[bleu marine]■ Depuis que Korona s’est invité au bal macabre du monde tel que l’ultralibéralisme dans ses différentes variantes nous l’a salopé de partout, l’ambition confinée qui nous anime est simple, mais besogneuse. Il s’agit de penser, dialectiquement, contradictoirement, cette inédite catastrophe qui se déroule sous nos yeux ébahis. Et on conviendra aisément qu’elle donne indubitablement matière à nous secouer les méninges. Car une situation aussi inouïe que celle que nous subissons a, au moins, cet avantage de nous mettre au défi de fixer la réalité et de l’affronter pour ce qu’elle est : le révélateur, non pas forcément d’un effondrement, ni même du collapsus tant annoncé par les littérateurs de la catastrophe, mais plus précisément d’une mutation anthropologique de si grande ampleur que, faute de la saisir pour ce qu’elle risque d’être – une fuite en avant vers le pire de la vie capitalisable et militarisée sur Terre –, le rêve émancipateur qui nous anime s’écrasera sur le mur du réel qui nous échappera.
Qui dit mutation, notons-le, ne dit pas forcément cela. Le pire est une hypothèse, peut-être même la plus vraisemblable, mais elle n’est pas la seule. L’autre, c’est le frein qu’on tire pour sortir de l’obstinément déplorable. Le capitalisme à son stade actuel de développement a produit cette basse époque où les humains, prisonniers de sa folie mortifère, avaient perdu, pensions-nous, jusqu’à la capacité de reconnaître et de nommer leur propre misère. « La crise consiste justement, disait Gramsci, dans le fait que l’ancien monde se meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Pour qu’il puisse naître, cet autre monde balbutiant, il faut que la conscience comble le vide d’histoire où nous a plongés l’arrogante postmodernité de ce vieux monde requalifié en « nouveau » et si parfaitement déconstruit, si globalement déshumanisé qu’il en vient à distinguer, pour sauver l’Économie, ceux qui seraient utiles de ceux qui seraient inutiles à sa reproduction. Tout est là, désormais, devant nos yeux écarquillés, de ce qui se défait dans le « malheur impersonnel » (Blanchot) des services de réanimation devenus salles de tri d’une institution méthodiquement paupérisée par l’État du capital. L’obscène a dépassé toutes ses limites.
Mais la conscience, elle-aussi, est en train de franchir les siennes. D’évidence, le conformisme, le fatalisme, l’égoïsme et le désespoir reculent dans les corps et les esprits. Nous fûmes de ceux qui pensèrent in situ que, de manière radicalement nouvelle, le mouvement des Gilets jaunes marquait sans doute un moment de rupture historique de grande ampleur dans l’abject consensus de la servitude volontaire. Par ses méthodes, par son tempérament, par son refus têtu des chefs, par son caractère antipolitique assumé, par cette idée qu’il faisait association libre d’égaux, par l’éthique de solidarité qu’il développa en son sein et bien au-delà, sa contribution à la conscientisation générale est indiscutable. Il brisa, d’un même mouvement, les moules de la pensée captive d’une théorie trop sûre d’elle-même et d’une radicalité trop enfermée dans ses rituels, trop enclose dans ses tics pour sentir ce retour d’histoire des vaincus. Tout est là, désormais, d’un confinement obligatoire où couvent les colères, où s’élaborent une pensée de la dette, celle qu’il faudra bien solder, un jour futur, avec ce monde de l’ignominie marchande.
Cette hypothèse est la nôtre. Parce que la première – la fuite en avant vers le pire –, moralement inconcevable, marquerait, à terme et à coup sûr, la liquidation du rêve émancipateur. C’est dans cette perspective que, depuis que Korona est entré nos vies et que nos corps sont confinés, nous nous sommes attelés à penser, avec d’autres, ce que cette disjonction majeure dans nos imaginaires pouvait libérer, pour la communauté humaine, en termes de potentialités de résistances, de partages et de conjonctions. Car si nos corps sont confinés, nos esprits se doivent d’être infiniment mobiles, curieux, en état de permanente alerte et réceptifs à la météorologie sensible de ce drôle de printemps où, prenant le large de bien des choses, la patience aiguise le désir de contrarier définitivement la marche folle du temps.
Ainsi, depuis le début de cet enfermement, de ce figement au sens propre du terme, nous n’avons cessé de publier des textes qui nous semblaient, non seulement méritoires, mais utiles à alimenter, contradictoirement, nos futures impatiences. Originaux ou repris d’autres sites, certains d’entre eux – les désormais célèbres « Coronavirus et état d’exception » et « Monologue du virus », notamment – nous ont valu quelques réactions acerbes ou courroucées sur leur pertinence (ou leur impertinence). C’est le jeu… Le nôtre, c’est de nous défier en permanence de la pensée surveillée, des certitudes admises, de la raison confinée. Nos choix nous appartiennent. Aux lecteurs de les partager ou pas.
Repris de « Lundi matin », le long texte de Jérôme Baschet – « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? Beaucoup de questions et quelques perspectives par temps de coronavirus » –, que nous donnons ici dans une version PDF, nous a paru, en l’état actuel de la réflexion critique, du plus grand intérêt. Informée, minutieuse et humble, cette contribution au débat se situe, par ailleurs, à bonne distance du discursif catastrophiste, en tentant de penser la perspective raisonnée du dépassement d’une époque et d’un monde dont le spectacle est si accablant qu’il est en train de finir par lasser nombre de ses propres apologues.
Sur un mur parisien de samedi jaune, une main audacieuse avait tagué, au printemps dernier, ce slogan énigmatique : « Abhorrer l’optimisme, déborder d’enthousiasme. » C’est en effet sur cette ligne de crête qu’il faut tenter de maintenir le cap de la pensée critique. Sans optimisme messianique, mais dans l’enthousiasme qui naît de l’idée que nos colères logiques sont plus fondées que jamais. Que l’ami Jérôme Baschet soit remercié de nous avoir fourni l’occasion de ce bilan d’étape ! Les formes de l’abdication sont innombrables. Celles de la résistance à l’horreur économique et au tout-État policier, aussi. Allez, courage ! – À contretemps.
[/bleu marine]