A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Disparité des temps sociaux
Article mis en ligne le 27 juillet 2020
dernière modification le 5 août 2020

par F.G.

■ Paru sous le titre « La pluralité des temps chez les théoriciens socialistes (1820-1870) » dans la revue L’Homme et la société – n° 90, 1988, pp. 15-24 –, ce remarquable texte de Pierre Ansart [1]] (1922-2016), grand connaisseur des théoriciens socialistes des diverses écoles de pensée et très proche lui-même de « l’anarchie positive » de Proudhon, méritait, nous semble-t-il, d’être remis en circulation. L’auteur s’y livre, à partir d’une lecture attentive des théoriciens sociaux du XIXe siècle, à une réflexion éminemment pertinente, et à bien des égards actuelle, sur la question des temporalités (ouvertes ou cachées) à l’œuvre dans tout processus révolutionnaire embrassant le temps long de l’histoire.– À contretemps.



La relecture comparative des fondateurs du socialisme, de Saint-Simon à Marx, peut se faire selon deux perspectives. On peut, à juste titre, d’un point de vue historique, souligner leur participation à un mouvement social de critique et de révolte contre l’ordre établi. Et dans cette perspective, on sera tenté de privilégier les convergences et l’existence de problématiques communes. Au contraire, une analyse plus attentive des textes conduit à souligner les divergences, les oppositions souvent explicites entre ces théoriciens et à mettre en doute l’existence même d’une problématique partagée.

L’examen des temporalités telles que ces théoriciens les ont interprétées conduit à reconsidérer ces rapprochements et à considérablement complexifier les réponses. Tous sont confrontés au problème du temps puisqu’ils affirment l’avènement d’une coupure historique, d’une révolution qui marquera la fin d’une période et le début d’un nouveau monde recelant bien d’autres rythmes que le monde « vieillissant ». Cette interrogation sur la rupture révolutionnaire impose un ensemble d’analyses sur les préliminaires, sur les prémisses de la mutation, sur les signes avant-coureurs, sur les pratiques annonciatrices, sur les expériences sociales considérées comme « en avance » sur leur temps et, éventuellement, révélatrices des pratiques temporelles futures. Mais en outre, les plus audacieux intellectuellement n’ont pas manqué de proposer une construction des temps passés, de distinguer non seulement des périodes et des phases, mais aussi, et comme nous essayerons de le montrer, de percevoir des rythmes sociaux différents tels que des phénomènes de répétition, de permanence, d’accélération temporelle, de précipitation. On trouvera, dans les écrits historiques de Marx, d’étincelantes formules sur cette disparité des temps sociaux ouvrant à toute une problématique des temps sociaux et de leur pluralité.

Et de même, trouvera-t-on chez ceux qui, de Fourier à Proudhon, ont osé penser les lendemains de la révolution, des réflexions nombreuses sur les nouveaux rythmes sociaux que mettrait en œuvre la société future. Et c’est peut-être là que les divergences les plus profondes apparaîtront entre ces auteurs, dans ce domaine de l’imaginaire, éminemment révélateur des sensibilités particulières.

En posant, en effet, ce problème des temporalités, il faut s’attendre à faire apparaître des nuances et des divergences très nombreuses entre ces auteurs, mais situées ailleurs qu’on ne les perçoit généralement.

L’œuvre de Saint-Simon peut servir d’introduction à cette réflexion car, sans doute, a-t-il été le plus explicite quant à la distinction et à la construction des temps sociaux. Sa problématique expéditive contre de Bonald vise à dénoncer l’illusion monarchique de l’intemporalité des systèmes sociaux. Les thèses du vicomte de Bonald selon lesquelles le véritable système social, dans sa hiérarchie sacrée, ne peut qu’être obscurci par le temps, mais doit, après les errements révolutionnaires, réapparaître dans son éternité, ou disparaître dans le chaos, sont précisément, pour Saint-Simon, « extravagantes ». Constituer la « Science de l’homme » ou « Science des sociétés », ce sera tenir compte du temps et considérer les changements des systèmes sociaux comme des faits, comme la matière même de cette nouvelle science [2].

Le temps de l’Europe n’est, pour Saint-Simon, ni un temps de la continuité, ni une succession d’étapes comme le suggérait Condorcet, mais un temps scandé par la succession de systèmes sociaux. Du Xe au XVIIIe siècle, se compose et perdure le système féodal, militaire et religieux, orienté vers la défense et la guerre. Après l’effondrement de ce premier système, devrait se composer ce « système industriel » orienté vers la production et la consommation, essentiellement opposé au féodalisme [3]. Entre ces deux systèmes, aucun compromis n’est possible et la période de la restauration n’est qu’un temps de « transition », temps des conflits et des contradictions qui s’analyse essentiellement en termes de juxtaposition de deux systèmes opposés.

L’histoire du système féodal peut être résumée comme la montée séculaire d’une contradiction entre deux temporalités. Ce système se caractérise par un équilibre stable entre deux forces et deux classes, la noblesse et le clergé. Cet équilibre qui perdure pendant près de huit siècles assure la répétition de l’oppression. Tout au contraire, se développe au sein même de cette statique, la dynamique de la production qui crée une temporalité de changement : accumulation de nouvelles propriétés, cumulation des progrès techniques, extension du commerce et de l’industrie. Alors que la structure des pouvoirs proclame la tradition et la pérennité, l’industrie crée le temps des changements ou, peut-on dire, impose sa temporalité [4].

La révolution à venir sera donc une rupture, puisqu’elle marquera la fin d’un chaos provisoire et l’avènement d’une société sans précédent historique, la société industrielle. Néanmoins, elle comportera aussi des éléments de continuité puisqu’elle réalisera cette temporalité créative que recèle la classe industrielle [5].

Dans les années 1820-1840, les observateurs rapprochaient souvent Fourier de Saint-Simon, en les considérant l’un et l’autre comme des « réformateurs », selon l’expression des années 1840. Et aujourd’hui encore la catégorie brumeuse du « socialisme utopique » continue de les confondre. Or la conception du temps que propose Fourier n’a aucun rapport avec la conception saint-simonienne [6].

Pour Fourier, il n’y a pas, à proprement parler, de temps cumulatif, de temps progressif dans la soi-disant « civilisation ». Cette dite civilisation est faite de barbarie, d’hypocrisie, de répression permanente des désirs. Elle n’est pas portée par un mouvement chronologiquement repérable de décomposition : elle est et n’a cessé d’être violence et répression [7].

Il y a donc bien rupture entre la civilisation et « le nouveau monde industriel et sociétaire », mais en un tout autre sens que ne le pensait Saint-Simon. Il n’y a aucunement continuité d’une temporalité dont la révolution serait la confirmation, mais rupture radicale, absolue [8], entre une répétition des répressions et l’univers du Phalanstère fondé sur l’harmonie des passions. Aussi bien ne s’agit-il pas d’appeler la classe des industriels à prendre conscience de ses capacités, mais bien d’attendre l’acte fondateur qui sera acte volontaire de création de la nouvelle communauté.

Cet acte fondateur inaugurera une nouvelle temporalité faite, non pas d’un devenir vers des libérations futures, mais de jouissances en acte. Jouissances changeantes, certes, et renouvelées, mais où la plénitude des plaisirs sera atteinte dès lors que la communauté passionnelle sera constituée. La perfection sera réalisée dans l’instant de la fête et dans sa réitération.

Fourier concentre sa réflexion sur l’invention de nouveaux rythmes temporels dans la vie quotidienne. Conscient des aliénations du travail en « civilisation » et fidèle à sa thèse des passions, il construit des temporalités susceptibles d’être « attrayantes » ; ce que serait, exemplairement, la séance courte du « travail attrayant ». Cette journée devrait se construire comme une succession de rythmes harmonieux : rythmes changeants et brefs du travail, rythmes des repos, rythmes subtils des attentes, des désirs et des rencontres. Rythmes essentiellement répétitifs, certes, mais correspondant à la musicalité des désirs dans une vie où se confondaient parfaitement le temps du désir individuel et les temps sociaux.

Dès ces années 1840, deux écoles s’opposent donc complètement en ce qui concerne les conceptions du temps.

Charles Fourier, Étienne Cabet [9], Eugène Buret [10] s’interrogent au contraire sur les forces de l’histoire longue qui imposent leur temporalité et portent la nécessité de la révolution. C’est, pour Saint-Simon, la temporalité fondamentale du travail, propre de la classe des « industriels ». C’est, pour Constantin Pecqueur, plus exactement, le développement progressif des « forces productives » qui engendre le devenir révolutionnaire et imposera l’avènement de la société rigoureusement réglementée et étatisée. C’est, enfin, pour Eugène Buret, l’industrialisation conquérante qui dissout les apports du passé, qui décompose l’artisanat d’autrefois, corrode les solidarités entre maîtres et ouvriers-artisans, transforme le travail en marchandise. Et dès lors, pour ce saint-simonien, se développent en quelque sorte, deux temps : d’une part celui de la richesse et du progrès matériel pour les capitalistes et, d’autre part, le temps de l’extension de la pauvreté et du dénuement pour un nombre croissant de travailleurs. Temps double et contradictoire qui conduira inéluctablement à un déchirement du tissu social, à une guerre civile et à l’effondrement de ce système social, dit Eugène Buret dans son livre de 1840.


C’est assurément dans cette seconde école (que l’on pourrait qualifier d’historiciste, si ce terme n’était chargé d’un excès d’ambiguïté) que se situe l’œuvre de Marx, et particulièrement après 1844-45. Dans les Manuscrits de 1844 et dans L’Idéologie allemande, se trouve reprise la leçon de Saint-Simon repensée par les jeunes saint-simoniens, et tracées les grandes lignes de ces représentations des temps sociaux qui ne cesseront d’être ensuite analysées.

Comme pour Saint-Simon, le temps historique n’est pas une continuité uniforme, il est scandé par des systèmes sociaux qui correspondent à des modes sociaux de production successifs. La communauté primitive, le mode de production asiatique, le féodalisme, le capitalisme, sont des systèmes différenciés et successifs, des ensembles sociaux de durée variable qui ont constitué les contenus du temps historique. Le capitalisme a, dans cette longue série des modes de production, l’éminente originalité d’engendrer une temporalité particulière. En effet, tous les systèmes antérieurs ont eu en commun, avec leurs particularités propres, de produire de la stabilité, des équilibres à très long terme. Ainsi le féodalisme, à travers les avatars événementiels, a maintenu pendant plusieurs siècles la même structure de dépendance personnelle, la même hiérarchie des ordres, proclamant sa pérennité à travers l’idéologie qui lui était conforme.

À l’intérieur même de la stabilité féodale, le capitalisme a engendré une toute autre temporalité marquée précisément par l’instabilité, le changement technique, économique et social. La bourgeoisie capitaliste, comme le répète le premier chapitre du Manifeste du Parti communiste a introduit le changement dans la stabilité féodale, développé sa propre temporalité, imposant un « bouleversement continuel », un « ébranlement ininterrompu », une « agitation », une « perpétuelle insécurité » [11]. Son temps est celui du changement rapide, de la révolution en permanence : les rapports sociaux qu’elle édifie « vieillissent avant même de pouvoir s’ossifier » [12].

Ce temps précipité court, comme l’on sait, vers sa ruine. Et toute l’œuvre de Marx peut être relue comme une réflexion sur ce temps cataclysmique qui mène à l’apogée et à la catastrophe par l’approfondissement des contradictions sociales. Mais l’analyse plus attentive des conflits économiques, des luttes de classe, du déroulement dramatique des révolutions et des guerres civiles, conduit à distinguer des temporalités différentes qui peuvent composer ou entrer en conflit. À tout le moins, faut-il distinguer le temps du capitalisme, le temps de la classe ouvrière et les temps des révolutions.

Le temps du mode de production capitaliste est bien celui sur lequel Marx est le plus affirmatif. Il peut même un moment le comparer au temps des astres dont on peut prévoir le rythme et les révolutions [13]. Le système est, en effet, mû par un ensemble de nécessités internes : la concurrence qui oppose les capitalistes entraîne nécessairement la réduction du temps de travail nécessaire, la pression sur les salaires, l’accroissement du salariat. Sans doute la baisse du taux de profit est-elle moins une loi qu’une tendance, mais, quels que puissent être les efforts pour maintenir le mode de production capitaliste, il est porteur de sa propre temporalité qui le conduit à son autodestruction. Le capital qui ne fait que voler du temps, que tirer profit de l’extorsion du temps ouvrier, va aveuglément vers sa mort.

Dans cet approfondissement des contradictions et cette succession répétitive des crises, se perçoit une temporalité plus cachée, celle même de la classe ouvrière qui n’est pas faite seulement de la continuité des souffrances et des échecs personnels, mais aussi des luttes, des grèves et de la transformation des luttes économiques en lutte politique. Une phrase lapidaire de 1847 rassemble la dynamique de cette temporalité qui va de l’« agglomération » des ouvriers à leur lutte révolutionnaire [14], mais l’expérience montrera que cette temporalité n’a pas ce rythme rapide, qu’elle est coupée de ralentissements, de mises en sommeil ; cependant chaque crise libère cette force potentielle et rend possible la reprise de son mouvement.

C’est plus clairement encore dans le déroulement des révolutions que Marx souligne l’existence de la pluralité des temps sociaux. En effet, le temps des révolutions est bien un temps accéléré, non seulement en apparence et par la succession rapide des événements politiques, mais en ce que la révolution peut réaliser en quelques semaines les mutations qui auraient normalement exigé des décades sinon des siècles. En 1848-49, « les diverses classes de la société française devaient nécessairement compter par semaines leurs époques de développement, comme elles les avaient comptées jadis par demi-siècles » [15]. Temporalités très particulières que celles de ces révolutions, qui précipitent une société hors de son temps normal, font vivre les classes sur un rythme haletant, et qui justifieront de préparer de façon militante l’ouverture d’une telle accélération.

Deux types de révolutions et deux types de rythmes pourraient être distingués : celui des révolutions bourgeoises comme celles du XVIIIe, qui « se précipitent rapidement de succès en succès », où « l’enthousiasme extatique est l’état permanent de la société » [16]. Rythme enfiévré, sans point d’orgue, qui conduit rapidement à « un point culminant » après lequel la société revient à un rythme plus calme et comme reposé.

Les révolutions prolétariennes, comme celles du XIXe siècle, se déroulent selon un tout autre rythme. « Les révolutions prolétariennes... se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau... » [17]. Rythme très particulier et profondément différent de celui des révolutions bourgeoises, rythme syncopé, marqué par des arrêts et des reprises, mais soutenu néanmoins par une thématique constante. Dans cette temporalité discontinue se produisent donc des arrêts, des silences, mais aussi de véritables « retours en arrière », des retours au « point de départ » et comme à un passé.

Ces discontinuités rythmiques s’expliquent en partie par le fait que les différentes classes sociales et les différentes institutions ne sont pas engagées dans les mêmes temporalités. Et l’on peut, dans une certaine mesure, expliquer des conflits révolutionnaires en termes de conflit des temps sociaux. Marx en donne deux exemples probants : la classe paysanne et l’État français.

Dès les premières lignes du 18 Brumaire, Marx rappelle qu’une société moderne ne vit pas au même rythme, que les différentes classes sociales n’ont pas les mêmes temporalités, que le passé n’est pas mort et qu’il peut précisément s’actualiser, être remémoré, au moment même où les acteurs révolutionnaires sont engagés dans l’action la plus pressante. Différentes combinaisons entre le passé, le présent et l’avenir sont dès lors possibles. Lorsque les jacobins vécurent leur geste en croyant vivre les idéaux romains, ils trouvèrent dans ce passé les moyens de réaliser leur tâche présente. Mais lorsque les hommes de 1848 évoquèrent le spectre de la Révolution de 1789, ils s’enfermèrent dans ce passé, pour fuir leur présent. Une révolution prolétarienne devrait, pour parvenir à son terme, rendre présent, non le passé, mais la poésie du futur [18].

Les paysans parcellaires français sont, dans les années 1848-52, doublement porteurs du passé dans le présent. L’échec de la Révolution, la venue au pouvoir de Louis- Napoléon Bonaparte, s’expliquent en partie par cette présence du passé. Les paysans parcellaires restent, selon l’analyse qu’en propose Marx dans Le 18 Brumaire, beaucoup plus liés à la nature qu’ils ne sont liés à la vie industrielle. Ils appartiennent, à proprement parler, à un autre temps, c’est-à-dire au temps quotidien de la nature avec ses rythmes et sa pérennité. Et ils attendent de leur maître qu’il les « protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps » [19]. Mais ils sont aussi porteurs d’un autre passé, politique celui-là et riche d’illusions, qui est le Premier Empire qu’ils ont conservé en mémoire et magnifié comme le moment de leur propre gloire. Illusion sans doute, mais vivante et bien présente, qui leur fera voir dans la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, la promesse du retour de leur splendeur passée.

On peut comprendre que la tradition pèse aussi sur l’histoire présente pourvu que l’on analyse comment ces passés se composent et font partie du présent le plus immédiat.

Les appareils d’État (le complexe bureaucratico-militaire) offre un autre exemple de ces heurts des temporalités dans une période révolutionnaire. Marx y revient par trois fois et de façon de plus en plus insistante dans Les Luttes de classes en France, Le 18 Brumaire et La Guerre civile en France : cette « immense organisation bureaucratique et militaire » a sa propre temporalité qui n’est ni celle de la classe bourgeoise ni encore moins celle de la classe ouvrière. Il s’agit d’une histoire très longue, commencée dès avant la monarchie absolue, sans arrêt ni brisure, que chaque régime a enrichie et étendue. Aucune révolution politique n’a pu briser le cours destructeur de ce mécanisme. Si l’on peut parler d’une temporalité d’un édifice aussi écrasant et si inapte à la vie, ce serait plutôt d’une temporalité acharnée à nier le temps ou, en d’autres termes, du temps de la mort.

En faisant de la Commune de Paris de 1870-71 la « forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail » [20], Marx accentue la rupture entre une immense histoire ayant tous les aspects de la nécessité, l’histoire de la machine étatique, et cet acte novateur, issu de l’initiative ouvrière et qui en brise le cours. C’est en même temps le surgissement, non pas exactement d’une autre temporalité, celle du travail, mais bien le surgissement pluriel des communes avec leurs initiatives autonomes. Brève expérience qui brise pour un moment le temps mortifère de l’État.


Ces pages de Marx sur la Commune de Paris reprenaient sur bien des points les analyses et les appels de Proudhon, non sans nuances et divergences.

Proudhon avait été moins affirmatif que Saint-Simon et Marx sur la possibilité de distinguer des systèmes sociaux, des modes de production, et de déceler une évolution continue menant à la nécessité irrépressible d’une révolution sociale. Dans les fresques historiques qu’il dessine dans De la justice, il lui paraît possible de mettre en évidence des oscillations plus complexes entre des périodes d’émancipation relative et des périodes de forte répression. Et de même, dans le « système des contradictions économiques » que constitue le capitalisme, s’il perçoit, comme ses contemporains communistes et socialistes, un processus général conduisant à un approfondissement des contradictions, il souligne plus encore l’existence des rythmes répétitifs. Pour lui, les contradictions économiques se manifestent par des répétitions d’oscillations : par exemple un surcroît de concurrence est suivi, en raison des souffrances produites, d’un surcroît de centralisation économique, de « monopole », puis, en raison de nouveaux échecs, d’un retour à la concurrence [21]. Le temps économique n’est donc pas un développement évolutif, il est fait aussi d’alternances liées aux systèmes de contradictions.

La venue de la révolution sociale n’a donc pas cette nécessité que certains lui prêtent. Le risque de la décadence économique et sociale n’est pas à exclure complètement. De même, n’est pas à exclure le risque de l’instauration d’un régime de centralisation économique et politique qui prolongerait les tendances capitalistes à l’expropriation. Un tel régime despotique, réduisant toute initiative ouvrière, imposerait, en quelque sorte, l’inertie atemporelle de l’État aux temporalités sociales.

La libération de l’initiative ouvrière aurait pour but la libération des temporalités multiples. Proudhon, en effet, ne cesse de dénoncer les tentatives d’imposer aux producteurs l’unicité d’une temporalité, qu’elle soit celle de la propriété collective, celle de l’État despotique ou du fanatisme religieux. Tout au contraire, le temps du paysan n’est pas le temps de l’artisan, comme il n’est pas le temps de l’ouvrier travaillant dans une entreprise autogérée. Aussi socialisée que soit la propriété du cultivateur, il restera que celui-ci conservera un rapport privilégié avec les rythmes saisonniers de la nature [22]. L’artisan, au contraire, le petit entrepreneur le plus mobile et inventif, doit connaître les changements, les échecs éventuels et les reprises propres à un niveau économique fait d’imprévus et d’initiatives.

L’entreprise autogérée ou, selon le vocabulaire de Proudhon, la compagnie ouvrière, aurait, peut-on dire, sa propre temporalité en ce sens qu’elle serait créée à un moment choisi, puis aurait à se construire, à se développer ou, en cas d’échec, à disparaître. Mais le travailleur individuel aurait aussi à gérer son temps et sa carrière, à maîtriser son temps au sein de cette collectivité. Au lieu de recevoir d’un propriétaire son programme de vie et de travail, il serait membre à part entière de cette communauté de travail, participerait aux décisions, changerait de postes, acquerrait une formation selon ses vœux et selon les possibilités de la communauté [23].


En terminant ces trop brèves remarques, on est tenté de se demander aussi ce qu’a signifié, pour ces théoriciens différents, le fait de vivre dans leur siècle, et s’il y a quelque relation entre les représentations qu’ils se firent du temps et leur existence propre. Sans répondre à une question aussi complexe, on peut, à titre d’hypothèse, esquisser quelques remarques.

Tous ces auteurs ont en commun de vivre intensément le cours de leur temps, de réagir furieusement aux conflits et aux souffrances dont ils sont les témoins ; ils participent étroitement aux temps de leur univers social, sur le mode de l’attente et de l’impatience. Ils attendent d’autres temps, mais selon des modalités qui leur sont propres.

Marx, qui sent fortement la variabilité des temps – celui du devenir économique, celui des révolutions –, traverse de longues périodes de retraite spéculative. Entre les grandes phases d’action révolutionnaire, il ne doute pas qu’un autre devenir se poursuit, caché aux yeux de la plupart, et qui exige pour être compris, l’analyse lente du regard scientifique. En 1848-49, Marx vit au contraire à un autre rythme, au rythme rapide de la révolution et des espoirs fragiles. Ces périodes d’action politique exigent aussi une autre écriture, celle du Manifeste ou de L’Adresse de 1871, courte, imagée, pleine de mouvement et d’émotions.

La vie de Proudhon se déroule sur le même mode de l’attente impatiente avec, néanmoins, plus d’inquiétude et, parfois même de découragement, comme si l’échéance révolutionnaire était moins assurée. Face à ces incertitudes, l’intellectuel révolutionnaire répugne aux longues retraites spéculatives. Il répugne aussi aux analyses par trop érudites comme si elles risquaient toujours de devenir un but en elles-mêmes et de détourner de l’action.

Quant à Fourier, convaincu que le cours des événements n’affecte pas la constante absurdité de la civilisation, il peut attendre en solitaire la venue des nouveaux temps dont ses écrits devraient marquer l’ouverture.

Pierre ANSART
[1988]

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