A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Préface à l’édition de 1959
À contretemps, n° 20, juin 2005
Article mis en ligne le 21 avril 2006
dernière modification le 23 novembre 2017

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Antoine Borie, actuellement instituteur en Gironde et à qui sont adressées les lettres de Victor Serge ici reproduites, n’a pas connu personnellement leur auteur – ce qui ne rend que plus émouvante l’amitié qui les lia l’un à l’autre. Comme Borie me l’écrivait récemment, évoquant la campagne qui devait aboutir à faire libérer Serge des geôles staliniennes : « Pendant l’affaire Victor Serge, je l’ai défendu partout, dans le mouvement syndical (CGTU à l’époque), le mouvement politique, au sein aussi de la Ligue des droits de l’homme, et plus d’une fois je suis rentré à la maison harassé, rendu, découragé... » Fort heureusement, le dictateur de toutes les Russies avait alors besoin du préjugé favorable des intellectuels occidentaux – c’est l’époque du Congrès d’Amsterdam pour la « paix » et du Congrès des écrivains, à Paris – et, en dépit des efforts des bien-pensants pour présenter Serge comme un renégat et un traître, des hommes comme Poulaille, Wullens, Marcel Martinet , à qui se joignit l’action de Magdeleine Paz, réussirent à faire éclater le scandale de l’arrestation et de la déportation de celui à qui l’on ne pouvait « reprocher » que d’avoir le courage de s’avouer ouvertement un oppositionnel [1]. Tant et si bien que le tsar rouge, en 1936, jugea habile de laisser – cas unique ! – Victor Serge revenir en Occident, exactement à Bruxelles, d’abord, où il était né (1890). Par la suite, Serge put venir à Paris, où il devait rester jusqu’en 1940. Après la débâcle, il réussit, en 1941, à quitter la France pour le Mexique, où, le 17 novembre 1947, alors qu’il préparait son retour parmi nous, la mort – une mort soudaine – devait l’arracher précocement (il n’avait que cinquante-sept ans) aux siens et à son œuvre.

« Je savais, écrit encore Antoine Borie, qu’il avait quitté la France, mais là s’arrêtait mon renseignement. Les jours qui passaient ne m’apportaient rien de nouveau et augmentaient mon inquiétude. J’avais une amie espagnole au Chili. À la fin de la guerre, je lui écrivis à Santiago, où elle tenait le rayon France de la Bibliothèque nationale, pour lui demander de faire des recherches. Un mois après... j’avais l’adresse de Victor Serge au Mexique... C’est de cette époque que commence l’échange de nos lettres. »

En Antoine Borie, Serge n’avait pas seulement trouvé un compagnon de lutte sur le plan politique, mais encore un lecteur spontanément compréhensif. « J’étais, écrit Borie,... isolé en quelque sorte parmi les foules ignorantes, aveugles sur les événements russes. J’avais déjà lu de Victor Serge deux livres qui m’avaient bouleversé et marqué : Naissance de notre force et Ville conquise. Premières œuvres littéraires [2] d’un homme incapable de trahir, d’un écrivain attaché à un but : la défense de l’homme accablé par les folles propagandes et trahi, écrasé par la Révolution. C’est de la fréquentation de ces deux livres que date mon amitié, que dis-je, mon admiration pour Victor Serge. » On ne saurait trop y insister : chez Victor Serge, la valeur du témoignage écrit – qui fait de son œuvre l’une des créations françaises les mieux garanties de durer – s’égale à l’importance de la vie du militant, du résistant (quelle prémonition dans le titre Résistance par lui donné, dès 1938, au recueil de poèmes paru aux Humbles !). Résistant à l’oppression, résistant à tous les mensonges, et qui, d’une plume vengeresse, sut nous rendre présents les compagnons de son combat. Je me rappelle à ce propos, moi qui n’ai jamais été trotskiste, l’amitié profonde que l’un de ses plus beaux récits m’inspira pour ceux qui osèrent l’être sous le règne de Staline le fusilleur. Je veux parler du roman S’il est minuit dans le siècle, où est si magistralement évoquée la vie en déportation d’opposants fidèles à Trotski. J’en avais rendu compte dans une petite revue de Suisse allemande. Or, de son côté, Silone, qui un jour m’avait dit de Serge : « Quel grand écrivain ! », publiait pourtant sur le même ouvrage, dans la revue de Thomas Mann Mass und Wert, un article qui ne laissa point de me dérouter. S’inspirant de Gide et voulant, pensait-il, stigmatiser ainsi l’esprit doctrinaire du trotskisme, il l’avait intitulé « La messe en latin ». Parce que, expliquait-il, on ne voyait dans le livre que des gens qui, fussent-ils oppositionnels, continuaient, même persécutés, même exclus, d’appartenir du fond de tout leur être au Parti – et non point le pays entier, la Russie anonyme. C’était méconnaître, pensai-je, la source essentielle – que Silone cependant nous a bien montré, par toute son œuvre, n’oublier jamais – de la création littéraire chez tout écrivain lucide à la fois et militant. « ... Celui qui parle, note Serge dans ses Mémoires d’un révolutionnaire, celui qui écrit est essentiellement un homme qui parle pour ceux qui sont sans voix. » Et, à propos des années de la prison de Melun, il écrit également : « Elle (la prison) me chargea d’une si lourde expérience, et si intolérable à porter, que longtemps après, quand je me remis à écrire, mon premier livre – un roman [3] – fut un effort pour me libérer de ce cauchemar, et aussi l’accomplissement d’un devoir envers tous ceux qui ne s’en libéreront jamais. »

On peut dire de toute l’œuvre de Serge qu’elle fut écrite – et c’est ce qui la rend si irremplaçable – pour l’accomplissement de ce devoir-là.

Que l’on ne se méprenne point d’ailleurs au sujet de ce que je disais à l’instant de cet ancien article de Silone. Lui-même, encore absorbé alors dans l’effort de se dégager des résidus de l’orthodoxie léniniste, ne pouvait qu’être hypersensible à ce qui, dans la pensée du Serge des années 30, devait nécessairement paraître à notre ami italien un prolongement d’obédience d’autant plus obsédant que sa propre façon de voir ne s’en était pas encore entièrement libérée. Mais j’aurais d’autant plus mauvaise grâce à lui faire reproche aujourd’hui de cette relative injustice, ou, si l’on préfère, de ce mouvement d’intolérance dicté (cela arrive) par le besoin d’une tolérance plus grande encore, que la chance immense, pour Témoins, de pouvoir publier les lettres qu’on va lire, c’est - merveilleuse récompense – à Silone, à son œuvre que j’en suis redevable. « Avant de terminer..., m’écrivait encore Antoine Borie, le 11 janvier de cette année [1959], je veux vous dire pourquoi je vous ai confié ces lettres. Je n’oublie pas... que je vous dois de connaître (par vos traductions) les textes admirables d’Ignazio Silone, Fontamara, Le Pain et le Vin, Une poignée de mûres, Le Secret de Luc, etc. Autant de chefs-d’œuvre... Vous m’avez fait connaître un grand écrivain. Ceci mérite cela. »

Un mot encore, sur la genèse de ce cahier. À l’origine, nous avions conçu à Témoins le projet de composer un numéro collectif spécialement consacré à Serge. Mais, grâce à la précieuse initiative de Robert Proix [4], les présentes Lettres à Antoine Borie se sont trouvées au nombre des documents rassemblés. Et il m’est apparu certain que les meilleures contributions rédigées sur la vie et l’œuvre de Serge ne sauraient le disputer en signification à cette expression de Serge par lui-même - complétée, combien admirablement, et par la lettre de sa compagne relatant ses derniers instants, et par le poème Mains, son tout dernier écrit. [...] [5]

Jean-Paul SAMSON


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