A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Lettre à Giono
Article mis en ligne le 13 août 2020

par F.G.

■ Georges Hyvernaud (1902-1983) est l’auteur, parmi d’autres, de deux livres remarquables – La Peau et les os et Le Wagon à vaches – longtemps ignorés par la critique, mais fort admirés par Henri Calet et Blaise Cendrars, ce qui n’est pas rien. Redécouverts par Le Dilettante dans les années 1990, ils font aujourd’hui référence. Pour qui souhaiterait explorer son œuvre, nous ne pouvons que recommander, s’il est encore disponible, l’excellent numéro thématique que lui avait consacré la non moins excellente revue Plein Chant dans sa livraison 61-62 (automne-hiver 1996). Le texte que nos donnons ici a été publié dans La Nouvelle Saison (janvier 1939) et repris dans Carnets d’oflag. Proses et critique littéraire, quatrième volume de ses Œuvres complètes (Éditions Ramsay, 1987). Nul doute que cette Lettre à Giono fait écho, en ces temps électoralement écologistes, à certains débats de notre temps.– À contretemps.


Neuf heures du soir. Le répit entre la table et le lit. Ce morceau de solitude qu’on a, quand même, entre les harassements du jour et la plaine vide de la nuit.

L’heure où l’on vous écrit, Giono.

Je les connais bien, ceux qui vous écrivent. De pauvres types – comme moi. Ils ont mangé au restaurant ; n’importe quoi, des choses ; dix francs le repas et vingt sous de pourboire. Ils lisaient un journal en mangeant parce que ça permet de ne pas regarder ce qu’on mange ; de ne pas voir, non plus, ses voisins – le petit vieux à tête de vinaigre et de moutarde, le gros roux qui fait de l’œil à la caissière...

Et après, la rue. Et jamais les hommes solitaires ne se sentent aussi accablés de leur solitude que dans les rues des vil¬les à neuf heures du soir. À ce moment-là, les couples, les familles, les amitiés, les complicités, tout cela se reforme. Se referme.

Pas de place pour eux, nulle part. Ils sentent que tout s’est arrangé sans eux, que leur existence ne tient pas aux autres existences. Que leur existence est une chose flottante et rejetée.

Alors, ils se hâtent vers cet endroit où ils ont des livres, une lampe à alcool, des savates, cet endroit qu’ils appellent « chez eux ».

Je les vois. Je sais toutes leurs menues pratiques. Ils ont posé leur pot à lait sur le paillasson, dans le couloir. Ils ont dis¬posé leur veste sur le dossier d’une chaise. Une veste qu’ils entourent de considération, qu’ils brossent et qu’ils rebrossent longuement. (Pourvu qu’elle tienne le coup jusqu’à Pâques ! A Pâques ou à la Trinité.) C’est à ce vêtement qu’on reconnaît, dehors, qu’ils ne sont pas des ajusteurs ou des ébénistes, mais des gens qui vivent dans une banque, dans une étude, qui copient des adresses, qui font des additions, qui collent des étiquettes sur des dossiers...

Ils ont enlevé leur veste. Encore un jour de tiré. Ils ont enlevé leur veste et c’est comme s’ils avaient enlevé d’eux les additions et les adresses. Encore un jour. Leur veste est sur le dos de la chaise, noire et digne, bien d’aplomb, avec ses manches au garde-à-vous. Ils la considèrent : c’est leur destin qui est devant eux, leur destin noir, leur destin mou de copieur d’adresses et de faiseur d’additions. Jusqu’à leur mort ils ne seront qu’une veste derrière un guichet. Une veste et des additions.

Il est neuf heures. Entre les additions d’aujourd’hui et les additions de demain, ils ont ce refuge pour y déballer leurs misères, les soupeser et les tâter. Il n’en manque pas, va. Le compte y est. Renifle, mon bonhomme. Ça sent le cuir et les coins humides, ça sent le pauvre. C’est ça l’odeur de ta vie. Fourre-toi le nez dans tout ça qui a fermenté tout le jour, et tous les jours, et à toutes les heures de tous les jours de ta saleté de vie.

Ces soirs-là, des fois, le désir les prend de se raconter. Pour se redonner un peu de consistance. Pour reprendre pied. Ils cherchent quelqu’un d’amical et de secourable, qui les comprenne, qui soit riche de force et de joie et capable de dis¬penser aux autres la force et la joie. Quelqu’un comme vous, Giono.

Si on était des gars comme il y en a, avec des poings durs et des gestes libres, et du vrai travail à faire, du travail sur les choses, et des copains à qui on serait soudés par l’amitié et la révolte, on s’en foutrait des guérisseurs et des prophètes. Mais on est faibles.

On se confie à vous ... Ce doit être un peu à cause de votre nom, qui est un nom de promesse, un nom vivant. Il y a des noms morts, petits tas de syllabes molles qu’on soulève et qui retombent aussitôt. Mais le vôtre, Giono, c’est un nom frissonnant et luisant de vie, un nom caché, musclé, remuant. Un nom qui chante. Un nom qui, dans notre langue d’hommes solitaires, signifie jour, signifie joie.

Et puis, il y a ces choses de vos livres. Ces mots que vous savez, que vous rassemblez, et qui se changent en air, en herbe, en gel, qui se font odeur de viande grillée et de pain chaud, cris de bêtes et de forêts. Ces mots puissants qui font danser le vent sur la désolation des hauts plateaux, et bondir les eaux, et fleurir le ciel et la terre.

Oui. Et l’on regarde sa chambre : cent vingt francs par mois.

Le papier à fleurs, le couvre-lit en coton rose. On regarde le cheval de bronze sur la cheminée, et les photographies des ancêtres de sa logeuse : le dragon avec sa moustache, l’agent de ville avec sa médaille, le monsieur frisé au chapeau melon.

Sa chambre, sa vie. Il y a, dans son coin, le lavabo émaillé où un peu d’eau chimique arrive en rotant, poussée par des machines à travers des kilomètres de tuyaux de plomb. On regarde le lavabo. On regarde par la fenêtre ce qu’on voit d’une fenêtre : d’autres fenêtres, des murs, un univers de murs et de fenêtres.

C’est cela qu’ils doivent vous écrire, ceux qui vous écrivent : la chambre à cent vingt francs, la cage aux additions, les murs de la ville, et cette faim et cette soif qu’ils ont.

Je ne sais si vous répondez. Que répondre à ces implorations misérables ? C’est assez enivrant d’être l’objet de tant d’appels et d’espoirs – quelquefois, en effet, on sent en vous cet enivrement. Mais c’est bien accablant aussi : car enfin, que répondre ? Vous avez beau être un maître des mots, quels mots oserez-vous choisir pour eux, et pousser comme un tas d’or vers leurs pauvres mains tendues ?

On le connaît, votre message. Se faire une vie naturelle.

Retourner aux prés et aux sources. Cuire son pain. Forger ses outils sur une enclume de village...

Facile à dire. Facile de supprimer en rêve ou en poème tant de siècles qui se sont accumulés sur tant de siècles avec leur poids terrible de pierre et de métal, avec cet enracinement en eux des cités et des usines. Vous avez décrit une fois –et c’est de bien belles pages – la submersion des villes par la nature. La forêt reprenait toute la place, recouvrait tout comme au premier jour. Et c’en était fini des chantiers et des gares et des bureaux et des banques. Fini. Le silence et les feuillages avaient tout reconquis.

Mais on n’efface pas le monde. Ce n’est que dans les rêves que tout s’efface, que tout revient à son commencement. Mais le monde, force nous est de l’accepter comme il est, avec toutes les saloperies qui ont poussé dessus et qu’on ne peut plus arracher. Pensez-vous nous faire croire que ça va s’en aller comme ça, d’un coup de torchon, comme des traces de vin rouge sur la table du bistrot ?

On n’efface pas le monde, on ne nie pas le monde. Mais on change le monde. Ce qui veut dire d’abord qu’on l’accepte, qu’on ne peut faire autrement, qu’on prend tout, pas seulement l’herbe des vallons et les villages des collines, et pas seulement le laboureur et le berger, mais tout, les gens des fabriques et des boutiques aussi, des gens du métro, les bureaux et les bureaucrates, les banques et leurs banquiers, les mai¬sons de dix étages, les terrils des pays miniers, et autour des villes les larges plaines de réservoirs, de grues et de wagons, et ces zones nues et noires, ceintes de palissades, où vivent de hautes bâtisses dévastées. Tout. Car on n’a pas le choix. Car c’est ça qui nous est donné. C’est là-dessus qu’il faudra travailler, pas sur autre chose. C’est dans cette matière-là, pas dans une autre, qu’il faut chercher et sculpter le visage nouveau du monde. Le monde de demain qu’on tirera du monde d’aujourd’hui. Et on ne sait pas ce que ça donnera. On sait seulement que ce sera ce qui n’a pas encore été.

Et que ce n’est pas une tâche pour nous autres, les solitaires de neuf heures du soir, les faiseurs d’additions, les insectes noirs des lourdes villes nocturnes. Nous sommes faibles et malheureux, nous, sans force pour changer la vie. Nous avons juste notre petite place d’insecte, et nous durons, en grattant nos maigres désespoirs. Et pour que ce soit supportable, nous avons des espèces d’évasion.

Vous, Giono, vous êtes un chemin d’évasion. C’est pourquoi nous vous aimons, à cause de ce que vous éludez, et parce que vous aussi vous êtes un faible, et que notre faiblesse se reconnaît dans la vôtre, votre faiblesse de grand poète.

Un faible qui a réussi, voilà ce que vous êtes. Nous pensons à vous un peu comme les ouvreuses de cinéma et les garçons d’ascenseur pensent à ces ouvreuses qui deviennent des actrices célèbres, à ces garçons d’ascenseur qui deviennent des hommes très riches qu’on voit sur les magazines, avec leur grosse pelisse et leur beau visage las. Ça existe et ça désole tout ensemble. Vous avez conquis, vous, une fortune de mots, de chants et de songes ; votre faiblesse s’est faite sagesse et jouissance. Mais jouissance pour vous seul, sagesse pour vous seul. Vous ne pouvez-pas nous aider, vous ni personne. Seulement vous nous justifiez. Vos ivresses légitiment nos abattements et nos amertumes. Vos fables entretiennent en nous, de soir en soir, on ne sait quelle attente exaltante et vaine. De soir en soir, et jusqu’au dernier soir, au soir de la parfaite solitude en ce cimetière de banlieue où nous pourrirons dans notre veste noire, sous la couronne en perles de verre offerte par nos compagnons d’additions.

Georges HYVERNAUD
La Nouvelle Saison, janvier 1939.

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