■ Jean-Luc SAHAGIAN
L’ÉBLOUISSEMENT DE LA RÉVOLTE
Récits d’une Arménie en révolution
Toulouse, Éd. CMDE, « Les réveilleurs de la nuit », 2020, 96 p.
Au plus près de l’émotion
« La révolte est liée au sentiment, à ce qu’elle fait trembler en nous, à la gorge nouée, au discours qui s’interrompt et au silence qui s’installe, un silence d’avant la tempête. Ce moment de surgissement secoue notre tranquillité et nous rend prêt au danger, prêt à la nouveauté. Il change notre vie. C’est justement parce que l’on ne s’y attend pas, même si une partie de nous l’espérait depuis longtemps, que ce moment nous bouleverse ainsi, sans que l’on ait eu le temps de laisser à notre raison le loisir de s’en protéger. Bien sûr, lorsque ce moment est passé, il faut tenter de le comprendre, de rendre compte de cette intensité vécue, pour le partager, pour qu’elle se répande. »
Le livre de Jean-Luc Sahagian, L’Éblouissement de la révolte, récits d’une Arménie en révolution, rapporte un témoignage précieux du mouvement qui s’y est déroulé en avril 2018. Ce mouvement, il le met en lien avec celui des Gilets jaunes, surgi quelques mois plus tard en France et qu’il vécut, lui, depuis Marseille. Si « la révolte est liée au sentiment », le récit qu’il en fait s’attache à en restituer l’émotion, au sens premier du terme : ce qui met en mouvement. Il faut lire ses mots lentement, pas à pas, comme on marche, les laissant résonner de toute leur simplicité, nous toucher : un tremblement, une interruption, un silence, une secousse, le dépassement du danger, un retour de l’espoir, la raison laissée un temps de côté, une intensité, nous dit-il. Tout y est. Loin des surplombs théoriques, avec ce qu’il faut de documentation pour étayer ses propos et leur contexte, il décrit cette expérience au plus près de l’événement, c’est-à-dire des gens qui le vivent et qui le font, de leur spontanéité, de leurs enthousiasmes, de leurs bouleversements et pensées contradictoires. Cette expérience de bascule, ce point de non-retour, le réveil de la conscience tel que pensées et sensations sont nouvellement alignées, l’auteur les compare au sentiment amoureux, à l’évidence d’une révélation. Il n’est plus possible de continuer en l’ignorant. D’importance, la comparaison s’arrête là, car il s’intéresse à cette bascule vécue communément, qui fait alors mouvement. Mouvement social, mouvement d’émancipation, mouvement de quête de liberté.
Il s’agit ici de l’Arménie et, par échos, des Gilets jaunes [1]. L’auteur parle de ce qu’il vit. Il parle parce qu’il le vit. La subjectivité s’en retrouve pleinement assumée. Mais il ne faut pas s’y tromper : les correspondances entre les deux mouvements ne relèvent ni de l’esthétisme de la lutte, ni de la banalisation de celle-ci, mais plutôt de l’importance de relater ces histoires-là, qui l’ont animé dans une quasi-simultanéité temporelle. Sitôt nés, ces mouvements nécessitent de se raconter, d’abord pour ceux qui les vivent, avant que l’histoire ne tranche, pour l’importance de l’opacité vivace de ces jours-là. Comme corollaires, ils se raccrochent et s’inscrivent dans l’histoire des luttes émancipatrices, dans le temps et dans le monde, avant, ailleurs, autrement. Cela fait partie de l’émotion, de ce qui fait mouvement : la conscience d’être un peuple, une multitude, en lutte pour la liberté. Les écrits de l’intérieur sont encore trop épars. On souhaiterait que ces voix-là se multiplient pour les entendre plus fort, plus souvent.
Le récit commence au cœur de cette révolution, à Erevan, sur la place de la République : « Ce soir, le monde était à l’envers. » Des traces d’une fête y sont visibles, des gens qui ne se côtoient pas habituellement y sont encore rassemblés, faisant durer l’inhabituel. Ces hommes et ces femmes de tout âge, aperçus là, se retrouvent le lendemain. Les solidarités se tissent au jour le jour et le constat s’impose : il y a un plaisir authentique à partager avec une foule large d’anonymes qui deviennent de plus en plus familiers. La foule fait apparaître les visages, que l’auteur décrit dans leur notable diversité – d’histoire, de lieu d’origine, de classe sociale, ou encore de cadre de vie –, dans leurs similitudes : déterminés, chaleureux, « pleins », « chargés », animés d’une « curiosité franche », de joie et de colère. Autrement dit, il les décrit dans leur humanité, dans ce qui permet de se penser comme humain, articulant communément les peines et les espoirs.
« Nous avons eu la chance de vivre ces moments si rares où l’obéissance est morte, où la résignation quotidienne a soudain disparu. » Si l’on parle habituellement librement de beaucoup de choses, il est plus rare que l’on parle de liberté, de l’envie réelle de changer les choses et des moyens pour y parvenir. Ici, la parole se libère, et, avec elle, la réalité des conditions de vie, le racket omniprésent pour avoir un boulot, un logement, le principe de la faveur remplaçant celui du droit. Du constat vient l’action. Refus d’obéir, donc, de se soumettre au pouvoir tel que les Arméniens l’ont vécu, dans un rapport autoritaire ancré jusque dans les jeunes générations, héritage de l’époque soviétique. Le refus d’obéir fait reculer la crainte. Il ne s’agit pas seulement de faire corps commun avec des gens variés qu’on ne côtoie pas d’ordinaire, mais de vivre, dans cette foule singulière, la prise de conscience de sa puissance d’agir et le dépassement de sa peur. C’est ce qui fonde un mouvement de révolte. La fin de la crainte correspond à « ce moment où la peur change de camp ». Cela nécessite aussi du courage. Le risque est remis au goût du jour, impliquant corps et âme. « Durov ! » (Avec courage !) devient un mot d’ordre.
Les joies et les colères s’expriment dans les chants, dans les danses, dans les cris : le « Ahou ! » bien connu des Gilets jaunes – repris des stades de foot, comme beaucoup d’autres chants typiques de ce mouvement –, ou encore « Azadoutioun ! » (Liberté !). À titre d’exemple de ce qui peut faire le bonheur de ces jours, l’auteur rapporte que, de retour dans la ville de Gumri (ville d’origine de sa compagne), un convoi de plusieurs 4 x 4, attelage du maire et de son proche entourage, réussit à passer un premier barrage sous contrôle d’insurgés, mais se heurte au second qui le force in fine à rebrousser chemin. « Ce fut un moment minuscule, nous dit-il, mais délicieux de revanche sur les maîtres. » Et c’est vrai qu’il n’y a pas de petites joies. Ces « récits », qu’il accorde judicieusement au pluriel, sont émaillés de ces fragments de foule pris sur le vif, comme autant de photographies faites de mots restituant des sensations à fleur de peau.
Erevan - Gilets jaunes : ici et là-bas.
C’est en référence à la « révolution de velours » tchécoslovaque de 1989 que le mouvement arménien du printemps 2018 s’est vu qualifier de « révolution » par Nikol Pachinian, député de l’opposition, et ses partisans. Même stratégie « douce » et transparente. Le but premier est de dégager le leader du Parti républicain d’Arménie (HHK), Serge Sarkissian, au pouvoir à l’époque depuis dix ans et qui, après deux mandats comme président, tente de s’y maintenir en devenant Premier ministre après avoir fait voter, en 2015, une réforme constitutionnelle accordant audit Premier ministre plus d’autorité qu’au président… Il est aussi accusé d’avoir laissé galoper de concert la corruption et la pauvreté. Prenant acte des échecs des contestations précédentes, Pachinian initie une vague de protestations contre Sarkissian, qui aboutiront notamment à sa nomination comme Premier ministre (après l’échec d’une première tentative, l’intensification des manifestations et une grève dans de nombreux secteurs). À revers de « la fascination malsaine pour la confrontation armée héritée des années 1990 », le mouvement prône la non-violence, le dialogue, l’humour, et dessine un imaginaire commun et rassembleur. La désobéissance civile, la grève, les blocages et les manifestations en seront les formes privilégiées.
Ce qui marque l’auteur dans ces manifestations arméniennes, c’est qu’elles n’ont ni organisation, ni cortège de tête, ni service d’ordre. « Seulement des gens ordinaires manifestant dans un désordre bon enfant, tout au plaisir d’occuper la rue, de rompre avec un quotidien banal. » Sans bien sûr le savoir, les manifestations sauvages et les grandes dérives urbaines des Gilets jaunes feront directement écho à ces marches arméniennes, loin des manifs syndicales de ces dernières années si bien connues pour leur inutilité. Il est également surpris par les murs « muets » d’Erevan, de Gumri et d’ailleurs : pas de tags, de graffs, de slogans… Alors que les dos des gilets jaunes seront de véritables étendards et manifestes. L’auteur avance une hypothèse en mettant à jour l’implicite : « pas de mots, des actes ».
« Très vite, moi qui arrivais d’un pays où tout me semblait bloqué [la France], je me laissai gagner par la simplicité du mouvement et par son évidence qui emportait toute réserve et toute morosité. » Ce à quoi participe Jean-Luc Sahagian, ce sont deux révoltes du peuple. Deux révoltes contre la servitude volontaire. Intergénérationnelles, solidaires, inventives, émanant du peuple. Les contextes diffèrent évidemment, à commencer par le fait qu’en Arménie, cette révolte a un représentant, Nikol (Pachinian) – les gens l’appellent par son prénom –, qui incarne la possibilité d’un changement, même libéral et pro-européen, d’une claque au gouvernement, alors que la situation intérieure comme extérieure semble nouée (échec des contestations précédentes, situation géopolitique serrée entre le géant russe d’un côté, l’hostilité turque et surtout les tensions avec l’Azerbaïdjan de l’autre). Les Gilets jaunes se sont démarqués, eux, par un refus absolu de tout représentant, aux prémices de leur mouvement comme sur la durée. Une différence majeure, que l’auteur ne relève pas (du moins pas ici) : son regard porte ailleurs, fixant les possibles de cette foule en mouvement.
Ce qui converge et naît ainsi dans un mouvement, c’est un désir commun, la possibilité de rêver de nouveau, en grand. Les appréciations et les contours de ce « commun » peuvent diverger, mais dans la comparaison qui nous occupe, la formulation de ce rêve connaît quelques similitudes : la justice sociale, la démocratie (directe), la répartition des richesses, à quoi s’ajoute, en Arménie, la possibilité d’y vivre sans devoir émigrer.
Ce désir d’intervention directe de la société s’est expérimenté pendant ces journées d’avril. L’élection de Nikol y a mis fin. À défaut d’avoir su voir plus loin que son élection ? Si Nikol fut sans doute l’initiateur de ce mouvement, les gens ont largement débordé le soutien à cette figure. Ils n’ont pas eu pour seul but de le voir élire. Il a certes représenté une partie de l’espoir, mais, en l’incarnant, l’espoir a été absorbé. Dès qu’un mouvement se cristallise autour d’une chose connue, il renonce (comme malgré lui) à ce qui était son moteur même : se dépasser dans l’inconnu. C’est bien là, pour partie, le problème des élections : leur échec récurrent à faire perdurer les espoirs d’une vie meilleure, leur capacité incontestée à endiguer les rêves multiples des multitudes conscientes, qui, prises au piège des urnes, finissent par s’assagir et rentrer chez elles après avoir côtoyé, dans la rue, leur part du rêve émancipateur. L’auteur s’arrête aussi sur les lendemains qui déchantent, s’opposent, vacillent, mais il ne leur accorde au fond qu’une importance relative. Ces après servent aussi à sortir de l’illusion, à dépasser ce que « l’éblouissement » peut avoir de tétanisant. Oui, l’importance est relative dès qu’on a compris que les « victoires » – ou ce qui pourrait passer pour telles, à savoir, ici, l’accession de Nikol Pachinian à la tête du gouvernement – tiennent souvent de la défaite quand ce qui relève de la catégorie des « défaites » demeurent des victoires inabouties dont il reste à entretenir, comme mouvement social, la flamme des intuitions premières. L’auteur ne se fait pas d’illusion sur ce point. Le pouvoir mis dehors, du moins symboliquement – ce qui n’est déjà pas rien – recycle d’anciens barbouzes pour veiller sur la tranquillité des intérêts de la classe dominante, en donnant l’apparence de plus de démocratie, de plus de modernité. Mais il n’enterre rien du processus qui, jour après jour, fonda une renaissance. Quelques grèves se poursuivent en même temps que prospèrent les sentiments de désespoir et de trahison. Car la faim, le boulot qui manque, les logements vétustes font toujours le même quotidien.
Est-ce vraiment l’espoir qui se perd dans la victoire-défaite et le retour à la normale ? Ce qui se perd, plus simplement, c’est l’organisation spontanément trouvée pour faire ensemble un blocage, ravitailler tel lieu, se rassembler, manifester, faire nombre… C’est ce qui se passe dans la brèche : l’engagement des corps, le dépassement de soi, les nuits qui durent, l’arpentage de la ville, les discussions à bâtons rompus avec des inconnus, un sujet de conversation qui nous unit, alors que, la veille, on pensait n’avoir pas grand-chose à se dire. Ce qui demeure, c’est le souvenir de l’expérience de cheminer ensemble dans le dissensus fécond. Quelques soient les lendemains, on peut choisir de l’oublier, mais on ne peut plus l’ignorer. Ce qui change, change pour une vie.
Restent aussi les danses et les trouvailles des enfants qui s’emparent de la révolte dans de nouveaux jeux. C’est ainsi que rejouant un blocage avec moultes voiturettes et camions, ils la font vivre en en déployant la gaieté et parfois le potentiel subversif. Comme au temps des hebdomadaires manifestations de Gilets jaunes, on pouvait entendre les gamins chanter à tue-tête le coupé-décalé du rappeur Kopp Johnson « Gilets jaunés », ou les voir dans les cours d’école jouer à « Gilets jaunes contre CRS » – et constater qu’ils préféraient être Gilet jaune.
Un récit de l’exil
La couverture du livre nous donne, non sans malice, une clé de lecture : on ne saurait comprendre cet ouvrage sans la perception qu’il est un récit de l’exil. L’illustration de couverture de Varduhi Sahagian représente, en effet, la multitude de visages que nous avons déjà évoquée. Mais, en regardant bien, émergent de cette foule humaine deux animaux (ours ou loups ?), avec un petit garçon sur les épaules. Représentation discrète de l’auteur et de ses chers (on peut du moins le supposer), l’image dit surtout le pas de côté, l’étranger, l’autre, celui qui est à la fois ici et ailleurs. La vision de l’auteur est le produit d’une mémoire diasporique héritée, qui plus est doublée de celle de sa compagne qui, elle, connaît plus directement la réalité du pays [2]. Jean-Luc Sahagian décrit cette tension pour lui-même : « Le mot Arménie m’évoquait tout ensemble une familiarité des plus intimes et une irréductible étrangeté. » La mémoire complexe reflète plusieurs strates de l’histoire : la honte d’abord, de ceux qui sont partis, de ceux qui sont différents en France, de ceux qui ont survécu au génocide ; le dépassement de cette honte, en prise avec l’articulation de l’identité et de la mémoire ; et une hypothèse : « Peut-être vint également de là mon intérêt pour la révolte des humbles. »
La petite histoire se mêlant à la grande, cette révolution arménienne a aussi existé d’avoir été relayée, encouragée, soutenue par la diaspora. Mais, au-delà de l’histoire propre à ce peuple et de son écho dans la diaspora, ce mouvement fait corps avec les nombreux soulèvements de ces deux dernières années témoignant du ras-le-bol des peuples face à diverses formes d’asservissement, de leur défiance envers leurs dirigeants et de l’explosion de leurs colères en autant d’énergies transformatrices.
On pourrait aussi se demander si l’expérience de l’exil qui traverse ce récit n’est pas à l’origine, pour l’auteur, de la question récurrente de la recherche d’un lieu et de son association au concept d’utopie. « Nous continuons à errer à la recherche du lieu », écrit-il. Est-ce là la marque de l’exil ? Est-ce l’exil qui colore d’une façon si singulière cette question de l’utopie, du non-lieu, du lieu heureux ? S’agit-il réellement de chercher un lieu ? À nos yeux, le lieu c’est le mouvement, ce mouvement que Jean-Luc Sahagian restitue si bien dans ces pages. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il insiste tant sur l’engagement physique, sur ces corps marchant de concert, s’improvisant côte à côte (l’intermède dédié à l’action de marcher occupe une place centrale dans le livre), dansant même : « Peut-être est-ce cela, la révolution arménienne, l’idée qu’il faut continuer à danser, malgré tout. Et faire bouger les choses ainsi, peu à peu. » À l’image d’une soirée grisante, d’une ivresse qu’il s’agit de ne plus oublier.
On se demande souvent ce qui fait que les gens agissent et, ce faisant, renouent avec le rêve émancipateur. Il suffit parfois d’une main tendue. Ce livre en est une.
Marion RHÉTY