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Une corona et deux morts subites
Article mis en ligne le 13 avril 2020

par F.G.

[bleu marine]Ce texte est repris du blog « En finir avec ce monde ».[/bleu marine]

Alors que la grippe de Hongkong est passée totalement inaperçue, ce qui se passe aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, avec le Covid-19, interroge d’autant plus : jamais encore la moitié de la population mondiale n’a été confinée, et jamais encore la production mondiale n’avait été mise quasiment à l’arrêt, le tout en quelques semaines, prenant presque absolument tout le monde de court. Relevons tout de suite que les très rares pays qui étaient préparés à une nouvelle pandémie – Corée, Hongkong, Taiwan… – avaient déjà été malmenés gravement par deux autres pandémies en moins de vingt ans (Sras de 2003 et Mers de 2015), et qu’elles n’ont évité le présent confinement appliqué ailleurs qu’au prix d’un dépistage médical massif, directement associé à un dépistage néo-policier tout aussi massif à coup de Big Data. (Plus généralement, pourrait-on voir une corrélation au fait que les pays les plus rétifs au confinement sont également ceux qui sont aussi parmi les moins rétifs au néolibéralisme ? Je pose en tout cas la question.)

Ce qui interroge, c’est donc ce qui pourrait expliquer cette différence de traitement entre ce qui se passe aujourd’hui et la façon dont les pandémies étaient traitées il y a encore quelques décennies. L’erreur serait à mon avis de chercher une cause principale : toute catastrophe est toujours multifactorielle, toute catastrophe est le résultat d’un débordement de toutes les stratégies (voire bien entendu absence de stratégies…) d’anticipation qui avaient été mises en œuvre au préalable pour en circonscrire les risques potentiels.

Toute catastrophe est donc aussi, nécessairement, l’échec d’un récit, l’échec d’une représentation du monde, l’échec d’une rationalisation particulière, l’échec d’une perception sensible et émotionnelle du monde. Face à une catastrophe, on peut donc avoir deux approches (non totalement exclusives l’une de l’autre) : une approche technicienne, qui cherchera autant que possible à trouver des explications causales aussi strictes que possible (manque de masques, de réactifs, de respirateurs, etc.) qui permettront, ou du moins auront pour objectif de ne pas remettre en cause le récit structurant dominant, et une approche critique qui s’attachera directement à rendre compte de l’incapacité, ou du moins des limites, de la structure dominante du récit social à rendre compte de l’irruption de l’imprévu.

On pourrait donc émettre l’hypothèse que la grippe de Hongkong est passée inaperçue parce qu’elle n’a pas bouleversé le récit dominant de l’époque, déjà mis à mal par la crise de 1968. Sur le même principe, la grippe espagnole n’a pas bouleversé le récit dominant du début du XXe siècle, lui-même déjà mis à mal par la Première Guerre mondiale. Je dirais que ces pandémies ont été masquées par un récit historique en pleine ébullition, au contraire de ce qui se passe sous nos yeux. La crise du coronavirus surgit, elle, en pleine panne du récit historique, en pleine déconfiture du récit de la mondialisation : c’est donc l’absence de récit crédible, le manque de fond du récit structurant dominant, qui rend visible la pandémie. C’est la raison pour laquelle la présente crise sanitaire est directement une crise sociétale, et cela tant du point de vue du vide qu’elle révèle, que parce que la mise en action du récit particulier réalisé par ce monde-ci a, à tout le moins, créé le terreau matériel sur lequel prospère la pandémie.

Nous sommes donc, dans tous les cas, face à un problème double : résorber la crise sanitaire, et reconstruire un récit sociétal. Pour l’État, cette reconstruction passe pour l’instant par une fuite en avant technophile et scientiste, à grands renforts de comités d’experts et de mobilisations industrielles : par cela même, rien ne laisse présager de sa part une modification substantielle de la trame de son récit. Et cela n’a au fond rien d’étonnant. Sur la résorption immédiate de la crise sanitaire, nous n’avons pas vraiment de capacité d’action, à part les « mesures barrières », car nous sommes bien obligés, nolens volens, de faire confiance aux scientifiques. Cela n’implique pas pour autant de ne pas être vigilants sur les stratégies scientifico-industrielles et politico-financières, bref sur les stratégies idéologiques, qui les entourent : nous ne pouvons donc agir que sur l’environnement global de la crise sanitaire.

Nous fait ainsi face un monde d’automates : dieu automate, État automate, société automate, homme automate, économie automate, univers automate, nature automate, marché automate, etc. Ce qui caractérise l’époque moderne, c’est bien la croyance aux automates, c’est-à-dire la croyance en l’existence de règles intangibles qui rythment le réel, règles qui se caractérisent par l’éviction de l’humain, éviction qui peut, de fait, aller jusqu’à sa négation. Ce qui caractérise l’époque moderne, c’est d’une part la recherche de ces règles intangibles, mais symétriquement la croyance qu’il n’y a de salut que dans l’application aveugle de ces règles, que les dysfonctionnements ne viennent jamais que de leur ignorance, ou du moins de la volonté de tricher avec elles (cf. la quintessence de ce travers dans l’idéologie du Marché…). Dans un tel système inversé, c’est presque nécessairement que l’humain est devenu l’erreur : l’« erreur humaine » devient la vérité première, au sens où ce serait l’humain qui perturbe le système, l’erreur centrale dont il convient de contrôler les débordements… (À ce titre, l’idée même du confinement ne vient pas de nulle part…)

C’est parce que ce monde est conçu, compris, imaginé, rationalisé comme une machine, comme un automate, que le vivant est au mieux considéré comme un intrant, une matière première, un paramètre tout aussi rationalisable et objectivable. Si ce monde est incapable de s’attaquer au « dérèglement » climatique, c’est en particulier parce que le monde est encore perçu comme une mécanique dont il suffirait de refaire les réglages (un peu moins de gaz carbonique, un peu plus de nucléaire ou d’éolien, etc.). Tout comme la question climatique n’est envisagée que sur le modèle de la panne technique touchant un élément périphérique du monde macroscopique, la question de la pandémie n’est considérée que comme une panne technique d’un élément périphérique du monde microscopique.

Si cette crise revêt aujourd’hui une telle importance, c’est justement parce qu’elle n’est pas vécue comme un pur problème de bugs dans les circuits logistiques – comme on essaie de nous le vendre –, mais parce qu’elle renvoie à une crise d’un rapport falsifié au monde. Jamais encore la rationalité et la puissance du monde n’ont été tant vantées, en contradiction de plus en plus visible avec la réalité vécue et ressentie. Même le complotisme qui fleurit dans les moindres recoins du web n’est finalement que l’expression inversé d’un monde devenu littéralement in-croyable. On accuse les complotistes de naïveté, mais sans jamais s’interroger sur la racine du phénomène : un monde qui perd les apparences mêmes de la vraisemblance, un monde devenu fou qui prive les humains de toute maîtrise imaginable de leur vie au point de leur faire inventer une rationalité fantasmée, et, malgré tout, tout à fait cohérente avec l’image pervertie d’un monde mécanisé fait de forces et de contre-forces. Il est en effet infiniment plus facile et sécurisant d’imaginer que le monde est malgré tout l’objet de manipulations occultes, plutôt que de constater que nous sommes les jouets impuissants d’un monde livré à lui-même, d’un monde bâti sur une fiction creuse et désenchantée. (Un sondé sur quatre penserait ainsi que le Covid-19 est échappé d’un laboratoire…).

Au titre de cette fiction creuse, il faut bien relever, une nouvelle fois, celle du « doux commerce ». Tout le gratin médiatique est outré, ces jours-ci, du braquage de quelques avions-cargos chargés de masques sur les tarmacs chinois, opérés par les cow-boys américains à coups de dollars : pas un seul n’a relevé que la vente au plus offrant est pourtant la règle d’or du système dont ils se font les hérauts.

On peut toujours gloser sur l’impréparation des différents pouvoirs à faire face à la crise actuelle, et les procès ne manqueront certainement pas pour en déloger les responsabilités individuelles : cela n’aboutirait pourtant, en l’absence de réaction sociale plus adaptée, qu’à noyer l’irresponsabilité foncière des dominants de tous poils dans la gestion des affaires courantes, des affaires « normales » de la société. On ne peut pas d’un côté les accuser de nier le temps en ne vivant que dans un temps sans épaisseur, sans profondeur, sans visibilité, et de l’autre faire mine de leur accorder une responsabilité qui laisserait supposer qu’ils savent ce qu’ils font vraiment au-delà d’une gestion de l’urgence. Cela ne signifie en rien qu’il faille sous-estimer leurs capacités de nuisance.

Cette crise sanitaire est fondamentalement un révélateur (au sens chimique du terme) des impasses et contradictions du présent. Encore une fois, ce sont les paramètres quotidiens de la gestion politique et économique qui sont potentiellement en cause, et non pas la préparation de plan d’interventions exceptionnels pour répondre dans l’urgence à des situations hors normes. La question n’est pas tant le volume abstrait des stocks stratégiques de masques pour faire face à l’imprévu que l’abaissement constant, ces dernières décennies, des capacités de résilience du système de santé, et plus largement de la société globale, dans son fonctionnement quotidien : l’on voit bien que c’est, au final, la négation quotidienne de ce qui fait qualitativement, poétiquement, esthétiquement, culturellement, subjectivement société qui explique le mieux son impréparation pratique. Appeler « opération résilience » ce qui n’est qu’un rideau de fumée pour masquer la destruction de la résilience réelle à l’œuvre depuis des années, nous ne nous y habituerons jamais.

Si nous sommes face à un tournant, c’est dans les deux sens : serons-nous capables de nous opposer à une « big-datatisation » encore plus poussée de nos existences comme réponse prévisible à la crise sanitaire, ou bien la crise étatique réussira-t-elle à prendre le dessus sur la crise économique avec laquelle tout le monde essaie de savonner la planche de la contestation de la normalité ? L’enjeu pour tous les pouvoirs est bien de réussir à re-cadrer, à ré-endiguer la crise sociétale en cours dans la logique balisée de l’économie, en tant que banal problème de gestion logistique de flux et d’intendance.

LOUIS
Colmar, le 5 avril 2020

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