[bleu marine]« Je suis un véritable anarchiste, moi aussi, mais, comme je vis en société, comme malgré moi je profite de celle-ci, je considère comme de mon devoir d’en suivre les règles. Sans y croire. Sans les enseigner à mes enfants. Je les suis d’autant plus scrupuleusement que je n’y crois pas, que c’est ma façon de “payer ma part”. »
Georges Simenon, Quand j’étais vieux.[/bleu marine]
La petite-bourgeoisie, souvent ramenée dans la littérature contemporaine aux « classes moyennes » (moyennes en tout), est difficile à définir. Pourtant, elle est aujourd’hui porteuse d’une idéologie qui souffle son haleine, ses fantasmes, ses croyances sur l’époque en nous pressant d’y adhérer festivement.
Dans un cadre marxiste – et de son analyse classiste –, on peut la situer dans une perspective hiérarchique qui la place dans le groupe des sous-officiers de l’ordre industriel capitaliste. L’économie capitaliste est, selon Marx, fondée sur un système de catégories abstraites – le travail abstrait, la valeur abstraite et la monnaie –, dans lequel l’idéologie sert d’excipient en dissimulant l’aliénation sous les voiles du « salut individuel ». Elle institue, dans l’ordre de la Nature, ce qui relève de l’économie politique au sens où Marx l’entendait. En réponse à cette abstraction, ce qui est revendiqué comme un « art de vivre » compatible avec la quête d’une forme concrète et intangible de « bien-être » se présente sous les traits de la fin du désir d’émancipation sociale. Un modèle, en somme.
La petite-bourgeoisie, comme « classe de transition où les intérêts des deux classes s’estompent simultanément », écrivait Georg Lukács, se vit comme étant « au-dessus de l’opposition des classes en général ». Elle cherche les moyens « non pas de supprimer » les deux extrêmes, capital et salariat, nous dit-il, mais d’atténuer leur opposition et de la transformer en une quête harmonieuse [1]. Ses croyances existent exclusivement dans sa conscience petite-bourgeoise. Et c’est sans doute sur ce point, plus qu’à partir de la stricte analyse marxienne, que nous pouvons mieux comprendre en quoi la petite-bourgeoisie est un « fait social » qui prend des formes idéologiques, nous dit Lukács, toujours plus creuses, toujours plus détachées de l’action sociale, pour n’être plus que le produit et la manifestation de son idéologie. Dans un célèbre passage du Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels parlaient de « ces frissons sacrés de la piété exaltée, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise », « noyés dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Soixante-dix ans plus tard, en 1919, dans un texte désormais célèbre, « Le métier et la vocation de savant », Max Weber observait que « le destin de notre époque, caractérisée par la rationalisation, par l’intellectualisation et surtout par le désenchantement du monde, a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique. Elles ont trouvé refuge soit dans le royaume transcendant de la vie mystique, soit dans la fraternité des relations directes et réciproques entre individus isolés ».
Les couches supérieures du salariat et de la fonction publique constituent, entre autres, comme Trotski l’écrivait en 1937 dans 90 ans de Manifeste Communiste, l’armature idéologique de cette « catégorie sociale ». « Le développement du capitalisme a accru, précisait-il, de façon extraordinaire l’armée des techniciens, des administrateurs, des employés de commerce, en un mot de tout ce qu’on appelle “la nouvelle classe moyenne”. » Nous constatons, de nos jours, l’importance qu’ont pris les métiers de la communication, du marketing, de l’informatique, de l’administration des flux et des procédures, mais aussi les spécialistes des études quantitatives et qualitatives, de la psychologie positiviste et pour une large part les sociologues, les médias et les consultants en tout genre qui, hommes et femmes de « l’art », en tout indiquent la bonne voie à suivre et celles à bannir. Leurs récits et leur langue déterminent notre relation au monde et aux êtres, et il serait bien présomptueux de croire pouvoir leur échapper. La bonne gouvernance de la société et la bonne gouvernance de l’individu y sont dispensées comme des savoirs neutres, apolitiques et, c’est là le plus surprenant, émancipateurs.
Par « petits-bourgeois », Balzac, tout comme Flaubert, entendait « les cols blancs », les employés de bureau. Une classe « en développement » à leur époque. En ce temps-là l’ambition conduisait Rastignac de sa province natale – Angoulême – vers Paris (le lieu de l’émancipation sociale de l’individu pour peu qu’il s’en donne la peine et le mérite). Aujourd’hui, il suit le chemin inverse, quitte la capitale pour la campagne, sa nouvelle Icarie. Lieu mythifié et idéalisé, parfois jusqu’à la caricature, où il déploie et son ambition et ses idéaux portés par la quête d’une vie pure et saine. Que l’on songe, par exemple, aux expériences agricoles de Bouvard et Pécuchet qui, dépourvus de toute connaissance en la matière, se lancent dans cette activité sans tenir compte de l’acquis des autochtones. « Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blé ils supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles ; et, comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. L’année suivante, ils firent les semailles très drues. Des orages survinrent. Les épis versèrent. » Les romans de Balzac, Flaubert, Maupassant, Mirbeau ont mis en scène une petite-bourgeoisie à l’aube de son développement, opportuniste, mesquine et dont la médiocrité n’a d’égale que sa prétention à l’universel. Bien que sa déclinaison se soit sensiblement modifiée, le paradigme reste le même, mais inversé. La motivation toujours égotiste et narcissique du néo-Rastignac l’incite désormais à se penser comme le « sauveur » de la province. Sous couvert d’une quête des vertus publiques perdues, le « jeune loup aux dents longues » se donne en spectacle comme modèle à suivre, devient une sorte d’évangélisateur aspirant à prendre la direction des affaire, postulant aux diverses instances du pouvoir local, siégeant dans toutes sortes de commissions et conseils, aspirant (pourquoi pas ?) à la députation, mimant ou parodiant la démocratie participative [2]. Devenu la personnification des nouvelles croyances qu’il professe avec conviction, il donne la nette impression d’avoir été investi d’une seule mission : « sauver les ploucs malgré eux », et si nécessaire contre eux. Car l’indigène gène, ainsi que le professe à l’infini la République en marche, cette marque qu’il affectionne aujourd’hui. C’est dans ce contexte qu’entre en scène la figure du « bourgeois bohème » qui, par bien des cotés, n’est pas sans évoquer Bouvard et Pécuchet.
Une fois encore, il convient de convoquer la littérature pour nous éclairer. Et, cette fois-ci, le Maupassant de Bel-Ami (1885). C’est dans ce roman qu’apparaît, semble-t-il pour la première fois, le terme de « bourgeoise bohème », qui sert à désigner Clotilde de Marelle [3]. Depuis, on a fait du « bobo commun » un « paradoxe ambulant » [4], mais il y a davantage, désormais, pour le qualifier : c’est l’agacement chaque fois plus palpable qu’il suscite, tant dans les milieux populaires que dans la bourgeoisie classique (si je puis me permettre cette formulation à l’emporte-pièce). Sa foi en lui est si prosélyte qu’elle finit par avoir un effet bigrement répulsif. Comme sa pensée, son mode de vie, ses habitus, qu’il vante comme des standards de « la vie bonne ». C’est que le « bobo commun » multiplie les injonctions en militant pour instituer une « culture » faussement « compassionnelle » qui l’incite à classer ses cibles en trois catégories : les catéchumènes, les incrédules et les scélérats. Et ceux qui vivent dans le péché n’ont rien à attendre de lui.
Dans La Nausée, Jean-Paul Sartre nous livrait déjà le journal intime d’un petit-bourgeois à la recherche de « sa » liberté. Le lecteur y découvrait que ces « honnêtes gens », tout à leurs petites cérémonies, leurs pratiques de distinction, leurs statues en bronze et leur prétendu humanisme, n’étaient, en fait, que des « salauds ». Et, ce disant, Sartre ne se référait pas un simple trait de caractère, mais à un mode de vie qui mettait un masque de noblesse sur des pratiques égotistes de bonne facture. Georges Simenon, de son côté, décrit une petite-bourgeoisie tantôt ambitieuse, tantôt satisfaite d’elle-même, toujours médiocre, affrontant la haute bourgeoisie (Le Port des brumes), les notables bourgeois de province (Le Chien jaune) et le prolétariat (Chez les Flamands). Luc Boltanski s’est intéressé [5] à l’ambivalence structurale qui caractérise l’homme Maigret. Entre le fonctionnaire, l’incarnation d’une instance abstraite et l’individu qui exerce la fonction, la tension dialectique évoque celle des professions liées à la superstructure de la société. Cette confrontation fait tout le sel de ses romans. Plus proches de nous, les bourgeois bohèmes de Leïla Slimani [6] vivent dans le 11e arrondissement de Paris, ancien quartier populaire devenu, depuis le début des années 2000, l’endroit « branché » par excellence et ce haut lieu du simulacre où, dans un décor réhabilité et de plus en plus cher, cette population s’y met en scène avec décontraction, affichant un « bonheur insolent », qui pense-t-elle, devrait être désirable par tous. On est là au cœur des habitus de la base électorale du vote Macron et de ses fameux mantras : « La compétition généralisée est saine » ; « Le marché s’autorégule » ; « Il faut limiter les dépenses publiques et baisser les impôts » ; « L’État est un mauvais gestionnaire ».
Les bobos sont « ces gens qui créent, qui innovent », ceux que louait l’imprécateur Macron dans ses discours de campagne. Pour les bobos, le travail n’est pas une souffrance. Ils s’y adonnent corps et âme. Et, s’il venait à fléchir suite à un petit coup de pompe passager, ils auront toujours la ressource de faire retraite dans une abbaye, stage de yoga, grand voyage ou thérapie de ressourcement, bref de trouver un lieu et une pratique où leur volontarisme positiviste les « soignera » des maux propres aux hommes de leur temps. Ils exercent des professions libérales ou culturelles. Ils proclament le salut individuel via leur mode de vie. Ils dominent spirituellement le reste de la société. Le petit-bourgeois cool et rédempteur est devenu une sorte de modèle de « l’Homme nouveau », un guide pour temps de vacuité. Il incarne jusqu’à la caricature l’esprit d’une époque, mais aussi le dégoût qu’elle peut inspirer. D’où les phénomènes de rejet qu’il suscite et que favorise la prégnance d’une forme de ressentiment, voire de haine, vis-à-vis de lui. Pour beaucoup, tous ceux qui ressentent son assurance comme une sorte d’insulte – « le faux est un moment du vrai », disait Hegel [7] –, il devient ainsi la cause du « mal », une sorte de crachat qui « ruisselle » sur le visage de ceux qui fument des clopes et roulent en diesel, les moins que rien, les analphabètes, brefs tous ceux contre qui le très macronien préfet de Paris, le sieur Lallement, se déclare en guerre. « On n’est pas dans le même camp, Madame »...
La littérature de la fin du XIXe et du début du XXe nous décrit un groupe social rongé par sa propre bêtise. Elle annonce ce qui désormais ressemble à son triomphe. En lui donnant les clés du pouvoir, cette triste époque s’inscrit dans l’histoire comme celle de la médiocrité radieuse. Dans ce désastre, tout ce qui ouvrait, de près ou de loin, sur une perspective d’émancipation sociale semble avoir sombré. Il s’agit là bien sûr d’un triomphe fragile, car à force de tirer sur l’élastique il est possible qu’il finisse par « claquer à la gueule » de cette néo-petite-bourgeoisie. Cela dit, les lectures évoquées jusqu’ici ne nous incitent pas à l’optimisme. Et pas davantage le fait que les charges anti-petites-bourgeoises de Brecht et les éclairages de Kracauer soient restés lettre morte. Rien ne semble, en effet, susceptible de défaire les effets délétères de ce naufrage intellectuel et spirituel sur des consciences en déshérence. L’assurance infatuée de cette caste génère tout au plus la montée d’une hostilité générale à son endroit. Mais elle-même n’est pas forcément de bon augure, car, par un effet de miroir, tout ce qui nous est « vendu » comme positif finit mécaniquement par rendre désirable son négatif, ce qui n’est jamais suffisant pour s’émanciper de la bêtise.
Jean-Luc DEBRY