qui se constitue en jargon soudent la communauté, contribuent à la constituer en la coupant du reste du monde – le jargon fait que peu de gens ont réellement accès à ce qui se joue dans une conversation technique entre deux médecins légistes ou deux ingénieurs nucléaires, par exemple. Toutes les démarches sectaires passent aussi par le langage, et ce n’est pas un hasard, car, par le langage, on uniformise et on sépare (du latin… sectum). À coup de « ielles », « -teureuse » et « -E », on se reconnaît et on s’enferme dans un confort folklorique et identitaire, bien loin des objectifs émancipateurs qu’on se donne, et dans une incompréhension sociale mutuelle et généralisée avec le reste du monde, comme les sectes et les communautés, rappelons-le encore. Des tracts distribués à des passants, des affiches collées sur des murs ne sont plus compréhensibles pour le commun des mortels (méprisé d’ailleurs, et notamment, pour cette raison précise qu’il ne vit pas, ne mange pas, ne soigne pas ses mycoses, et ne s’exprime pas selon les prescriptions instituées par les divers guides pratiques « anti-autoritaires » en vigueur), non pas que le contenu soit trop complexe, mais tout simplement parce qu’il n’emploie plus la même langue. Qui aurait retenu les écrits de Baudelaire ou de Bakounine s’ils avaient été écrits sous ce genre de contraintes « milieutistes », normalisantes et contre-poétiques  ? C’est bien l’universalité poétique et la singularité irréductible de leur langue qui fait leur force, ainsi que leur diffusion.

Sur le champ de bataille de la langue, penser par réglementation et normalisation et s’en tenir à la forme, c’est forcément, quel qu’en soit l’objectif énoncé, se poser soi-même en gestionnaire des usages sociaux et se situer dans le camp qui s’oppose aux possibilités émancipatrices et anti-autoritaires qui peuvent s’y jouer.

Alors non, la féminisation ne libère pas les femmes, ni personne d’autre d’ailleurs.

Il serait temps de quitter ces postures à tendance normatives et autoritaires dont le moindre des défauts n’est pas de se bercer d’illusions, pour chercher par où rendre possible, dans le langage mais surtout partout ailleurs, l’émancipation de tous les êtres vivants, mâles, femelles ou autres.

Et le langage qui s’inventera en chemin ne sera l’œuvre d’aucune réglementation, mais d’un tourbillon de vie, de contingences, de surprises, de spontanéités et d’aventures. Seul l’inconnu est en mesure de transformer le langage, et l’inconnu est partout.

Maria DESMERS


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