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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Monologue du virus
Article mis en ligne le 27 mars 2020
dernière modification le 30 mars 2020

par F.G.

■ Ce texte, posté sur le site Lundi Matin le 21 mars 2020, y est également disponible en versions anglaise, allemande, espagnole, italienne, portugaise et en diverses autres langues. Nous lui adjoignons une nouvelle traduction en persan réalisée par notre ami Behrouz Safdari et donnée, ici, en version PDF.


Faites taire, chers humains, tous vos ridicules appels à la guerre. Baissez les regards de vengeance que vous portez sur moi. Éteignez le halo de terreur dont vous entourez mon nom. Nous autres, virus, depuis le fond bactérien du monde, sommes le véritable continuum de la vie sur Terre. Sans nous, vous n’auriez jamais vu le jour, non plus que la première cellule.

Nous sommes vos ancêtres, au même titre que les pierres et les algues, et bien plus que les singes. Nous sommes partout où vous êtes et là où vous n’êtes pas aussi. Tant pis pour vous, si vous ne voyez dans l’univers que ce qui est à votre semblance ! Mais surtout, cessez de dire que c’est moi qui vous tue. Vous ne mourez pas de mon action sur vos tissus, mais de l’absence de soin de vos semblables. Si vous n’aviez pas été aussi rapaces entre vous que vous l’avez été avec tout ce qui vit sur cette planète, vous auriez encore assez de lits, d’infirmières et de respirateurs pour survivre aux dégâts que je pratique dans vos poumons. Si vous ne stockiez vos vieux dans des mouroirs et vos valides dans des clapiers de béton armé, vous n’en seriez pas là. Si vous n’aviez pas changé toute l’étendue hier encore luxuriante, chaotique, infiniment peuplée du monde ou plutôt des mondes en un vaste désert pour la monoculture du Même et du Plus, je n’aurais pu m’élancer à la conquête planétaire de vos gorges. Si vous n’étiez presque tous devenus, d’un bout à l’autre du dernier siècle, de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie, vous ne vous prépareriez pas à mourir comme des mouches abandonnées dans l’eau de votre civilisation sucrée. Si vous n’aviez rendu vos milieux si vides, si transparents, si abstraits, croyez bien que je ne me déplacerais pas à la vitesse d’un aéronef. Je ne viens qu’exécuter la sanction que vous avez depuis longtemps prononcée contre vous-mêmes. Pardonnez-moi, mais c’est vous, que je sache, qui avez inventé le nom d’ « anthropocène ». Vous vous êtes adjugé tout l’honneur du désastre ; maintenant qu’il s’accomplit, il est trop tard pour y renoncer. Les plus honnêtes d’entre vous le savent bien : je n’ai d’autre complice que votre organisation sociale, votre folie de la « grande échelle » et de son économie, votre fanatisme du système. Seuls les systèmes sont « vulnérables ». Le reste vit et meurt. Il n’y a de « vulnérabilité » que pour ce qui vise au contrôle, à son extension et à son perfectionnement. Regardez-moi bien : je ne suis que le revers de la Mort régnante.

Cessez donc de me blâmer, de m’accuser, de me traquer. De vous tétaniser contre moi. Tout cela est infantile. Je vous propose une conversion du regard : il y a une intelligence immanente à la vie. Nul besoin d’être un sujet pour disposer d’une mémoire ou d’une stratégie. Nul besoin d’être souverain pour décider. Bactéries et virus aussi peuvent faire la pluie et le beau temps. Voyez donc en moi votre sauveur plutôt que votre fossoyeur. Libre à vous de ne pas me croire, mais je suis venu mettre à l’arrêt la machine dont vous ne trouviez pas le frein d’urgence. Je suis venu suspendre le fonctionnement dont vous étiez les otages. Je suis venu manifester l’aberration de la « normalité ». « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie à d’autres était une folie »… « Il n’y a pas de limite budgétaire, la santé n’a pas de prix » : voyez comme je fais fourcher la langue et l’esprit de vos gouvernants ! Voyez comme je vous les ramène à leur rang réel de misérables margoulins, et arrogants avec ça ! Voyez comme ils se dénoncent soudain non seulement comme superflus, mais comme nuisibles ! Vous n’êtes pour eux que les supports de la reproduction de leur système, soit moins encore que des esclaves. Même le plancton est mieux traité que vous.

Gardez-vous bien, cependant, de les accabler de reproches, d’incriminer leurs insuffisances. Les accuser d’incurie, c’est encore leur prêter plus qu’ils ne méritent. Demandez-vous plutôt comment vous avez pu trouver si confortable de vous laisser gouverner. Vanter les mérites de l’option chinoise contre l’option britannique, de la solution impériale-légiste contre la méthode darwiniste-libérale, c’est ne rien comprendre à l’une comme à l’autre, à l’horreur de l’une comme à l’horreur de l’autre. Depuis Quesnay, les « libéraux » ont toujours lorgné avec envie sur l’empire chinois ; et ils continuent. Ceux-là sont frères siamois. Que l’un vous confine dans votre intérêt et l’autre dans celui de « la société », revient toujours à écraser la seule conduite non nihiliste : prendre soin de soi, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas. Ne laissez pas ceux qui vous ont menés au gouffre prétendre vous en sortir : ils ne feront que vous préparer un enfer plus perfectionné, une tombe plus profonde encore. Le jour où ils le pourront, ils feront patrouiller l’armée dans l’au-delà.

Remerciez-moi plutôt. Sans moi, combien de temps encore aurait-on fait passer pour nécessaires toutes ces choses non questionnables et dont on décrète soudain la suspension ? La mondialisation, les concours, le trafic aérien, les limites budgétaires, les élections, le spectacle des compétitions sportives, Disneyland, les salles de fitness, la plupart des commerces, l’Assemblée nationale, l’encasernement scolaire, les rassemblements de masse, l’essentiel des emplois de bureau, toute cette sociabilité ivre qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines : tout cela était donc sans nécessité, une fois que se manifeste l’état de nécessité. Remerciez-moi de l’épreuve de vérité des semaines prochaines : vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. Sans vous en rendre compte, vous n’aviez jamais emménagé dans votre propre existence. Vous étiez parmi les cartons, et vous ne le saviez pas. Vous allez désormais vivre avec vos proches. Vous allez habiter chez vous. Vous allez cesser d’être en transit vers la mort. Vous haïrez peut-être votre mari. Vous gerberez peut-être vos enfants. Peut-être l’envie vous prendra-t-elle de faire sauter le décor de votre vie quotidienne. À dire vrai, vous n’étiez plus au monde, dans ces métropoles de la séparation. Votre monde n’était plus vivable en aucun de ses points qu’à la condition de fuir sans cesse. Il fallait s’étourdir de mouvement et de distractions tant la hideur avait gagné de présence. Et le fantomatique régnait entre les êtres. Tout était devenu tellement efficace que rien n’avait plus de sens. Remerciez-moi pour tout cela, et bienvenue sur Terre !

Grâce à moi, pour un temps indéfini, vous ne travaillerez plus, vos enfants n’iront pas à l’école, et pourtant ce sera tout le contraire des vacances. Les vacances sont cet espace qu’il faut meubler à tout prix en attendant le retour prévu du travail. Mais là, ce qui s’ouvre devant vous, grâce à moi, ce n’est pas un espace délimité, c’est une immense béance. Je vous désœuvre. Rien ne vous dit que le non-monde d’avant reviendra. Toute cette absurdité rentable va peut-être cesser. À force de n’être pas payé, quoi de plus naturel que de ne plus payer son loyer ? Pourquoi verserait-il encore ses traites à la banque celui qui ne peut de toute façon plus travailler ? N’est-il pas suicidaire, à la fin, de vivre là où l’on ne peut même pas cultiver un jardin ? Qui n’a plus d’argent ne va pas s’arrêter de manger pour autant, et qui a le fer a le pain. Remerciez-moi : je vous place au pied de la bifurcation qui structurait tacitement vos existences : l’économie ou la vie. C’est à vous de jouer. L’enjeu est historique. Soit les gouvernants vous imposent leur état d’exception, soit vous inventez le vôtre. Soit vous vous attachez aux vérités qui se font jour, soit vous mettez la tête sur le billot. Soit vous employez le temps que je vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser. Le désastre cesse quand cesse l’économie. L’économie est le ravage. C’était une thèse avant le mois dernier. C’est maintenant un fait. Nul ne peut ignorer ce qu’il faudra de police, de surveillance, de propagande, de logistique et de télétravail pour le refouler.

Face à moi, ne cédez ni à la panique ni au déni. Ne cédez pas aux hystéries biopolitiques. Les semaines qui viennent vont être terribles, accablantes, cruelles. Les portes de la Mort seront grandes ouvertes. Je suis la plus ravageuse production du ravage de la production. Je viens rendre au néant les nihilistes. Jamais l’injustice de ce monde ne sera plus criante. C’est une civilisation, et non vous, que je viens enterrer. Ceux qui veulent vivre devront se faire des habitudes nouvelles, et qui leur seront propres. M’éviter sera l’occasion de cette réinvention, de ce nouvel art des distances. L’art de se saluer, en quoi certains étaient assez bigleux pour voir la forme même de l’institution, n’obéira bientôt plus à aucune étiquette. Il signera les êtres. Ne faites pas cela « pour les autres », pour « la population » ou pour « la société », faites cela pour les vôtres. Prenez soin de vos amis et de vos amours. Repensez avec eux, souverainement, une forme juste de la vie. Faites des clusters de vie bonne, étendez-les, et je ne pourrai rien contre vous. Ceci est un appel non au retour massif de la discipline, mais de l’attention. Non à la fin de toute insouciance, mais de toute négligence. Quelle autre façon me restait-il pour vous rappeler que le salut est dans chaque geste ? Que tout est dans l’infime.

J’ai dû me rendre à l’évidence : l’humanité ne se pose que les questions qu’elle ne peut plus ne pas se poser.

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