■ Ce texte d’Alessandro Stella a été mis en ligne sur le site Lundi Matin le 30 mars 2020.
Porté par le COVID-19, c’est aussi le virus de la peur qui est en train de se répandre à toute vitesse dans le monde entier. Et il faut se demander, une fois l’épidémie du coronavirus terminée, quels seront les effets politiques et sociaux provoqués par le virus de la peur.
Il ne fait aucun doute que pour arrêter la propagation d’un virus très contagieux le confinement des populations est sans doute une mesure efficace, surtout au temps du flux mondialisé des contacts entre les gens. Une mesure qui ne souffre d’aucune contestation possible, chacun ayant conscience de sa propre responsabilité à l’égard des autres, les plus fragiles en particulier.
Il est de même évident et incontestable que les mesures contraignantes à l’encontre des populations, par crainte d’épidémie généralisée, sont liberticides : confinement chez soi, interdiction de sortie sauf pour aller travailler, faire des courses indispensables, se détendre les jambes et sortir le chien. Un régime pénitentiaire étendu à l’ensemble de la population. Travaille, consomme et reste chez toi. Un présent insupportable et un avenir qui se préfigure encore pire. Surtout que, sur le dos du coronavirus, tous les États rivalisent dans la mise en place de la surveillance généralisée et individualisée de la population. Aux avant-postes de l’expérimentation destinée à devenir norme, l’État totalitaire chinois est parvenu à contrôler vingt-quatre heures sur vingt-quatre chaque individu, via l’obligation de géolocalisation du smartphone et le « dialogue » direct avec l’Autorité.
L’état d’urgence sanitaire a imposé le principe de la « distanciation sociale » : il faut mettre des distances avec les autres, éviter de parler pour ne pas postillonner, ne pas se toucher, surtout ne pas rapprocher les corps. Pour éviter la contagion il faut se désocialiser, rester chez soi enfermé et remplir le vide des contacts humains et sensuels par les échanges informatiques et téléphoniques. En quelques mois, sans s’en rendre vraiment compte, des millions puis des milliards de personnes dans le monde se sont retrouvées plongées dans un cauchemar qu’aucune science-fiction n’avait imaginé d’une telle ampleur. La Terre entière sous cloche, assignée à résidence, couvre-feux, traque policière à l’aide de drones et d’hélicoptères des derniers récalcitrants à l’ordre militarisé, osant se rassembler en nombre supérieur à deux. L’état d’urgence sanitaire pousse à la surenchère tous les tenants de l’État fort, de la tolérance zéro, réinstaurant la fermeture et les contrôles aux frontières, introduisant par ordonnances et décrets des lois de plus en plus punitives pour les transgresseurs des ordres impartis.
Paradoxalement, la peur du virus a réussi là où tous les mouvements sociaux, tous les appels à la grève générale ont échoué : le blocage du système économique mondialisé, l’arrêt de la circulation des personnes et des marchandises, la chute des marchés financiers. Mais un collapse engendrant le contraire des espoirs portés par les mouvements anticapitalistes : omnipotence policière, chômage et appauvrissement de masse, destruction des sociabilités, méfiance à l’égard des autres, consumérisme, individualisme et isolement exacerbé.
Quelles seront les conséquences politiques et sociales au sortir de la crise épidémique ? Nous savons que les mesures d’exception prises durant les états d’urgence ont tendance à durer et à devenir normales. L’état d’urgence sanitaire a réussi là où les états d’urgence précédents, sous prétexte de terrorisme, montraient leurs limites et leur justification aux yeux de la population. C’est au nom de la guerre au virus que, de la Chine à l’Europe et aux Etats-Unis, la mise en coupe réglée de la société est en train de s’opérer. Un modèle partagé par tous les gouvernements dans le monde, toute tendance politique confondue : gouverner par la peur, en rendant chaque citoyen complice du gouvernement.
Le virus de la peur s’est ainsi répandu comme une trainée de poudre, contaminant tout-un-chacun, pénétrant en profondeur dans les corps et les esprits. Peur d’être infecté, peur de perdre son travail et ses revenus, peur de ne pas avoir assez à manger, peur de la pénurie de tabac, de cannabis, de papier toilette. Ce n’est pas la peur du gendarme, ce ne sont pas les cent mille policiers déployés sur le territoire français qui font régner l’ordre de confinement. C’est chacun de nous qui a intégré la consigne et la fait respecter. Et l’autodiscipline est plus efficace que la matraque. Prix à payer, qu’on se dit, pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui, des plus fragiles en particulier.
D’ores et déjà nous pouvons constater les dégâts infligés au corps social par l’atomisation de la vie de chacun. Aussi, l’attention exclusive et obsessionnelle portée sur le virus, partagée par tous les médias, alternatifs inclus, a mis sous silence tout débat critique sur les réformes de Macron et de son gouvernement. Sauf celle des hôpitaux, concentrant sur elle tous les regards critiques sur la maltraitance des services publics et du personnel soignant.
Comment en sortirons-nous après cette épreuve ? Terrorisés à jamais, repliés sur nous-mêmes, couvant et multipliant en nous le virus de la peur, ou alors par une vaccination de masse et une explosion de solidarité et d’attention aux autres ? Comment déjà reprendre confiance en autrui, alors qu’on n’ose même plus embrasser un proche, un familier ? Combien de temps nous faudra-t-il pour cicatriser les blessures psychosomatiques qui sont en train de nous saigner ? Les mesures d’éloignement, le confinement strict, auront sans doute des résultats pour contenir la propagation du COVID-19, mais à quel prix ? Qui va comptabiliser prochainement les conséquences de la mise en isolement de la population ? Qui va s’intéresser à la détresse, à la déprime, aux névroses et psychoses engendrées par l’état de confinement, de solitude, de rupture des liens sociaux ? Quid des dérives vers l’alcoolisme et l’addiction à toute sorte de drogue, voire dans la fuite nihiliste et les drames familiaux ?
Nous voilà plongés corps et âme dans la peur, dans l’angoisse, dans toutes les phobies dont nous essayons de nous extraire depuis la naissance douloureuse. Voilà que tous nos efforts pour rassurer nos enfants de la peur de l’inconnu, du noir, de la nuit, du vide, d’autrui, sont réduits à néant, face à l’expansion planétaire du coronavirus et de son corollaire, le virus de la peur. Conjurer la peur, voilà ce qui incombe à l’être humain et animal tout au long de sa vie, dans les crises, les guerres, les épidémies en particulier.
Peut-être que, pour une fois, l’histoire pourrait nous être utile. Certes la pandémie du COVID-19 est épouvantable et il faut l’endiguer, comme les prochaines épidémies qui surgiront inexorablement, car l’humanité et l’animalité auront toujours un train de retard sur les progrès des virus. On pourrait se consoler en pensant que, comme nous, tant d’autres espèces animales sont la cible d’infections virales de tout-petits vivants microscopiques. On pourrait relativiser et se dire que l’épidémie que nous vivons actuellement n’est rien par rapport aux épidémies qu’ont connues nos ancêtres – la peste, le choléra, la fièvre jaune –, quand ce n’était pas par milliers mais par millions que les virus tuaient. Nous savons aujourd’hui que bien plus que par l’épée et le canon, c’est par la variole et la rougeole que les colonisateurs européens ont décimé les populations amérindiennes, et qu’en contrepartie la syphilis importée des Antilles a fait des ravages en Europe du XVIe au XIXe siècle.
Comment les gens ont-ils réagi aux crises épidémiques, qui sont en même temps des crises politiques, sociales, économiques, psychiques ? Pendant la peste noire du milieu du XIVe siècle, qui de 1347 à 1352 emporta entre un tiers et la moitié de la population européenne (dont 7 sur 17 millions de Français), après avoir décimé les populations du Moyen-Orient, les réactions des gens étaient disparates. Ils y en avaient qui invoquaient le bon Dieu, d’autres le Diable, ceux qui donnaient la faute aux Juifs ou à d’autres étrangers, ceux qui se flagellaient, ceux qui avaient recours à toute sorte d’herbes magiques et ceux qui se laissaient aller, épuisés, dans les bras de la mort. D’autres, comme Boccace les met en scène dans le Décameron, ont réagi différemment : considérant qu’à la peur de la mort autant réagir en s’envolant en l’air, par récit, fantasmes ou pratiques, ils ont conjuré la peur par l’envie de vivre, qui passe, comme dans toute espèce, par la sexualité.
Ce qu’on sait aussi, c’est qu’après la grande peste, au cours de la deuxième moitié du XIVe siècle, il y eut une explosion de révoltes dans tous les pays européens. Des révoltes rurales en France, en Angleterre, en Allemagne, en Bohème, en Espagne, des révoltes urbaines en Italie, dans les Flandres, à Paris. Au sortir d’un cataclysme inimaginable, les survivants étaient non seulement immunisés contre la peste mais aussi contre la peur : le Seigneur, le Maître, le Patron n’étaient pas grand-chose après avoir affronté la mort !
Alessandro STELLA