S’il n’est d’autre manière de sentir la promesse d’un changement dans l’ordre du réel que par un désencerclement des croyances et des doutes dont nous sommes faits, sa force potentiellement éruptive ne s’acquiert que par la conscience, qui exige d’en être, d’une possible mutation d’imaginaire en cours. C’est le mot « métamorphose » qui nous était venu, il y a tout juste un an, pour tenter de décrire ce qui, sous nos yeux, était en train de se produire : un inattendu majuscule qui, précisément parce qu’il l’était, semblait pouvoir déborder les anciens cadres de pensée existants, mais aussi cette part de nous-mêmes qui, par désillusion ou pour le moins par méfiance de l’illusion lyrique, avait fini par nous conformer à l’idée, somme toute anhistorique, que, « les révolutionnaires » n’y croyant plus vraiment, le projet émancipateur n’avait désormais d’autre avenir que minuscule dans la chaleur des entre-soi de la Vieille Cause. Et nous y étions : à chacun sa revue, son squat, sa petite maison d’édition, son potager bio, son cortège de tête, sa radio, son groupe, sa bande, son site, son identité, sa radicalité… comme autant de petites zones à défendre contre un système qu’on ne pouvait, dorénavant, c’était consciemment ou inconsciemment admis, que contourner en théorisant la multiplication des archipels de la vie désaliénée.
Le premier et grand effet des Gilets jaunes – qu’on n’hésite pas à qualifier de mouvement, au sens le plus noble du terme – fut sans doute de changer cette donne en construisant le contre-instant de l’offensive. Et à un point tel que, un an après, cette mutation d’imaginaire semble sur le point de coaliser des colères dispersées dont la convergence paraît désormais possible.
Il se peut, en effet, que nous vivions un de ces moments – rares – de l’histoire où le monde tel qu’il ne va pas est perçu comme inacceptable par les plus nombreux : ceux qu’il condamne, par étapes de plus en plus rapprochées, au malheur social et à la paupérisation absolue. Cette conscience, les Gilets jaunes l’ont acquise, pas à pas mais à grands sauts, de ronds-points en manifestations des samedis, d’assemblées en blocages, dans l’ineffable joie d’en être, mais aussi dans la peur – assumée et partagée – de devoir subir la terrible répression policière et juridique qui s’abattait sur eux sans que les défenseurs des droits de l’homme et du citoyen se montrent capables de mobiliser les grandes foules pour dénoncer cette escalade programmée du pouvoir vers le tout-État policier. Il y a eut là comme une parfaite illustration de la définitive impuissance des « gauches », et à un point tel que l’idée s’imposa vite que ce soulèvement de colère populaire n’avait finalement d’autres alliés possibles, hors partis, que dans les « gagnables » à la cause : les exclus de partout – la grande masse des pauvres, en somme – et les salariés harassés de travail pour des payes plus ou moins misérables mais disposant encore de quelques acquis à défendre. Pour cela, il fallait tenir le temps nécessaire. C’est là une double leçon que nous donna ce mouvement essentiel : d’une part, le courage physique et moral dont il faut être capable pour ne pas plier devant la terreur policière et, de l’autre, l’intelligence collective qu’il faut savoir développer pour parier sur la durée en tenant la rue, le temps qu’il faudra, même minoritairement. Si les convergences, pourtant objectives, ne se décrètent pas, la ténacité peut, elle, en faisant exemple, faire bouger les murs de l’oppression. Et ce fut sans doute le cas.
Au moment où nous en sommes, en ce début décembre d’une année qui fut jaune, force est de constater que, au vu des échos qui nous proviennent de partout et d’ailleurs, quelque chose semble sur le point de renaître, en grand cette fois, du vieux projet émancipateur que, sans le savoir, et contre presque tous les sachants, les Gilets ont eu le bon goût de remettre à l’ordre du jour, et pas seulement en France. Ce grand « non » qui, dans des contextes très différents, monte un an plus tard de divers continents, exprime à l’évidence une même rage contre le système d’exploitation dominant, une même méfiance de toute solution de replâtrage institutionnel, un même désir de reprendre ses affaires en main, un même attachement à l’idée d’autonomie, une même quête d’horizontalité, un même refus des chefs, un même retour en force de la question sociale. Bien sûr, partout, ces soulèvements se cherchent ; ils sont pluriels, impurs, confus, imprévisibles. Ils inventent de nouvelles formes de résistance active ; ils se reconnaissent entre eux, mais dans une dynamique de soulèvement, c’est-à-dire d’insoumission, comme combattants et non plus comme victimes. Bien sûr, ils apprennent les uns des autres. Bien sûr, ils sont le plus souvent orphelins de références au passé des anciennes luttes. Comment en serait-il autrement après presque un demi-siècle d’essorage néolibéral et postmoderne des cerveaux ? Mais l’important, c’est qu’ils apprennent, et ils apprennent vite. Comme les Gilets ont appris le vieux principe de La Boétie : quand on cesse de plier l’échine, on se redresse, on se grandit.
L’histoire est parfois farceuse. On le sait au moins depuis Marx. Macron, cette pauvre chose (une farce lui-même), restera peut-être dans l’histoire comme le très pitoyable président de la finance qui, par entêtement d’enfant-roi, aura, contre toute attente, créé, dans sa manière très malhabile de traiter la crise sociale française, les conditions d’un appel d’air à la réinvention d’une nouvelle forme d’internationalisme « prolétarien ». Et, selon un vieux principe de prévoyance de la caste journalistique, l’hypothèse mériterait d’être retenue par les commentateurs de la presse aux ordres d’aujourd’hui. Car, si l’on ne sait pas de quoi seront faits les jours, les semaines et les mois qui viennent où risquent de coaliser toutes les colères, l’autre hypothèse, c’est que, d’une manière ou d’une autre, la foudre finisse par tomber sur Jupiter et sur son monde. Il suffit finalement de très peu pour que l’inattendu opère. Et c’est ce très peu qui nous occupe, mais aussi la manière dont il opérera ou pas qui nous préoccupe.
Ce temps de mobilisation générale qui s’annonce, à partir du 5 décembre, sonne comme une épreuve de force, une sorte de bras de fer où va se jouer une partie que l’on connaît, que tout le monde connaît – et le pouvoir en premier. Il s’agira de s’éprouver, de faire plier l’autre et, éventuellement, de négocier. Sur ce terrain, l’État sait normalement faire : il a des plans B dans ses cartons. Et les syndicats savent comment terminer une grève ; c’est une pratique où ils excellent. La question est là, centrale, déterminante. Laissés en face à face, les larrons finissent par s’entendre, toujours, et toujours sur le dos de ceux qui y ont cru. La réforme des retraites est une ignominie, mais elle prolonge celles qui précèdent. Elle n’est pas plus ignoble que celle de l’assurance-chômage, mais du même tonneau dont on fait les pauvres de demain, qui sont déjà ceux d’aujourd’hui.
Entre autres mérites, le mouvement des Gilets jaunes eut sans doute celui de pressentir, instinctivement et sans tarder, la nécessité de son propre dépassement. C’est ainsi qu’il sut conjuguer des intuitions partagées pour en faire le substrat d’une intelligence collective capable de saisir, très vite, que tout s’emboîtait nécessairement, dans ce monde, pour nous priver du nécessaire, que la logique même du système qui le dominait – le capitalisme à son stade actuel, mondialisé, d’accumulation – conduisait à tout détruire pour tout posséder, et ce faisant à nous déposséder définitivement, en tant que communauté humaine des sans-rien, des dernières conditions de vie décente que les luttes du passé nous avaient permis de conquérir. C’est ainsi qu’ils comprirent, les Gilets jaunes, au premier tir de LBD pourrait-on dire, que la logique – meurtrière – de l’État néolibéral ne procédait d’aucune folie, mais d’une mission : faire de la police le bras armé du capital – sa milice – en terrorisant quiconque, jaune, vert, rouge ou noir, s’entêterait à lui résister. Jamais sans doute, auto-éducation ne fut plus rapide. Au bord du gouffre qui s’agrandit, la vision du réel – que toute mise en mouvement clarifie – ne retient que ce qu’elle voit enfin : le gouffre, précisément, vers lequel nous conduit la marche insensée de ce monde préempté par les possédants. Le reste est affaire de conscience et de courage. Il faut dire non à tout ce qu’on nous vend comme réforme ; il faut en finir avec ce monde et sa logique, avec la novlangue de l’expertise ; il faut se convaincre qu’il n’y a plus d’excuse au consentement par lâcheté ; il faut se dire qu’on sait et que, dans la lutte frontale qui se dessine, tout est par avance admissible de ce qui contribuera à freiner la locomotive d’une histoire devenue folle.
La question reste donc ouverte de savoir si cette leçon de résistance multiforme si vite apprise par les Gilets jaunes et si conséquemment mise en pratique par leur formidable mouvement, sera capable, dans le cadre d’un combat général contre la réforme des retraites, d’en déborder toutes ses limites, de le rendre le plus ingouvernable possible, de l’irriguer de nouvelles formes de lutte, inventives et directes, de le débarrasser des anciennes appartenances excluantes, de le désidentifier, de faire en sorte qu’il soit irréductible aux arrangements probables entre les directions syndicales et le pouvoir. Oui, la question est bien là. Dire qu’elle se pose, cette fois, après un an de mobilisation jaune, dans un autre contexte, relève de l’évidence, mais l’évidence ne saurait nous rassurer tout à fait. Car, s’il ouvre l’horizon, ce changement de perspective peut aussi le refermer en remettant au centre du jeu ceux qui s’y connaissent si bien en combats trahis et en défaites répétées. Rien n’est possible, et chacun le sait, si le mouvement annoncé se contente de rejouer les vieilles stratégies perdantes – sauf la déroute, et cette fois pour longtemps. Reste que, montant de partout, bien des appels à l’action et aux confluences traduisent, du côté des bases syndicales au moins, une certaine « gilet-jaunisation » du discours et une claire volonté d’en découdre.
C’est de là qu’il faut partir en pariant sur l’imprévisible.
Freddy GOMEZ