A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Mains
À contretemps, n° 20, juin 2005
Article mis en ligne le 19 avril 2006
dernière modification le 15 novembre 2014

par .


Quel contact étonnant, vieil homme, établissent tes mains
avec les nôtres !
Que les siècles de mort sont vains devant tes mains...

L’artiste sans nom comme toi les a surprises dans un mouvement
de prise
dont on ne sait s’il vibre encore ou s’il vient de s’éteindre,
Les veines battent, ce sont des vieilles veines durcies par le chant
du sang,
ah, que prennent-elles, tes mains de vigueur finissante,
s’agrippent-elles à la terre, s’agrippent-elles à la chair,
la dernière ou l’avant-dernière fois,
ramassent-elles le cristal qui contient la pureté,
caressent-elles l’ombre vivante qui contient la fécondité,
sont-elles de patience,
sont-elles d’acharnement, d’ardeur, de résistance,
sont-elles secrètement de défaillance ?
Le certain c’est leur fierté.

Les veines de tes mains, vieil homme, expriment la prière,
la prière de ton sang, vieil homme, l’avant-dernière
prière,
non la prière verbale, non la prière cléricale,
mais celle de l’ardeur pensante,
puissante - impuissante.
Leur présence confronte le monde avec lui-même,
elle l’interroge comme on interroge ce qu’on aime
définitivement
sans que la réponse soit possible.

Suis-je seul, moi sourd, moi tellement séparé de toi,
moi tellement détaché de moi,
suis-je seul à savoir comme tu es seul,
moi seul à cet instant et si tendu vers toi
dans le temps ?

Ou sommes-nous seuls ensemble
parmi tous ceux dans la durée qui sont seuls avec nous,
formant le chœur unique qui murmure dans nos veines communes
nos veines chantantes ?

J’ai pensé à te dire, vieil homme, une chose émouvante,
émue,
fraternelle,
à trouver pour toi, au nom de tous les autres, une parole nue
d’aurore boréale
de lueur sur les glaciers,
une parole simple, intime et loyale.

Toi, tu ne savais pas
que les veines des tempes des électrocutés
bouillonnent comme des nœuds de sang révolté
sous la peau ruisselante d’une sueur plus atroce que la sueur du
Christ sur la croix.
Quelqu’un m’a dit qu’il pensa en voyant ça
à une mouche proie d’une étrange araignée
et la mouche était une âme pardonnée.

Ah, que pourrais-je, ah que pourrais-je pour soulager tes veines,
moi qui sais les supplices, toi qui sais les supplices,
il faut pourtant que nous puissions l’un pour l’autre,
d’un bout du temps à l’autre,
jeter dans les balances inexorables de l’univers
au moins la fragilité d’une pensée, d’un signe, d’un vers
qui n’a peut-être ni substance ni radiance mais qui est,
aussi réel que les veines implorantes de ta main,
que les veines des miennes si peu différentes...

Que la dernière lueur de la dernière aurore,
que la dernière étoile intermittente,
que la dernière détresse de la dernière attente,
que le dernier sourire du masque rasséréné,
soient sur les veines de ta main, vieil homme rencontré.

Une goutte de sang tombe d’un ciel à l’autre,
éblouissante.

Nos mains sont d’inconscience, de dureté, d’ascension, de conscience, de plain-chant, de souffrance ravie,
clouées aux arcs-en-ciel.
Ensemble, ensemble, unies,
voici qu’elles ont saisi
l’inespéré.

Et nous ne savions pas
que nous tenions ensemble
cet éblouissement.

Une goutte de sang -
un seul trait de lumière tombe d’une main à l’autre,
éblouissant.

Victor Serge

Mexico, novembre 1947


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