A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour en finir avec la fin
Article mis en ligne le 18 septembre 2019
dernière modification le 14 novembre 2019

par F.G.

■ Il faut bien admettre que, nous concernant, ce mouvement des Gilets jaunes a pu sembler nous mettre en décalage par rapport à notre prédisposition affichée à la « contre-temporalité » telle que nous l’entendons, à savoir comme refus assumé du temps circulaire qui plie désormais, en toutes choses et à tous niveaux, les corps et les âmes au spectacle total du monde tel qu’il se défait. Car il est vrai que nous n’avons sans doute jamais été autant de notre époque que depuis que le jaune, cette couleur à la mauvaise réputation, a fait irruption, comme contretemps précisément, dans nos propres vies quotidiennes. Et nous l’avons été avec passion, cette passion qui naît de l’irruption, largement imprévisible, d’un soulèvement si profond que nos existences s’en sont trouvées bouleversées. Nombreux ont été, en effet, ici et là, les actes jaunes auxquels nous avons participé dans la joie et dans la peur, multiples les contacts que nous y avons pris, fournies les contributions que le petit collectif que nous formons a consacrées à cette insurgence prolongée. Quelque chose d’essentiel s’est donc passé : une invention plus qu’un retour, le surgissement d’un inattendu qui n’a pas cessé de nous surprendre et qui, finalement, nous arrime à l’idée que l’avenir de ce mouvement sans équivalent reste encore largement ouvert à la conjonction des infinis possibles que portent, ici et ailleurs, les multiples refus de ce monde de la dépossession spectaculaire et marchande.

C’est dans cette perspective, non pas de bilan mais d’étape, que nous publions cette conversation entre Basile et Freddy sur ce mouvement en cours qui, en redonnant à la question sociale, à l’action directe et à l’horizontalité une centralité qu’on nous disait définitivement perdue, a déjà brouillé tant de cartes postmodernes et défait tant de fausses prétentions théoriques déconstructionnistes. Sur ce point, et ce n’est pas rien, nos « à contretemporelles » approches de ces dernières années ont trouvé dans ce retour de conscience une raison de penser que toute raison d’espérer n’était pas vaine quand les pauvres s’y mettaient.

Il en faudra plus, bien sûr, pour que tremblent les murs de l’arrogance et de l’oppression, mais la brèche est là, nette comme un Gilet jaune reconstruisant sa cabane plusieurs fois détruite sur son rond-point des misères. Car un Gilet jaune, c’est têtu comme une mule qui ne veut plus avancer. Faire communauté humaine, c’est précisément cela : devenir sujet actif, se convaincre qu’il faut sortir collectivement de ce monde, en chercher les moyens, renouer avec l’histoire des anciennes révoltes, inventer de nouvelles formes de résistance et de sécession, cultiver la pluralité de nos approches, tisser nos propres solidarités. Le reste est affaire d’entêtement, de contagion, d’attraction, de conviction.

La temporalité a des règles que la raison ignore. On ne la fixe pas. Elle est insaisissable. Elle opère par vagues. Toute aspiration révolutionnaire est un lent processus de dépossession des anciennes croyances que l’idéologie dominante a transformées en vérités intangibles et qui lentement s’érodent dans les consciences en éveil. Nous en sommes là. Au point où ce « nouveau monde », qu’on nous a vendu comme un fétiche, n’est désormais soutenu que par 10 % de la population réelle. Au point encore où, de partout, sourdent des colères parcellaires contre ce qu’il incarne. Au point, enfin, où, malgré la terreur policière minutieusement pensée, organisée et pratiquée, le courage est redevenu vertu de résistance.

Le vent de la révolte a levé sa première vague. Décisive et prometteuse. Tout viendra en son temps. Car il se peut bien que l’Histoire, c’est-à-dire la durée, soit, cette fois-ci, du côté de la levée en masse contre l’innommable.– À contretemps.

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » Samuel Beckett, Fin de partie.

Freddy : Il faut sans doute, en préalable, préciser un point de méthode. L’exercice de conversation auquel nous nous livrons ici, toi et moi, pour les lecteurs d’À contretemps, n’est le fruit d’aucune volonté ponctuelle de répondre aux diverses tentatives de bilan, toutes vaines, qui circulent ici et là sur un mouvement qui serait arrivé au bout de sa logique. Toi comme moi, nous ne le pensons pas. Nous pensons même le contraire, à savoir que les Gilets jaunes ont ouvert, sous des formes parfaitement originales et diversifiées, une nouvelle période historique de résistance sociale à la destruction systématique et planifiée de tout ce qui faisait encore, dans un temps historique récent, socle commun social et humain d’une vie simplement acceptable. C’est un point. L’autre, qui doit également être précisé, tient au fait que, toi comme moi, qui sommes amis mais appartenons à deux générations différentes –
moi, celle de Mai-68 ; toi, celle qui a découvert la « question sociale » à l’occasion du mouvement de l’hiver 1995 –, avons été, séparément ou côte-à-côte, de presque tous les actes parisiens de cette marée jaune qui, je crois pouvoir le dire, a, pour ce qui nous concerne, largement contrarié, dès ses origines, ce naturel penchant qui nous caractérise au pessimisme raisonné. Pour être plus clair, je devrais même dire que cette levée en masse de la plèbe – le terme convient, je crois – a tout de suite éveillé en nous un double mouvement de curiosité et d’enthousiasme, qu’il s’agit maintenant de prolonger et peut-être d’affiner, en partant de nos propres analyses, affects et émotions, dans le cadre d’une conversation qui puisera à beaucoup d’autres échanges que nous avons déjà eus, in vivo, au cours de ce mouvement.

Basile : Comme tu le précises bien d’entrée de jeu, il ne s’agit pas de se livrer ici à l’exercice de la synthèse ou à celui des bilans et perspectives. D’abord, parce que l’un et l’autre, nous ne pensons pas, effectivement, que le mouvement des Gilets jaunes soit fini, mais aussi parce que nous pensons que ce qui définit ce mouvement et fait sa richesse tient précisément au fait qu’il ne s’est pas construit dans les termes d’un but ou d’un objectif à atteindre. C’est notamment cette caractéristique qui explique que, jusqu’ici, il est toujours parvenu à faire mentir les pronostics journalistiques qui annonçaient impatiemment qu’il avait touché à son terme. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons très tôt pensé intituler cette conversation « Pour en finir avec la fin », expression qui suggère bien qu’une des caractéristiques la plus déroutante, mais aussi féconde de ce mouvement, c’est qu’il est un peu comme ces œuvres dont on dit maladroitement qu’elles sont « inachevées » alors même qu’elles ne le sont que parce qu’elles n’avaient pas vocation à être finies. Et, ce, pour mieux s’ouvrir sur une infinité vertigineuse de possibles. Du Livre des passages de Walter Benjamin au jardin potager de la grand-mère de mon ami Pierre, les exemples ne manquent pas. Le commentateur d’une telle œuvre ne devrait certainement pas dire que son auteur l’a laissée « inachevée », mais bien plutôt qu’il l’a laissée positivement « infinie ». Dans ces conditions, il semble plus pertinent et aussi plus honnête d’assumer en toute franchise une part de subjectivité que récuse ordinairement la démarche analytique. Il sera toujours temps de se consacrer à une approche plus objective à un moment plus opportun. Ainsi, tu as raison d’insister sur le fait que nous avons été, samedi après samedi, l’un et l’autre – et comme tant d’autres personnes – profondément touchés, saturés d’émotions d’une rare intensité, frappés d’enthousiasme aussi. Mais, comme tu ne manques pas de le préciser, ce mouvement intérieur a aussi été un élan de « curiosité », c’est-à-dire qu’il s’est conjugué avec un désir et une exigence de lucidité que nous espérons prolonger ici.

Freddy : Tu sais que l’exercice de la lucidité, surtout à usage interne, peut être considéré comme l’un des principaux marqueurs de ce site et, avant lui, de la revue qui l’initia. Mais, là encore, il vaut mieux être clair. À partir du moment où nous sommes l’un et l’autre parties prenantes d’un mouvement dont rien ne laisse réellement présager les suites, mais dont tout laisse à penser qu’il est loin d’avoir dit son dernier mot, il n’est pas certain, et il vaut mieux l’admettre, que notre principal souci soit d’être lucides. Je précise : si nous postulons que ce mouvement, qui aurait pu être un feu de paille, s’est inscrit, au moins depuis janvier, dans une temporalité historique inédite, personne ne pourra nous accuser d’être dans l’illusoire, puisque c’est un fait, mais si, poussant plus loin le raisonnement, fondé sur l’expérience que nous avons de ce mouvement, nous prétendons que tout semble indiquer, l’été passé, que rien ne l’a arrêté et qu’il va donc poursuivre son déploiement, nos très lucides amis de l’extralucide critique (critique) ne vont pas manquer de nous ranger dans la catégorie peu enviable à leurs yeux des enthousiastes acritiques. Donc, les précautions d’usage importent peu, si peu que, pour ce qui me concerne, je pense qu’il faut savoir assumer ses passions, et qu’il n’est pas de manière possible de parler de ce mouvement en cours des Gilets jaunes sans laisser sincèrement s’exprimer nos subjectivités pour les confronter, les mettre en écho et en faire si possible pensée commune. Pour cela, il est avant tout nécessaire, je crois, d’éviter à tout prix de se situer, même à la marge, dans une sorte de position d’extériorité analytique et de surplomb. Nous avons décidé, toi comme moi, en passion et en raison, d’être de ce mouvement des Gilets jaunes, et plutôt activement. Avec la conviction que, par sa manière d’exister et d’agir, il exprimait une authentique nouveauté, à savoir une désidentification de toutes les logiques d’appartenance qui, depuis des décennies maintenant, participent, au nom des « luttes contre les dominations », d’une négation des espérances du « tous ensemble » et d’une atomisation généralisée d’identités multiples et concurrentes peu préoccupées de faire sens commun. Le « gilet jaune », cette chose la plus banale qui soit, c’est, qu’on le porte ou pas d’ailleurs, une manière d’en revenir à l’essentiel de la révolte partagée en pariant tout à la fois sur la fin des séparations identitaires, mais aussi sur la pluralité, le multiple, la confluence. Il s’agit de faire du mouvement social, au vrai sens du terme, un espace où toutes les identités pourraient s’agréger, mais aussi se défaire de leurs prétentions exclusivistes pour, sans se nier forcément, se remodeler, interagir, faire retour vers la cause commune. À partir du moment où nous sommes parties prenantes de ce mouvement, et nous en sommes, le plus simple est donc d’assumer cette part d’enthousiasme qu’il suscite en nous et de faire avec, au risque de perdre un peu en lucidité. Cela précisé, j’ai envie dans un premier temps de te demander ce que tu retiens, à l’heure présente, de ce mouvement en cours, ce qui, pour toi, disons, fait sens évident.

Basile : Pour l’heure et pour des raisons qui sont nombreuses, j’ai avant tout le sentiment que ce mouvement n’est pas fini, mais aussi qu’il se situe à un moment historique d’indétermination, crucial. Pour ce qui est de la question de la fin, beaucoup de signes viennent confirmer ce sentiment. Ce sont d’abord des conversations, entre proches, avec des inconnus et, de manière plus générale, avec des gens qui n’ont pas participé́. On ressent le plus souvent, chez eux, une profonde empathie, mais aussi le regret de n’avoir pas pu prendre part au mouvement, par peur des conséquences physiques notamment. Ainsi, indépendamment de tout bilan comptable, d’avantages matériels obtenus ou de sondages d’opinion favorables (sondages dont on peut remarquer qu’ils ne sont plus publiés depuis le mois de mars), on peut penser qu’une victoire décisive a déjà été remportée sur le plan des idées et du symbole : il existe une possibilité collective de repenser en acte ce qui fait l’humanité et la place qui devrait être la sienne dans l’organisation sociale, et plus généralement dans la nature. Cette possibilité, elle s’est incarnée sur les ronds-points dont on peut dire que les valeurs qui s’y sont forgées et exprimées constituent quelque chose comme « l’anthropologie » du mouvement, c’est-à-dire la manière dont les Gilets jaunes considèrent ce qu’est et devrait être, in concreto, l’humanité. Lorsque je considère cette « anthropologie » telle qu’elle se pratique encore tous les samedis, il m’est difficile de ne pas penser aux réflexions de Jean-Claude Michéa sur ce qui fait l’humain : apprendre à et savoir donner, rendre et recevoir – mouvement (ou élan) que la logique cumulative et rapace du capitalisme nie nécessairement. L’évidence, ce sont ces mêmes ronds-points qui persistent à être occupés, au moins symboliquement, un peu partout dans le pays. Ce sont ces gilets jaunes aux fenêtres des immeubles, à la porte des maisons, aux pare-brise des voitures. Autant de choses qui, sur un plan plus théorique, renvoient à la nature même du mouvement. Car celui-ci, en dépit des nombreuses et très hétérogènes revendications qui s’y sont exprimées, n’est pas de nature stratégique et ne poursuit pas de but. La spontanéité désarmante qui le caractérise s’est immédiatement traduite par un désir de prolonger un moment de joie et de fierté retrouvées, ou tout simplement découvertes. Ainsi, il ne faut pas négliger le fait que ce mouvement n’est pas né sur les lieux de travail et que, par-là même, il ne s’est pas inscrit dans la perspective déprimante d’accéder en position « de force » à une table de négociation où d’autres que lui-même auraient négocié́ à sa place. Il s’est inscrit et déployé sur des temporalités autres, à même la vie, et sans tenir compte des moyens abstraits qui participent de sa mutilation, en s’enfermant notamment dans les rets d’un emploi du temps. Pour un ensemble de raisons qu’on ne peut ici détailler, je suis donc loin d’être convaincu par des analyses récentes qui, ça et là, dégoisent sur la « fin » du mouvement en adoptant le ton d’une leçon de révolution que l’on professe du haut d’une chaire ès radicalité. L’évidence du moment, à mes yeux, c’est aussi qu’il s’agit plutôt de comprendre ce que le mouvement nous a lui-même appris et enseigné, là où il nous a remis en question et a surpris nos préjugés, en un mot d’être attentif à la leçon qu’il nous a donnée et pas à celle qu’il nous plaît d’en tirer.

Freddy : Et quelle serait, d’après toi, cette leçon que ce mouvement nous aurait donnée ?

Basile : C’est bien celle de la dialectique de l’espoir et du désespoir qui est peut-être la dynamique profonde de toute aspiration révolutionnaire, et qu’exprime si bien cette phrase très connue extraite de la correspondance du jeune Marx à propos du prolétariat de son temps, au sujet duquel celui-ci dit à Ruge que c’est « en raison de sa propre situation désespérée qu’il [le] remplit d’espoir ». Le mouvement des Gilets jaunes est bien issu d’une situation profondément, absolument désespérée, une situation qui l’était tant – et tellement – que d’aucuns pouvaient penser que ceux qui la subissaient avaient perdu jusqu’à la force et même la volonté de la trouver désespérante. Cette situation se caractérise par un mélange toxique, corrosif et insidieux d’abondance de produits frelatés et de manque matériel résiduel dont chacun de celles et ceux qui en vivent dans leur chair le triste quotidien et en perçoivent les maigres mensualités, sent confusément qu’elle n’est pas le fruit du hasard mais celui d’une gestion méticuleusement calculée. C’est encore cette temporalité toujours fragmentée en mille et une tracasseries bureaucratiques ou informatiques dont la nécessité et les résultats sont aussi fallacieux que les gains d’un jeu de bonneteau. C’est aussi cette sociabilité virtuelle intrusive dans laquelle les affects sont aussi fluides et incertains que les courbes et les chiffres de la bourse de New York à l’heure de la fermeture, et cette misère affective et sexuelle aussi inavouable qu’inéluctable que produit et pénètre cette même spéculation. Beaucoup a été écrit à ce sujet, notamment de nombreuses analyses sociologiques ou géographiques cherchant à identifier dans cette misère les causes susceptibles d’expliquer un tel surgissement jaune. Je trouve intéressant de constater que celles-ci – quand bien même elles ne manquent pas de sérieux et de pertinence – tapent toujours quelque peu à côté. C’est ainsi, par exemple, qu’on a voulu faire de ce mouvement la révolte de la « diagonale du vide », ce qui a très vite été démenti par l’étonnante persistance de la révolte dans des villes comme Toulouse ou Bordeaux, étrangeté qui a pu inspirer à d’autres l’idée intéressante que cette révolte s’opposait aux développements les plus récents du capitalisme de la gentrification telle qu’on en observe la logique à l’œuvre dans ces deux villes. Mais cette autre approche se voit elle-même contredite par la forte mobilisation observée en Picardie. Et ainsi de suite jusqu’à cette théorie récente selon laquelle les Gilets jaunes des premiers actes n’auraient plus rien à voir – sociologiquement parlant – avec ceux qui défilent aujourd’hui, théorie qui non seulement me paraît approximative, et donc fausse, mais qui, de surcroît, ne tient pas compte de la nature même de ce qu’elle prétend analyser, à savoir un phénomène de prise de conscience collective impliquant, par sa nature même, de nombreuses métamorphoses. Je pense ainsi qu’il faut se résoudre à admettre que cette misère inédite a de nombreuses expressions, mais qu’elle est au fond partout la même dans la façon dont elle se déploie et s’introduit par la force et la séduction dans tous les aspects de nos existences sur lesquelles elle spécule toujours plus sans jamais rien restituer de ce qu’elle extrait et exploite jusqu’au plus profond de nos intimités. Ainsi, nombreuses et très variées ont été et sont les expériences de ce désespoir, nombreux les visages qui en portent la trace. Parmi ces infinies expressions me vient notamment à l’esprit celle, certes un peu folle, de ce paysan et cultivateur lorrain qui, accablé par la charge abrutissante de travail, par des crédits et autres impôts toujours plus complexes, par la menace d’un divorce impitoyable, bref par des conditions d’existence toujours plus précaires, finit – conséquence de ce que l’on appelle aujourd’hui un « burn out » – par errer, seul et sans donner signe de vie, des jours durant, dans une forêt. C’était il y a quelques années déjà. Peut-être trois ans... J’y vois, pour ma part, un signe avant-coureur, et ce d’autant qu’avant de fuguer, cet homme avait réalisé dans son jardin une étrange sculpture en dessous de laquelle il avait déposé une plaque sur laquelle il avait gravé ces mots : « Monument aux oubliés »...

Or ces « oubliés » sont sortis de l’angle mort dans lequel ils avaient été relégués ou s’étaient calfeutrés. Ils ont pris le cours ordinaire de ce désespoir à contretemps, en lui opposant le désir, non pas d’être, eux qui n’étaient rien, « tout », mais tous, c’est-à-dire de s’unir et de conjuguer la multiplicité de leurs désirs. Cette volonté d’unité s’est ainsi concrétisée, dans une diversité remarquable, entre les générations, mais aussi entre des milieux sociaux et des affinités politiques qui ont dérouté, déjoué les anciennes configurations admises, et parfois dégoûté les tenants d’une pureté catégoriale et sociologique du mouvement social. Comment cela a-t-il été possible ? Là aussi, beaucoup d’hypothèses ont été formulées. Peu d’entre elles m’ont convaincu, notamment celles faisant de l’Internet et de ses puissants algorithmes la cause d’un tel phénomène. Si, en surface, Internet a incontestablement participé de l’embrasement, on peut penser qu’il est aussi, en profondeur, l’un des facteurs qui en aura longtemps empêché ou freiné la possibilité même, puisqu’il est devenu le principal vecteur de la déshumanisation de nos sociétés. Pour mieux s’en convaincre, on peut apprécier le fait que si la société du spectacle a pu, dans un premier élan, trouver remarquable, c’est-à-dire flatteur pour elle-même, que les Gilets jaunes se soient emparés de l’outil Internet avec une belle ingéniosité et créativité, elle ne leur a pas pour autant pardonné d’être ce qu’ils sont. Or, une chose est sûre : ils ne sont certainement pas de ces figures emblématiques de l’Internet, ces jeunes entrepreneurs écervelés et pervers – dans le coup, c’est-à-dire dans le tempo – qui rêvent d’inventer à leur tour facebook ou airbnb pour gravir, éternels enfants capricieux juchés sur leurs hideuses trottinettes, les échelons de la carrière promise par la « start-up nation ». En fait, la manière dont les Gilets jaunes usent d’Internet est à mon sens typique de l’ingéniosité et de l’intelligence que développe un travailleur avec son outil ou avec les gestes routiniers de son travail. Il est capable d’inventions et de détournements dont seul celui qui subit le travail peut trouver la ressource en lui-même. Celui qui conçoit l’outil, le conçoit à quelques fins exclusives pour lesquelles il a besoin d’exploiter quelqu’un par la médiation de cet outil. Il ne peut donc pas envisager la manière dont celui qui va subir sa conception va se l’approprier parfois à son avantage et à celui de ses compagnons d’infortune. Ce que l’ingénieur a inventé pour l’exploiter, le travailleur parvient ainsi à l’enrichir d’un tour nouveau et parfois subversif. Par exemple, lorsque je travaillais dans des supermarchés, mes collègues avaient mille et une façons de tourner à leur avantage certains gestes du travail, notamment par des sabotages aussi efficaces que déconcertants, et souvent drôles, auxquels ceux qui avaient conçu leur séquence et leur enchaînement mécaniques dans une perspective d’ingénierie efficace étaient incapables d’imaginer en amont. Pour moi, il y a quelque chose de ce génie du sabotage et du détournement – une sorte de travail du négatif – dans la façon dont les Gilets jaunes usent de l’Internet. D’autre part, ce qui est également sûr, c’est que quelle que soit la catégorie à laquelle certains voudraient les assigner, ce que les Gilets jaunes ont réalisé se situe aux antipodes de ce glaçant projet qui caractérise à mon sens le monde virtuel. De la situation désespérée qu’on leur faisait, les Gilets jaunes ont ainsi, par eux-mêmes, extrait les moyens concrets de la subvertir et d’inventer ou de réinventer un espoir que même les plus optimistes des partisans de l’ « idée » avaient renoncé́ à penser. Sur ce point, je trouve que l’attitude de la plupart des Gilets jaunes qui se sont prêtés au jeu des médias et de l’Internet a quelque chose d’exemplaire dans la façon dont ils sont parvenus à en déjouer la logique récupératrice. Au panachage d’insultes voilées et de flatteries qu’on leur a opposées, ils ont souvent répondu par un bon sens désarmant et un souci très franc de ne pas trahir celles et ceux qu’ils étaient censés représenter.

Tout ceci étant posé, je pense aussi que le mouvement en est à un moment crucial. Comme le montre la persistance extraordinaire des manifestations du samedi partout en France durant tout l’été, ainsi que de nombreuses autres actions éparses, une très grande détermination demeure. Je pense que pour que celle-ci perdure, le mouvement va devoir, comme il l’a fait dès son ignition, inventer des formes ou des moments qui parviennent à conférer une nouvelle aura d’espérance à cette si remarquable détermination. Je pense que c’est de cela que dépend la possibilité de déferlement d’une nouvelle vague de Gilets jaunes. Je pense enfin que l’idée de construire des formes et des forces économiques alternatives telle qu’un Gilet jaune comme Rodrigues a pu, par exemple, en exprimer le désir, pour naïve qu’elle paraisse, peut se révéler extrêmement féconde, pas tant par elle-même que par les actions et le rapport de forces qu’elle peut rendre possible. Ce qui m’inspire cela, c’est notamment le contenu des réticences que j’ai pu entendre s’exprimer çà et là. Le plus souvent, celles et ceux qui les exprimaient ne rejetaient pas tant le mouvement qu’ils en regrettaient la perte d’innocence, de générosité, de sens du partage et d’écoute qui l’a si remarquablement caractérisé jusqu’alors.

Freddy : Tu as très justement fait allusion à ce qui sans doute demeure l’une des curiosités de ce mouvement, à savoir son rapport très sourcilleux à la représentation. En fait, les représentants qu’il s’est accepté pour tels – Jérôme Rodrigues, que tu as évoqué (et qui, rappelons-le, a tout de même perdu un œil dans cette affaire), mais aussi, un temps, Éric Drouet ou encore Maxime Nicolle ou Priscilla Ludosky – se sont fait connaître sur les réseaux sociaux. Ce sont des gens qui étaient du mouvement depuis le début, chacun à sa manière et dans son style. Ce qui mérite d’être relevé, je crois, c’est que leur célébrité passagère n’a jamais dépassé, au sein du mouvement, un stade mesuré de sympathie, ce qui invalide, notons-le, une des principales caractéristiques du « populisme », au sens grossier du terme, à savoir son appétence pour les petits césars. Mais l’autre élément intéressant, et pour le moins notable, c’est que, si le poisson pourrit toujours par la tête, comme le dit un proverbe chinois que Debord affectionnait, aucun de ceux qui l’ont représenté n’a joué, à ma connaissance, de carte personnelle pour se sortir de sa survie diminuée. Et les occasions ne leur ont pas manqué, des sollicitations des télévisions mainstream aux propositions de figurer sur des listes électorales pour les européennes – et parfois en bonne place. Il ne s’agit pas bien sûr de leur tresser des couronnes de laurier au nom de je ne sais quelle incarnation de la décence ordinaire, mais bon, quand même, la chose est assez rare pour être notée. Si l’on a en tête le carriérisme éhonté de certains leaders gauchistes de la génération 68, pour beaucoup macroniens aujourd’hui, la comparaison fait différence. Plus sérieusement, je crois qu’une des forces de ce mouvement – sa faiblesse, disent d’aucuns –, c’est d’être ingouvernable, et par là-même de n’accepter de représentants que provisoirement et sur ses seuls critères de choix. À partir de là, toute aventure personnelle entreprise au nom des Gilets jaunes risque d’être immédiatement désavouée par ces mêmes Gilets jaunes qui savent donner de la voix. Pour moi, ça relève d’une forme de contrôle assez sain. Pour le reste, et sur un autre point que tu as tout juste évoqué – l’aspect intergénérationnel de ce mouvement –, qui constitue, en effet, à mes yeux, avec la forte présence des femmes, l’une de ses principales caractéristiques, j’aimerais que tu en dises un peu plus.

Basile : Comme je l’ai suggéré, j’ai été d’emblée très sensible au fait que les Gilets jaunes échappent, se soustraient, à de nombreuses catégories sociologiques, notamment les catégories d’âge et de génération. Je n’ai jamais été convaincu, pour ma part, par les discours prétendument rebelles rejouant de façon toujours plus caricaturale la querelle des anciens et des modernes. L’un des aspects les plus néfastes de l’injonction que le capitalisme nous fait d’être « modernes » – et même « postmodernes » tant cette injonction s’assimile à un ordre –, réside dans la manière dont il rend les générations étrangères les unes par rapport aux autres et dont il tend à leur interdire tout ce qui fait la richesse d’une expérience individuelle et collective, laquelle repose nécessairement sur la transmission de connaissances pratiques, de solidarités séculaires et d’une sensibilité partagée, quand bien même cette transmission peut être parfois conflictuelle. Je ne vois pas comment on peut prendre au sérieux l’idée de révolution – et ce mouvement l’a fait – si la perspective d’une alternative décisive (et, peut-être, sous certains aspects, violente) au cours mécanique des choses n’est pas envisagée également comme un mouvement vivant de continuité profonde entre les générations. À défaut, la révolution ne serait qu’une rupture sans lendemain, une sorte de trouble amnésique collectif. Sur les ronds-points et/ou dans les manifestations, cette continuité s’exprime certainement à travers un imaginaire collectif très attaché à l’Histoire dont les dates révolutionnaires s’entrelacent sur les dos des gilets aux noms des intimes – vivants ou morts - dont les manifestants entendent réparer les souffrances et défendre la dignité. Au regard de tous ces éléments, il est d’ailleurs naturel que, marquée par ce souci de continuité et le fait qu’il y ait une génération entre nous, notre amitié se soit approfondie dans cette extraordinaire expérience collective. Toutefois, pour évident que cela soit rétrospectivement, ce cheminement ne s’est pas fait sans questionnements, sans doutes, sans approximations... Serais-tu capable, par exemple, de te rappeler et de restituer quelque chose de l’état d’esprit qui était le tien avant de te rendre aux Champs-Élysées pour le premier acte d’une suite à ce jour... infinie ?

Freddy : Avant de répondre à ta question, j’aimerais évoquer nos nombreuses discussions sur le mouvement social du printemps 2018, sur d’éventuelles perspectives émancipatrices nouvelles. En y repensant, j’ai l’impression que ma mélancolie active et ta nature plutôt pessimiste s’étaient réchauffées à l’événement. Je crois même que nous percevions assez clairement que quelque chose d’essentiel avait bougé dans le cadre figé des défaites. Et ce quelque chose d’indéfinissable, c’était, entre le mouvement de grève étroitement contrôlé des cheminots et la résistance des zadistes de Notre-Dame-des-Landes, l’émergence assez généralisée d’une volonté de sécession, d’une quête d’autres possibles, d’autres voies de résistance à expérimenter. On sentait bien que le syndicalisme d’encadrement était à la ramasse, que celui de base restait figé sur sa ligne de classe imaginaire, que le bateau prenait l’eau et que les cortèges de tête se renforçaient de manif en manif. Ce printemps 2018 n’a pas été très chaud, mais il a bousculé les frontières.

Basile : Tu as raison d’évoquer le souvenir du printemps 2018 et de nos conversations de l’époque. De mon côté, je sentais bien que quelque chose, pour le coup, touchait effectivement à sa fin, mais cette fin-là, celle du « cadre figé des défaites », du « syndicalisme d’encadrement », j’avais le sentiment qu’elle se rejouait depuis des décennies. Sur ce point, nos expériences respectives ne nous préparaient pas à aborder cette situation de la même manière. Du haut de ma petite quarantaine, les mouvements dont j’avais pu avoir l’expérience avaient peut-être une certaine ampleur – l’hiver 1995 par exemple – ou étaient parvenus à ouvrir de véritables brèches dans l’imaginaire de telle ou telle génération – la lutte contre le CPE, celle contre la loi travail, Nuit debout dans une moindre mesure, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes –, mais rien de comparable à ce qui allait suivre et qui, en l’état, m’était donc parfaitement inimaginable. J’étais donc très interdit sur ce que l’on pouvait penser de ce qui peut rétrospectivement passer pour un prélude, à savoir la manifestation du 1er mai 2018 et son impressionnant cortège de tête. À l’évidence, il y avait là l’indubitable symptôme d’un désir de rupture avec d’anciennes manières d’agir, désir malheureusement très tôt refroidi par les gaz lacrymogènes et l’action qu’on peut juger prématurée du black bloc. Mais il y avait aussi, à l’échelle nationale, le sentiment d’une fatale et insurmontable inertie qui n’était certainement pas sans rapport avec le choix stratégique de la grève perlée pour laquelle avaient opté les directions syndicales des cheminots. Dans le cortège de tête même, on trouvait un mélange à la fois très homogène (la plupart du temps des militants très impliqués ou des gens sensibilisés à ces engagements par la fréquentation plus ou moins informelle de ce type de militantisme) et très hétérogène (des « chapelles » parfois fortement opposées sur le fond comme sur les pratiques) qui, en dépit de son importance numérique, me renvoyait au quant-à-soi stérile auquel se réduit trop souvent la vie militante, et dont l’action précipitée évoquée ci-dessus a quelque chose du symptôme. Si bien qu’il me faut être très sincère sur ce sujet : je sentais bouger des lignes, mais je craignais que cette sensation soit une projection de mon désir sur le réel plutôt qu’un effet du réel sur mon désir ! D’ailleurs, il n’est pas sûr que ce jugement soit erroné, car après tout, à l’époque, les Gilets jaunes étaient de ces « oubliés » dont beaucoup regardaient cette lutte avec indifférence, distance, et pour certains même méfiance, à l’endroit des directions syndicales comme du black bloc. De manière confuse et plus générale, j’avais le sentiment que, dans le meilleur et le plus noble des cas, celles et ceux qui étaient déterminés à s’engager dans différents types d’action, ne savaient plus vraiment pour qui et au nom de quoi ils le faisaient. Parce que, ayant renoncé le plus souvent à l’idée d’une humanité universelle autant que concrète, un, voire de nombreux hiatus s’étaient creusés entre eux et ceux en faveur de qui ils agissaient ou pensaient agir. L’engagement militant, un peu à la manière du marché libre de l’action qu’a été par certains aspects Nuit debout lors de la lutte contre la loi travail de 2016, soit par maladresse, soit par des choix que je juge désastreux, s’était dispersé en mille et un segments, parfois solidaires, souvent concurrents, parfois franchement contradictoires, qui partageaient – et partagent – tous une certaine suspicion à l’endroit de l’idée de « nature humaine », suspicion qui se conjugue difficilement avec l’espérance partagée dont le mouvement des Gilets jaunes a rappelé qu’elle était indispensable si l’on veut donner corps et durée à la révolte. Si bien que j’avais parfois peur que ma génération ait dépensé et dilapidé sa « faible force messianique » dans des causes plus sociétales que sociales. Mais le printemps 2018 n’en reste pas moins un moment essentiel. Dans sa confusion même se préparaient d’importants franchissements de lignes et nombre de dépassements à venir. Il a aussi joué un rôle inaugural décisif dans le dévoilement de la nature totalitaire du pouvoir macroniste. Le mot peut paraître fort, mais je l’emploie rigoureusement dans le sens où Hannah Arendt décrit les mécanismes qui permettent ce type d’ascension à la tête de l’État, qu’elle caractérise notamment comme une prise de possession illégale des moyens de l’appareil dudit État, non pas par un parti structuré par des règles internes régulièrement amendées et rediscutées, mais par un mouvement agrégé et constitué de manière opportuniste autour d’une figure charismatique protégée par une milice mafieuse (ce à quoi les opportunistes de tous bords qui, du parti LR au PS, ont rejoint Macron, ressemblent indubitablement). Ainsi, c’est aussi ce 1er mai 2018 que les membres de la milice présidentielle sont venus prêter main-forte à la police, premier acte de l’épisode connu comme « l’affaire Benalla ». On s’en souvient, cet acte fut suivi de cette mise en scène qui a peut-être été symboliquement l’aveu d’un excès de confiance et le début d’un crépuscule qui se poursuit aujourd’hui : Macron affirmant, devant ses seuls soldats, au sujet de ceux qui estimaient raisonnable qu’il s’explique et se justifie : « Qu’ils viennent me chercher ! »... C’est – ô tête de c… – très précisément ce que les Gilets jaunes sont venus faire le 17 novembre 2018. J’aimerais savoir quels souvenirs, quelles émotions tu gardes de tes premiers contacts avec les Gilets jaunes dans ces nasses où le temps ressemblait parfois au temps suspendu de Josué cher à Benjamin.

Freddy : Si Benjamin évoque Josué quand il parle de l’hypothèse – non vérifiée – selon laquelle les insurgés de juillet 1830 auraient tiré sur les horloges pour suspendre le temps linéaire de l’oppression, il nous est arrivé de voir, au trente-troisième acte parisien – nous étions ensemble, et à plusieurs amis –, une horloge dont les aiguilles tournaient à un rythme endiablé comme semblant marquer l’accélération de l’Histoire, son entrée en transe. Donc, on ne peut que s’accorder pour dire que Josué, Benjamin et les Gilets jaunes vont bien ensemble.

Pour des raisons qui tiennent à ma propre vie, à ma manière d’être aussi, je dois dire que ce mouvement a non seulement suscité immédiatement mon intérêt, mais aussi mobilisé mes énergies. Énergie intellectuelle, d’abord, parce que, par sa nature même de soulèvement populaire massif, pluriel, impur, sauvage, contradictoire et hors contrôle, ce mouvement naissant obligeait, de facto, quiconque s’y intéressait à s’interroger d’abord sur ses propres pertinences théoriques supposées. Énergie physique, aussi, parce que, pour saisir quelque chose de l’âme de ce mouvement, il fallait évidemment, dès ses débuts, en être physiquement, corporellement, et parfois à corps perdu dans la nasse élyséenne de l’hiver et dans les premières bastonnades. En être et y risquer un peu. Car ce mouvement le méritait amplement. Le risque, c’est une notion qu’on a perdue. On peut jouer le simulacre du risque, on peut éprouver le frisson du cortège de tête, mais le risque lui-même, le sentiment qu’il suscite, entre peur et excitation, sont liés à l’Histoire, et particulièrement à celle des révolutions qui commencent, qu’on sent monter. Peut-être que le terme de révolution est impropre ; on verra sur la durée. Il ne sert à rien de préjuger, mais il n’est pas vain de garder à l’esprit qu’une révolution se mesure aussi à l’effet prolongé d’un bouleversement tout juste perceptible. Sur ce plan, tout reste ouvert.

Ce que j’ai ressenti là, aux premières rigueurs de l’hiver, dans ce quartier de Paris où je ne vais jamais, c’est la naissance d’une force et l’apprentissage d’une sécession, d’une sécession qui venait d’où on ne l’attendait pas, d’un ailleurs oublié. La nasse des débuts, pas trop serrée, parfois approximative, ce fut un bienfait, indéniablement. La parole y circulait en continu, une parole qui coulait de source, la parole des muets qui retrouvent la parole, une parole qui fait torrent. Il fallait simplement écouter, relancer, apprendre. C’était facile, d’une facilité déconcertante. Il suffisait d’être là, à cette bifurcation de l’Histoire, à ce croisement où, l’air de rien, renaissait une espérance cristallisante conjuguée aux couleurs d’un drapeau honni par le gauchisme version radicale dans toutes ses variantes, mais qui, là, d’un coup d’un seul, disait symboliquement l’essentiel de ce que portait, comme valeurs, cette multitude rassemblée : un désir de liberté, une exigence d’égalité, une quête de fraternité. Rien de plus, mais rien de moins.

Les images et les émotions sont, à vrai dire, si nombreuses que je m’en voudrais de n’en retenir que les plus fortes ou les plus spectaculaires. Je préfère m’en tenir à une constellation d’émotions qui se font écho. S’il fallait les classer thématiquement, je dirais qu’il y a tout ce qui tient, au début du mouvement notamment, à l’expression d’une vraie naïveté dans la manière de dire et de ressentir. Tout y était brut de décoffrage, net, concis, sans calcul. La première fois que j’ai entendu, en réponse à la question « Gilets jaunes, quel est votre métier ? », le désormais célèbre « Ahou ! Ahou ! Ahou ! », je me suis immédiatement dit que cette multitude en mouvement, clairement apartidaire, était en train de se forger ses propres repères, et qu’ils avaient une évidente vertu désidentifiante. Car c’était un cri de guerre (sociale) auquel tout le monde pouvait se rallier, quels que fussent les parcours ou les appartenances de chacun. Là, dans ce conglomérat fusionnel, on allait droit au but, et en peu de mots. « Emmanuel Macron, ô tête de con, on vient te chercher chez toi ! », il n’y avait rien de mieux, rien de plus évident, pour dire la détermination d’un soulèvement qui s’inventait pas à pas. « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur… », il n’y a rien de mieux pour l’inscrire dans la durée, lui conférer une temporalité propre, lui donner la force collective de résister à un éventuel désarroi. Le chant « Macron nous fait la guerre, et sa police aussi, mais on reste déter’ pour bloquer le pays » donnait à tout ceci les accents épiques d’une aventure collective dont le rythme chaloupé de la mélodie soulignait bien la diversité pour ainsi dire « créole ». C’est, en fait, comme une façon, toujours réinventée, de marier naïveté et décence ordinaire. L’émotion première, elle vient sans doute de là, de la constatation qu’avec ce mouvement on est loin de tout ce qu’on a pu connaître – et notamment des cortèges syndicaux où plus personne n’invente plus rien, ni ne parle, et a fortiori ne crie, tant les sonos surpuissantes sont là pour meubler le néant et la fatalité. Et puis il y a cette émotion, dansante pourrais-je dire, qui tient au mouvement des corps quand ils s’émancipent de la pesanteur des jours de soumission. Très vite, les samedis ont incarné, avec l’occupation des ronds-points et jamais contradictoirement, des moments d’authentique transgression dans le temps linéaire de la misère privée. Et ça, c’est extraordinaire à voir. Il est d’ailleurs dommage que les artistes du spectacle vivant – dont la précarité est assez généralisée malgré le capital symbolique qui la masque – aient tant hésité à se soucier de ces corps en mouvement, corps abîmés souvent, ou usés ou vieillis, qui, par une sorte de jaune contagion virale, s’inventaient des possibles qu’ils ne soupçonnaient pas. Si ce mouvement est révolutionnaire, et il est possible qu’il le soit, c’est aussi pour cela, parce qu’il permet, de facto, les métamorphoses des esprits et des corps que seule la police peut contraindre, et qu’elle contraint, mais qui la défient comme jamais depuis longtemps. Je ne suis pas sûr que tous les Gilets jaunes détestent la police – encore que, avec le temps, ça va finir par venir –, mais j’ai peu de doute sur le fait que ceux qui participent activement aux samedis de manifestation depuis dix mois ont beaucoup appris sur son infamante fonction de chien de garde de l’État et des patrons.

Basile : Mais te souviens-tu plus particulièrement d’un moment inaugural, d’une émotion qui se serait inscrite en toi comme déterminante dans le processus qui t’a conduit et convaincu d’adhérer au mouvement des Gilets jaunes ?

Freddy : Oui, absolument, il y a ce moment marquant d’un début d’hiver où une femme d’une cinquantaine d’années, Gilet jaune de province, fatiguée et vibrante, m’a dit, dans un moment de pause d’après-fracas, cette phrase qui ponctuait le récit de ses activités d’aide-soignante sous-payée, de sa vie de femme divorcée et mère de deux enfants, cette phrase que je n’oublierai jamais et qui, quelque part, a été déterminante dans ma fidélité à cette cause : « Nous sommes passés de la honte à la fierté. » Au fond, l’émotion tient à cela, à ces mots simples qui disent que la logique du système oligarchique peut être renversée du seul fait de se redresser et d’y résister collectivement. Au moins pour soi, ce qui n’est pas rien. C’est sans doute là la première victoire des Gilets jaunes : avoir brisé le sentiment d’accablement et de fatalité qui donnait aux puissants la certitude d’avoir définitivement gagné. Et j’ajouterai que c’est précisément en cela qu’il faut penser ce mouvement dans une continuité et une perspective historiques. Il participe incontestablement, à mes yeux, d’une reconstruction d’imaginaire où la guerre des pauvres se réinvente comme hypothèse désirable.

Je me rends compte que je pourrais parler infiniment de ce moment. J’ai plein d’images de ce début en tête, des images de trognes, d’attitudes, de postures un peu bravaches, mais surtout de sourires, de lumière sur les visages, celle qu’apporte la conviction du bon droit d’être là, d’exister comme multitude, de se sentir soudés par une cause communément admise comme exigence de reconnaissance, de dignité. Le commun, c’est ça, ce qui nous relie les uns aux autres à un moment de l’histoire où l’Histoire fait naufrage, où tout ce qu’on a appris doit se désapprendre pour devenir monades de la « start-up nation ». C’était palpable ce refus, et l’émotion qui en émanait reste inoubliable. Je me souviens que, nassé en bonne compagnie sur la place de l’Étoile, au troisième acte de ce soulèvement, le 1er décembre, alors que la nuit tombait sur Paris et que le ciel était encore rouge des flammes de la belle émeute, j’ai pensé à une phrase de Daniel Bensaïd qui dit à peu près cela : « Il est des retards qui font rater les rendez-vous. Il est des rendez-vous manqués qui sont irréparables. » Le bonheur historique tient à peu de chose en fait, non ?

Basile : À la réflexion, je trouve que c’est un aspect remarquable de notre amitié que nous n’ayons pas participé ensemble aux premiers actes parisiens du mouvement des Gilets jaunes et que, sans que nous ne nous soyons concertés, nous ayons l’un et l’autre senti, chacun pour soi-même, le besoin de suivre la même démarche : aller sur le terrain pour voir ce qu’il en était in situ

Freddy : C’est vrai, ça peut étonner… De mon côté, j’ai tenu, dans un premier temps, à respirer seul l’air soufré des beaux quartiers parisiens et à sonder seul l’âme d’un peuple en éruption. Il s’agissait, je crois, d’avoir toute latitude pour voir, pour écouter, pour m’immiscer dans des conversations, pour me faire ma propre idée, en conscience, de ce qui arrivait et relevait du plus inattendu qui fût. Chaque samedi, j’avais l’impression d’aller à un rendez-vous secret avec l’Histoire, porté par l’idée d’un mystère à percer en solitaire, c’est-à-dire dans la disponibilité la plus extrême, dans la liberté d’agir la plus totale, dans l’ouverture d’esprit la plus vaste, sans autre dépendance que celle de mon propre corps, souvent mis à rude épreuve d’ailleurs, même si la terreur policière organisée est venue un peu plus tard. Aux soirs de manif, ou le lendemain, je m’en souviens, nous échangions, toi et moi, nos impressions, généralement enthousiastes. C’est après que nous avons décidé de manifester ensemble. Il est vrai que la répression avait pris des proportions inattendues, terrorisantes par certains aspects, et qu’il semblait plus adapté de nous regrouper à quelques proches pour parer à toute éventualité. Il est vrai aussi que, les Champs ayant été confisqués par la police, le mouvement avait changé de forme. Des dérives du début, il était passé à des parcours déclarés, plus propices, d’une certaine façon, à marcher de concert, à veiller les uns sur les autres et à vivre ensemble nos émotions. C’est une belle expérience de fraternité agissante, qui dure et qui, quelque part, fait concrètement écho à la question des subjectivités. Car ce groupe-tribu, c’est du moins l’expérience que j’en fais, synthétise, au-delà du mouvement, quelque chose de très précis de l’élan vital qu’il a libéré. Je pense notamment à nos « après-manifs », à ces moments qui se prolongent parfois tard dans la nuit et qui fondent des connivences réelles, des échanges ou des relations qui sont évidemment liés à notre participation aux manifs, aux commentaires qui les suivent, aux moments de joie ou de tension partagés, mais pas seulement. Le propre d’un mouvement, c’est d’ouvrir tous les horizons, de débloquer les verrous relationnels, de libérer la parole, le geste, le rapport aux corps. Ce qui fait le bonheur d’une occupation d’usine au moment d’une grève sauvage, c’est cela même : la perception des êtres comme dépouillés, le temps d’un combat commun, de leurs identités supposément constitutives, libres en fait de s’en inventer d’autres ou de les corréler. Il n’y a pas de mouvement sans efflorescences d’histoires d’amitié, d’amour, de désir, de passion. C’est même pour cela que toute reprise du travail dans une usine occupée, que l’occupation soit victorieuse ou vaincue, est toujours une défaite, un malheur, un retour à l’avant-rêve, au chagrin. Mai-68, ce fut pour beaucoup cela, une énorme brèche dans le mur de l’ennui, de la banalité, de la survie, un rêve provisoire mais intensément vécu. Ce qui fait mouvement, c’est la vie qui change, les murs qui reculent, les possibles qui s’ouvrent au quotidien des jours. C’est ce qui se passe sur les ronds-points. Nos « après-manifs », ce sont nos ronds-points, des moments qui modifient intensément, le temps de l’après, nos rapports à la vie et à ce que nous pourrions en faire. Pour ma part, je suis convaincu que là, dans ces « après-manifs » se joue, à notre niveau, un prolongement d’aventure qui donne un sens précis et précisément vécu à ce mouvement, qui est avant tout un mouvement de ré-humanisation des êtres, un mouvement qui défait toutes les certitudes, notamment idéologiques, pour ouvrir l’imaginaire et le laisser trouver ses propres voies. Nos « samedis », pour moi, c’est cela, la perspective répétée d’une double aventure : celle, le jour, de nos corps en marche, de nos joies complices, de nos peurs partagées (et maîtrisées) et celle, au soir, de nos échanges et de nos chaleurs à l’heure où l’imaginaire galope sur des terres de découverte interpersonnelle jusqu’alors non explorées. Le mouvement, c’est ça : un intense besoin de se connaître et de se reconnaître comme êtres humains combattants, au-delà de nos différences d’âge, d’affinité politique, de sexe ou de je ne sais trop quoi. Là, Basile, on est très précisément dans le subjectif, et j’aimerais savoir comment, d’une part, tu as vécu les débuts de ce mouvement et, de l’autre, si tu partages peu ou prou les mêmes impressions que moi sur ce que, dans une deuxième phase, il a modifié dans nos êtres mêmes ?

Basile : Comme toi, j’ai une prédilection naturelle pour la solitude. Celle-ci n’est pas pour moi synonyme d’isolement, bien au contraire. La solitude, parce qu’elle implique les réverbérations chatoyantes d’une conscience réfléchissante et donc ouverte au foisonnement polyphonique du réel, est le plus beau et juste moyen d’être peuplé de l’autre, des autres. D’en accueillir et d’en laisser résonner le plus longtemps et le plus intensément possibles les présences et les langages. Peut-être est-ce notamment pour cela que l’on fait rarement d’expérience aussi profonde de la solitude que lorsque l’on est dans une foule. Cela implique de se mêler à elle, d’engager son corps dans son remous et d’en prendre et le pouls et le rythme. Il est ainsi aisément compréhensible que, à rebours des éditorialistes qui se vantent d’écrire sur un sujet sans en fréquenter la réalité incarnée – ce que d’aucuns appellent le terrain –, je suis convaincu qu’on ne dit rien de vrai ni de sensé sans tenir compte, ne serait-ce que théoriquement, des corps. Il fallait donc voir, écouter, sentir, bref, éprouver. Il y eut aussi cette image télévisée qui me hante encore. Des manifestants attaqués par la police, à l’évidence surpris qu’on les traite avec un tel acharnement, pas particulièrement préparés à la riposte, bref, des gens qui ont tout intérêt à fuir et qui non seulement ne le font pas, mais encore vont au corps-à-corps, à visages découverts. Cela m’a marqué et continue de faire écho en moi parce que je n’avais jamais vu des gens exprimer en acte une telle compréhension du problème de la violence. Tout dans leur attitude indiquait qu’ils ne la jugeaient pas plus souhaitable que glorifiable, mais qu’ils n’en étaient pas moins légitimes à l’exercer parce qu’on ne leur en laissait pas le choix. Ce faisant, parce qu’ils n’étaient pas préparés et agissaient de façon aperte, leur violence dévoilait ainsi la violence originelle et trompeuse du droit et redonnait une certaine clarté à l’idée de justice. Cette image – dialectique au sens de Benjamin, encore lui – a été mon point de départ personnel. C’est par elle que je suis entré dans le mouvement, d’abord en me rendant en manifestation, en observant et en parlant avec les gens que j’y trouvais, en m’entretenant avec toi et un ami photographe les soirs venus, mais aussi en retrouvant, dans l’action, deux de mes plus vieux amis. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, en dépit d’une amitié de presque vingt ans, M., É. et moi, nous n’avions jamais manifesté ensemble et même que, d’une certaine façon, certains de mes engagements avaient créé comme une sorte d’angle mort dans notre relation. Je l’indique parce que l’effet du mouvement sur la réinvention de ces amitiés dit en retour quelque chose de sa nature. Il nous a donné une chance unique de nous redécouvrir comme amis parce que son caractère inouï nous invitait à tout reprendre depuis le début, à apprendre à nouveau ensemble. Et ensemble nous avons partagé ce besoin de savoir et de comprendre qui venait ainsi, par une émouvante confusion, sans ordre et sans dessein, manifester « dans l’hiver et dans la nuit, sous le ciel où rien ne luit »… Or celles et ceux avec qui nous nous entretenions, dont nous parlions après les avoir écoutés tout ouïe, n’avaient rien des brutes fascistoïdes que les médias et le pouvoir se plaisaient à décrire sous les traits de la « foule haineuse ». Pour l’immense majorité d’entre eux, ils étaient à l’image de qui est prêt à prendre un risque en toute conscience. C’était pour la plupart des gens simples et courageux au sens le plus noble du terme, mais aussi, souvent, des gens drôles et généreux, en paroles et en actes, peu arc-boutés sur des préjugés, assez avides de dialogue et aussi très en colère. Ainsi, ce que j’interrogeai d’abord avec distance est devenu quelque chose qui, semaine après semaine, m’interpellait au plus profond, ne cessait de revivifier d’anciennes certitudes, de révoquer des opinions douteuses, et surtout me donnait l’occasion de rencontrer une diversité et une variété extraordinaire de personnes qui invitaient constamment au partage. Certes, il y avait les Champs et le repos élyséens de la bourgeoisie troublé par le crépitement des flammes et par les accents de la colère, mais je n’oublierai pas non plus les longues marches de ces cortèges disparates des premiers actes. Je n’oublierai pas le désordre que nos présences, menaçantes pour certaines, hilares pour d’autres, instillaient dans la triste mécanique des courses de fin d’année où les silhouettes affairées des badauds filaient comme des spectres dans la brume et dans la nuit, ou encore se trouvaient prises au piège des magasins à l’abri desquels elles faisaient une drôle de compagnie aux sinistres mannequins protégés par des grilles précipitamment baissées. Je n’oublierai pas la manière dont la révolte redonnait momentanément vie et mémoire à la ville en même temps qu’elle conférait sens à la vie, non pas en lui donnant contenu et orientation, mais en restituant son urgence à la nécessité d’en repenser et d’en ressaisir collectivement la question. Je n’oublierai pas ce sentiment de participer à un rite de désenvoûtement collectif, prenant conscience que les fantômes – la pseudo-fatalité de la marchandise et du type d’échanges qu’elle induit, mais aussi et surtout le mythe de l’ubiquité et de l’omniscience du pouvoir, si soudainement réfuté par les faits – n’existent que pour ceux qui y croient et qu’il n’est pas pour autant possible, même au plus critique de leur tyrannie, de s’arracher seul à leur emprise. Je n’oublierai pas non plus les après-manifestations dont tu évoques si bien l’intensité – parfois houleuse, mais toujours aimante –, celles et ceux avec qui nous les avons partagées et continuons de les partager, et, au-delà de ces désormais si profondes et si indéfectibles amitiés, la façon dont l’événement, pour le meilleur et parfois aussi pour le pire, a redistribué les cartes de tant de relations soudainement subverties jusqu’à leurs racines mêmes. Comment ne pas penser aussi à toutes ces personnes qui ont payé́ un lourd tribut – dans leur chair ou de leur vie – d’avoir rendu ce bonheur possible ? S’il fallait finalement peu de choses pour que naisse cette opportunité, il fallut beaucoup de monde pour qu’elle devienne réalité qu’aucun mensonge officiel ne saura tout à fait occulter et dont le souvenir a recouvert la ville de mille et une images dont la persistance n’est pas prête de s’estomper… Il me semble, enfin, qu’il y a dans ce mouvement quelque chose d’une germination spontanée autant qu’harmonieuse qui renvoie à l’idée même de l’anarchisme, et je serai curieux, au regard de la longue histoire qui te lie à cette sensibilité, de t’entendre à ce sujet...

Freddy : Je ne crois pas qu’il soit nécessaire, ici, de convoquer les vieilles lunes. Qu’on s’entende bien : elles servent encore, elles devraient servir du moins, à éclairer nos lanternes sur certaines illusions infiniment réactivées pour dénaturer ou canaliser toute montée conjuguée des colères et des révoltes. Mais, sur le fond, et quitte à me fâcher avec quelques vieux amis, je ne pense pas que, par eux-mêmes ou d’eux-mêmes, l’anarchisme et, plus largement, les traditions anti-autoritaires du mouvement ouvrier puissent nous aider à comprendre quelque chose à ce qui se passe sous nos yeux et qui marque, j’en suis pour ma part convaincu, et la fin et le commencement d’une époque. En quoi ? En cela que le retour en force de la question sociale, niée jusqu’à l’obscène par la postmodernité arrogante, voire quelque peu fanatique, de ces trente à quarante dernières années, rebat les cartes sur un territoire largement dévasté où la Classe – cette chose qui n’existait que par sa centralité dans l’appareil productif et par la conscience, syndicale ou sauvage, qu’elle en avait – a définitivement implosé en vol sous les effets répétés du capital. Désormais l’affrontement qui monte vient d’ailleurs, d’une humanité à peine statistisée, ou alors comme surnuméraire, qui veut faire communauté humaine et commencer à vivre comme telle. C’est considérable comme événement, non ? Il faut être borné comme un marxiste ésotérique ou un anarchiste sociétal pour continuer à cultiver son pré-carré sans s’en soucier. La « germination spontanée » dont tu parles l’est-elle vraiment ? J’ai des doutes ; ça couvait ; ça partait dans tous les sens depuis longtemps. Et ça continue dans une certaine mesure, mais cette fois-ci dans le cadre d’un mouvement, c’est-à-dire d’une désatomisation, d’une force collective qui s’affirme jusqu’à maintenant jalouse, très jalouse, de son autonomie et qui se révèle capable de jouer sur divers terrains. « Harmonieuse » ? Là, j’ai plus que des doutes, et heureusement, oserais-je. L’unité des Gilets jaunes naît de leur diversité conflictuelle ; c’est comme ça, et c’est peut-être bien comme ça. Chacun peut entreprendre ce qu’il veut, mais en son nom. Il y a, par ailleurs, chez eux, chez nous tous en fait, un côté sauvage, irréductible, qu’il faut conserver, cultiver, affiner. C’est cela qui déroute, qui fait rupture, qui rend le mouvement difficilement récupérable, qui peut faire contagion, notamment aux bases syndicales en déshérence, laminées. Pour ma part, je vois dans le mouvement des Gilets jaunes un retour d’imaginaire aux meilleurs temps de la « sauvagerie » ouvrière, du séparatisme de classe des origines, mais aussi de la révolte généralisée des ouvriers, surtout jeunes, du Mai rampant italien des années 1970, contre toutes les hiérarchies sociales : en clair, une renaissance de la figure de l’ « ouvrier-voyou ». Au vu de l’ampleur de la répression exercée par la Macronie contre les Gilets jaunes, on peut s’étonner que ce mouvement n’ait pas été réduit en trois mois. Et se poser la question du pourquoi. Tenter d’y répondre est difficile, mais les éléments d’appréciation existent ; ils sont même connus : son côté diffus, multiforme, moléculaire ; son refus systématique et réitéré, non pas de l’organisation – multiples sont les formes d’auto-organisation pour les manifs, pour tenir ou réoccuper des ronds-points, pour faire vivre des assemblées et même des assemblées d’assemblées –, mais de la verticalité de l’organisation ; son détachement de toute forme de réification idéologique ; son goût du jeu, un jeu risqué mais excitant ; ce bonheur que le mouvement éprouve à défier l’État. Alors, c’est vrai, il y a dans tout cela une évidente part d’esprit anarchiste qui s’ignore. De mon point de vue, qui est très hétérodoxe je l’admets, je préfère que les Gilets jaunes s’ignorent « anarchistes » et qu’ils réinventent, au gré des dérives urbaines des samedis ou des occupations « situationnistes » des ronds-points, leurs propres méthodes de désenfumage du mensonge dominant qui, pour le coup, en a pris un sacré pavé sur la tronche. Au point qu’on pourrait dire, sans hésiter, que cette décrédibilisation du pouvoir politico-médiatique est certainement une autre victoire majeure, déjà acquise, du mouvement. La question qui reste ouverte et qu’il faut aborder parce qu’elle nous intéresse tous les deux, c’est celle du rapport parfois étrange, déroutant, de ce mouvement à l’Histoire ; c’est aussi sa manière de s’y inclure, parfois mécaniquement, sans perspective réellement critique, d’y puiser comme dans un fonds de commerce référentiel ce qui pourrait légitimer une filiation : la Révolution française, la Commune beaucoup plus vaguement, la Résistance. Qu’en penses-tu ?

Basile : Je ne suis plus particulièrement cinéphile et je suis loin d’apprécier toute la filmographie d’Alain Resnais, mais je reconnais à celui-ci un certain sens de l’Histoire, comme le montrent des œuvres comme Hiroshima..., Nuit et Brouillard ou encore Muriel. Dans tous ces films, il y a comme une clé de compréhension de la conception que Resnais se faisait du temps historique – à laquelle il semble que Debord ait aussi été sensible. C’est l’image d’une herbe folle qui perce le macadam. On pourrait la percevoir comme un poncif, comme un cliché un peu facile. Et cela aurait certainement été le cas s’il s’était agi d’une image fixe. Or, inscrite dans le jeu du montage, elle acquiert, grâce à la durée, une profondeur remarquable et donne à penser l’étonnant et inquiétant combat que se livrent la pesanteur mortifère de la rationalité économique qui se dépose comme la pâte gluante d’un macadam sur un sol vierge et la persistance « folle » que lui oppose cette touffe d’herbe, de mauvaise herbe, qui parvient, comme par miracle, à refleurir sur ce tombeau. Cette touffe d’herbe folle, il fait peu de doute pour moi qu’elle symbolise la diversité et la résilience, non pas du peuple, mais des peuples, c’est-à-dire qu’en deçà de toute « réification idéologique » l’image (ou l’idée) suggère qu’au moins pour partie la vie d’un peuple intègre, sinon poursuit sur son mode propre, quelque chose de l’histoire de la Nature. Ce « quelque chose », c’est peut-être la « folie » ou l’infra-rationnel qui le constitue. Or, cet élément, imprévisible sans pour autant être discontinu, il me plaît de penser qu’il s’exprime dans la révolte, sinon que c’est la révolte même, sans laquelle le peuple n’en est plus un – le peuple, c’est ceux qui ne veulent pas obéir, dit Machiavel. En ce sens, le mouvement des Gilets jaunes procède bien d’une sorte de germination c’est-à-dire d’un élan qui n’a eu besoin d’aucune intervention extérieure pour s’épanouir. Tu as raison de souligner la « diversité » du mouvement, même s’il est important de préciser qu’elle n’a pas encore pris de tour « conflictuel », si l’on excepte les affrontements entre les membres des groupes « antifas » et ceux de l’extrême droite dans certaines manifestations. Ils furent finalement assez rares et ne concernaient qu’une frange assez minoritaire et périphérique du mouvement. Ainsi, si ce qui définit une harmonie, c’est la manière dont elle confère une certaine unité à une variété hétérogène d’éléments, je pense que le terme n’est pas forcément impropre, surtout lorsqu’on pense à l’importance fédératrice qu’ont eue les chants dans les manifestations. Cela dit, je te donne raison quand tu insistes sur le fait que cette « harmonie » n’a rien de comparable avec la coordination rigide et mécanique des éléments d’un ensemble musical ou des membres d’une armée. Il y a dans ce mouvement une part de sauvagerie, une créativité et un certain génie pour l’impromptu et l’improvisation dont il est essentiel qu’il ne perde pas le sens, car c’est cela même qui confère au mouvement l’espérance qui lui est propre. C’est aussi sous cet angle qu’il faut apprécier le rapport de ce mouvement à l’Histoire. Bien sûr, il peut sembler manquer de distance critique, être un peu trop cocardier et quelque peu approximatif à l’image de ce graffiti tagué à l’entrée du Sacré-Cœur qui situait la commune de Paris en 1781 ou encore de ces références parfois lourdingues au régime nazi, mais, comme tu le dis, il y a bien en son sein une quête de références légitimantes, une volonté d’opposer à l’idéologie froide de l’État la force et la vie d’une histoire dont les Gilets jaunes pensent – assez justement – qu’elle appartient avant tout au peuple. Il y a certes beaucoup de naïveté là-dedans, mais j’y vois surtout, pour ma part, un assez juste retour des choses après tant de réécritures opportunistes de l’Histoire. Ainsi, tout se passe comme si les Gilets jaunes s’étaient souvenus, par exemple, de la manière abjecte dont Sarkozy s’était approprié́ la référence à Guy Môquet et à la Résistance. Or, la Résistance, ce n’est certainement pas l’histoire d’un opportuniste arriviste sarkoziste un soir de tournoi de rugby ou d’un footix macronien un soir de finale de coupe du monde de football, mais bien celle, pas si lointaine et souvent tragique, des aïeux de celles et ceux qui se sont légitimement emparés de sa référence et ont trouvé en elle le courage de descendre dans la rue. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter que ce mouvement fasse resurgir l’Histoire (et « l’historicisme ») de l’oubli où on l’a savamment reléguée – « historicisme » que Karl Popper qualifiait de « misère », « histoire » que le libéralisme et la pensée post-moderne s’imaginent achevée ou dépassée dans le « règne sans fin du capitalisme ». On peut ainsi espérer que les Gilets jaunes ont mis fin à une période où l’Histoire était devenue objet majeur de mépris, mépris dont le discours macronien est le dernier avatar quand il préfère la référence mythique – Jupiter – à la référence historique ou quand, se référant à l’Histoire réelle, il s’ingénie systématiquement à la vider de sa substance populaire au profit d’un imaginaire royal et absolutiste qui semble très en vogue chez tous les arrivistes de notre époque, lesquels enlaidissent jusqu’au vulgaire une référence qui n’avait pas besoin de tant, comme on a pu le voir à l’occasion du dîner d’anniversaire – organisé en costumes d’époque dans une Galerie des glaces privatisée pour l’occasion – de l’ancien PDG de Nissan, Carlos Ghosn. En fait, le mouvement des Gilets jaunes se préoccupe moins de rapport à l’Histoire que d’inventer collectivement un imaginaire historique qui repense le peuple en sujet acteur de l’Histoire. On est donc davantage du côté du mythe que de l’Histoire au sens où celle-ci est un discours critique. La référence produit ainsi un effet galvanisant et confère à beaucoup de ses participants un profond sentiment de légitimité, celle-là même qui donne la force de se confronter à la police et à l’armée dans des proportions jusque-là inédites depuis longtemps. À titre personnel, j’étais, par exemple, dans un premier temps, méfiant lorsque j’entendais chanter La Marseillaise. Je sais le grégarisme que favorise tout symbole national ; je sais que cela participe largement d’une mythification historique généralement employée à l’avantage de ceux qui gouvernent. Or, je me suis vite aperçu que, dans le contexte de ce mouvement, ce chant retrouvait de sa vigueur révolutionnaire, d’autant qu’il était le plus souvent chanté à la face des flics pour se donner du courage. Pour ma part, je pense que, dans de telles circonstances, le courage a plus à voir avec le sentiment d’une légitimité collective qu’avec une componction personnelle, un trait de caractère. Personne n’est capable de se donner à lui-même une légitimité. La référence historique a donc été un moyen collectif et spontané de répondre à ce problème. Pour le dire très franchement, tu as beau être un ancien boxeur professionnel, si tu ne sens pas en et autour de toi cette légitimité que confèrent le sens de l’histoire et celui de la justice, il y a des actions dont personne n’est capable, à moins d’être préparé, cagoulé et couvert par un itinéraire de fuite préalablement repéré. Donc, pour mythifiant que soit ce rapport à l’Histoire, il participe de cette intelligence dialectique déroutante qui fait le génie de ce mouvement. Ainsi, il me semble qu’il faudrait distinguer entre l’Histoire et la manière dont l’imaginaire collectif se réapproprie l’Histoire pour avoir le courage d’écrire la sienne propre. Mais, toi, qui a une formation et une sensibilité à l’histoire bien plus approfondies que la mienne, tu dois avoir beaucoup à dire sur ce sujet ? Aussi, suis-je très curieux de t’entendre.

Freddy : Il faut peut-être commencer par se demander en quoi ce mouvement des Gilets jaunes s’inscrit dans notre rapport à l’histoire, et même à notre propre histoire, comment il corrèle avec le projet d’émancipation et la part de rêve que nous portons. Et, là encore, il faudrait faire appel à nos subjectivités pour comprendre ce qui s’est joué de propre, de singulier, dans cette forme d’adhésion spontanée que nous avons accordée à ce mouvement. Au fond, j’aurais tendance à dire que, pour la première fois depuis longtemps, très longtemps pour moi, un mouvement social de belle ampleur, hors cadres connus, m’a mis comme en état d’urgence, d’imminence pour le moins. Personnellement, je veux dire. À partir du moment, et ce fut mon cas, où l’on ne percevait pas cette mise en branle comme une étrangeté ou un danger, mais au contraire comme une immense chance, il fallait nécessairement faire lien de connivence et de complicité actives avec ce retour d’histoire. Quand je dis retour d’histoire, j’entends par là que, si l’on y réfléchit bien, tous les grands mouvements sociaux à caractère de classe de ce presque demi-siècle français – et ils furent nombreux – avaient finalement quelque chose de convenu, de prévisible. Par leur organisation même, par les forces qu’ils mobilisaient, par leur inscription dans un cadre syndical obligé puisque la négociation était leur seul horizon. Ce retour d’histoire, c’est un retour objectif, par intuition dirais-je, aux origines de la confrontation sociale. L’intuition, elle tient à la conviction, absolument justifiée, qu’aucune forme de résistance sociale n’est désormais possible, vu l’arrogance de l’oligarchie dominante, qui s’abstienne de pratiquer l’action directe – c’est-à-dire l’action directement exercée par celles et ceux qui la décident en commun. Or, sans être capable de le théoriser, sans même le savoir le plus souvent, par intuition donc, le mouvement des Gilets jaunes s’est, de lui-même et très rapidement, mis dans cette perspective, la seule qui méritait d’être retenue : la réinvention de l’action directe. Et il s’y est mis sans limite de temps. Avec, certes, l’espérance que cette perspective serait rapidement adoptée par d’autres, mais surtout avec ce bonheur tout à fait singulier qu’on éprouve à recréer une espérance – un « espoir concret », disait Ernst Bloch –, celle qui naît de la peur qu’on instille dans le camp de l’ennemi. Et, non seulement, l’ennemi eut peur, mais tout laisse à penser qu’il n’est toujours pas rassuré. Or ce changement de paradigme par retour d’histoire ouvre évidemment sur une promesse : celle de voir se généraliser, et les raisons ne manquent pas, l’inspiration première des Gilets jaunes, à savoir leur prédisposition évidente au débordement. En clair, la perspective est ouverte pour celles et ceux qui veulent au moins tenter d’en finir avec la logique des défaites en pensant des stratégies de convergence et de dépassement. J’ai un exemple qui vaut ce qu’il vaut. Lors d’une manifestation syndicale nationale des cheminots à Paris, le 4 juin dernier, un groupe compact et nourri de cégétistes défila sans autre signe distinctif qu’un gilet jaune. À ceux qui leur posaient la question du pourquoi ce changement de couleur, la réponse ne se faisait pas attendre : « Pour que les directions syndicales comprennent qu’il faut changer radicalement de méthode. » En clair, c’était là un message à usage interne. On ne sait pas ce qui couve sous l’évidente difficulté à faire converger des luttes que tout devrait faire converger. Mon hypothèse, c’est que l’identité syndicale de lutte est en crise réelle, et probablement terminale, mais qu’elle résiste encore, culturellement, et pas seulement dans les instances bureaucratiques de ses organisations, à admettre son inadéquation. Il n’est évidemment pas question ici de jeter la pierre aux militants syndicaux qui, au quotidien, fournissent souvent un effort exemplaire, mais de constater que, comme la forme partidaire, la forme syndicale est probablement devenue obsolète, même si elle résiste encore à l’admettre. En ce sens, l’irruption sauvage des Gilets jaunes sur la scène de l’histoire sociale pourrait permettre de lui offrir une nouvelle voie : renouer avec une très ancienne tradition ouvrière de radicalité assumée dont le seul mot d’ordre était de déposséder les possédants.

Si « l’Histoire n’est que le revers de la tenue des maîtres », comme disait René Char, elle est à la fois la marque des vainqueurs, leur livrée sanglante, et la preuve que, en tout temps et en tous lieux, aucun pouvoir n’a jamais reculé devant la « foule haineuse » par morale, mais par peur. Partant de cette vision, c’est bien au revers qu’il faut s’en prendre, à cette Histoire que le pouvoir, quelle que soit sa nature, transforme, selon les cas, en vérité de pouvoir ou en objet d’oubli. Tout mouvement social à devenir révolutionnaire, même balbutiant, est naturellement, spontanément, confronté à l’histoire des anciens combats, vaincus d’avoir été perdus ou d’avoir été gagnés. Car il est des victoires, on le sait désormais, qui sont pires que les défaites. Parce que, victorieuses, elles peuvent corrompre jusqu’à l’idée même d’émancipation. On évitera les exemples, mais on sait qu’ils sont légion. Cette question de l’Histoire n’est donc jamais vaine. À un moment ou à un autre, elle surgit de la multitude en mouvement comme une nécessité intérieure, comme un besoin de se situer dans une continuité qui fasse socle symbolique à partir duquel on peut se projeter. Pendant longtemps, ce tremplin référentiel fut l’affaire des « sachants », comme on dit. Il y en avait de diverses sortes : des qui, par diplôme, et parfois par mérite, avaient acquis une certaine réputation comme historiens et des qui, se pensant comme avant-garde d’un peuple nécessairement ignorant, se chargeaient, par mission et par intérêt, de lui mâcher la besogne en le fournissant en repères. Il est possible, j’en conviens, que je caricature un peu, mais l’important n’est pas là. L’important, c’est que la nouveauté à laquelle nous nous sommes confrontés, dès ses balbutiements, avec ce mouvement des Gilets jaunes, tient au fait que la scène intellectuelle – celle qui a accès, disons, aux pages débats d’un quotidien anciennement dit « de référence » et aux plateaux ou tribunes du spectacle – s’est globalement montrée d’une déconcertante incapacité à déchiffrer, ne serait-ce que minimalement, un soulèvement auquel visiblement elle ne comprenait, ne pouvait ou ne voulait rien comprendre. Ainsi, alors que Paris brûlait et que, de manifs en ronds-points, le pays tout entier s’embrasait à belle vitesse dans l’hiver, les experts en histoire (sociale) se demandaient s’il s’agissait là d’une jacquerie, d’une forme de « populisme » non répertorié (mais probablement de droite extrême), d’un hoquet moyenâgeux, d’une révolte conservatrice et, au moins pire, d’un revival de juin 1848. Là encore je caricature un peu, mais vu ce qu’on a subi de la part de l’expertise supposée, je m’en accorde la permission, ça soulage. La nouveauté, cela dit, est indéniable. Et elle pourrait s’énoncer ainsi : l’insignifiance universitaire n’a probablement jamais été si pleinement signifiante de son néant qu’en ce début de mouvement des Gilets jaunes. Et comme, parallèlement, le « savoir » journalistique nous a fourni très vite toutes les preuves de sa définitive ignominie et que les « avant-gardes » résiduelles de la culturelle « gauche de la gauche » hésitèrent longtemps entre BFM et les Champs-É., les Gilets jaunes ont bien dû se faire une raison et se chercher eux-mêmes des ancêtres fréquentables. Pendant longtemps, le must, ce fut indiscutablement le sans-culotte de 89 et, plus encore, picturalement, La Liberté guidant le peuple, même si la peinture de Delacroix date de 1830. L’autre référence de base qu’on retrouve souvent dans les manifs du samedi, de nature plus clairement mémorielle celle-là, c’est la Résistance, souvent assimilée à une figure de héros familial. J’y vois, pour ma part, une forme de réappropriation d’histoire et une fidélité à l’attitude de refus. La référence à la Commune vint plus tard, vers le printemps, quand, l’Ouest parisien nous étant interdit, les samedis jaunes se déplacèrent vers l’Est. C’est un samedi d’avril où la manif longeait, boulevard de Ménilmontant, les hauts murs du Père-Lachaise, que j’ai entendu pour la première fois monter du cortège des cris en l’honneur des communards. « À nos frères communards ! », plus précisément. Je me souviens encore que, le samedi 28 avril, alors que la manif devait partir du métro Père-Lachaise, la mise en route fut retardée parce qu’il fallut attendre une grosse moitié des participants, provinciaux pour la plupart, qui avaient décidé d’aller déposer des fleurs au mur des Fédérés. Je m’en souviens d’autant que je me suis demandé comment les Gilets jaunes avaient pu, d’un coup, intégrer à leur imaginaire, même confusément comme ton exemple de date le prouve, cette référence si particulière, si forte symboliquement, et que je me suis dit que là était peut-être la preuve que nous étions en présence d’un mouvement digne de ce nom, c’est-à-dire capable d’ouvrir son champ référentiel aux éclairs les plus brillants de l’histoire des vaincus.

Basile : Pour approfondir et peut-être conclure sur cette question de l’Histoire, je pense qu’il n’est pas exagéré d’avancer qu’une des richesses et des beautés de l’événement – pour lequel tu emploies l’opportune expression de « retour d’histoire » – réside dans la manière dont il agit rétroactivement sur celle-ci et lui restitue quelque chose d’une authenticité qui tend à s’estomper dans les livres et dans les idéologies. Cela tient, comme nous l’avons pointé, à son caractère imprévisible, à son opiniâtre et radicale horizontalité, au sens jaloux de son indépendance, à tout ce qui a contribué à rendre ce mouvement déroutant pour nous tous. Tu as évoqué, au cours de notre conversation, la notion de risque au sujet de l’engagement physique que requiert la présence dans ces manifestations. Mais il y a aussi, je pense, une autre prise de risque, inédite, dans le jugement que l’on porte sur l’événement. C’est bien son caractère unique et inouï qui lui confère sa dimension proprement historique. Et c’est aussi dans la tension qui naît de cette prise de risque que s’instaure un rapport revivifié à la mémoire, une manière active d’apercevoir en un éclair les traces de l’Histoire passée en trébuchant hasardeusement et heureusement sur les pavés de l’Histoire qui se fait au présent. Ce coup d’œil rétrospectif, c’est notre manière de retrouver et d’embrasser, dans la force si vive du souvenir du passé, ses fulgurances et ses contradictions. Comme l’illustrent les dos de gilets jaunes, ce regard décline un nombre indéfini de constellations possibles. Pour ceux qui, comme toi, ont une connaissance précise – mais aussi affective – de l’histoire du mouvement ouvrier, la constellation rétrospective tient d’une sorte de remontée dans le temps, des Gilets jaunes au Front populaire, et bien en deçà, mais aussi d’une invitation, d’une incitation même, à regarder l’époque comme un moment d’achèvement et de dépassement d’une histoire des trahisons des élites syndicales et politiciennes. Le jeu de mot est facile, mais ce mouvement invite à le réfléchir très sérieusement. Je m’explique : jusqu’ici, et précisément parce que le mouvement social était dominé par l’organisation ouvrière et la spécificité de son rapport à la stratégie, les pauvres ont le plus souvent perdu de n’avoir pas trouvé le moyen de ne pas finir une grève. Par bien des aspects, c’est une des contradictions qui a traversé jusqu’au tragique le mouvement de mai 68. Grâce aux Gilets jaunes, ce moyen est désormais trouvé ou, en quelques façons, retrouvé : il suffit de ne pas commencer – par – la grève. Ce qui, bien évidemment, ne signifie pas qu’il ne faille pas poursuivre aussi par celle-ci, quand bien même elle aurait perdu sa centralité.

Le caractère historique de l’événement se mesure donc à la « révolution copernicienne » qu’il permet d’opérer, c’est-à-dire à la façon dont il ouvre la possibilité de relire le passé à la lumière du présent plutôt que le contraire. Au-delà des dates, au-delà des slogans et des références, je pense que c’est aussi à la lumière de cette « heureuse impureté » du mouvement que tu évoquais. Pourquoi ? Non pas pour fermer les yeux ou feindre d’ignorer qu’il y a eu – et qu’il y a encore –, dans ses manifestations, des personnes et des engagements qu’aucun libertaire ne peut raisonnablement cautionner, mais pour saisir en quoi, dans les circonstances qui sont actuellement les nôtres, cette présence n’est pas précisément le problème. Dans le déroulé de l’action et dans l’urgence objective de celle-ci, les subjectivités se dépassent en même temps que les clivages qui les tenaient artificiellement séparées, si pris et fixés qu’ils étaient dans la glu des idéologies. Ce n’est pas là poésie à la petite semaine, mais tentative de porter une attention soucieuse aux subjectivités et aux actes que pose le mouvement en cours. J’y vois, pour ma part, la seule manière permettant de comprendre, de l’intérieur, ce qu’il a pu, par exemple, en être de moments historiques aussi importants que la Commune de Paris ou de la révolution espagnole de 36. Contrairement à ce que laissent entendre les constructions rétrospectives, aucun de ces moments n’a été « pur », et c’est précisément ce qui fait leur force d’évocation et leur pouvoir de séduction. Ainsi l’action réfute d’elle-même ce que les idéologies – quelles qu’elles soient – ont de mensonger.

Freddy : Aucun mouvement de nature révolutionnaire n’est jamais « pur ». Il naît toujours d’un déchaînement de passions qui, soudainement, opère, sans qu’on sache expliquer pourquoi, ni de l’intérieur ni de l’extérieur. Il surgit de nulle part et va on ne sait où. Ce qu’on sait, c’est qu’il va, et plutôt d’un pas alerte. En cela, le mouvement des Gilets jaunes est réellement un retour d’histoire, et probablement de l’Histoire. Ce qui est « pur », en revanche, intrinsèquement pur pourrait-on dire, c’est la contre-révolution interne que ce type de mouvement insaisissable peut favoriser en son sein. Par un abandon progressif de ses capacités d’autonomie ou par une sorte de délégation de sa propre violence. Il y a deux points qui mériteraient, je crois, qu’on s’y arrête, même à la marge. Le premier a trait aux hésitations des libertaires quant à la catégorisation de ce mouvement « impur », mais aussi aux interventions musclées des « antifas » qui n’acceptaient de le concevoir que nettoyé de toute impureté « fasciste ». Le second point a trait au fait que ce mouvement n’a pas cru un seul instant qu’il pouvait tirer le moindre intérêt collectif à s’investir dans la dynamique partidaire des élections européennes, ce qui est plutôt sain. Qu’en penses-tu ?

Basile : Les résultats des élections attestent que les deux partis dominants – celui du totalitarisme néolibéral et celui de la réaction nationale-populiste –, qui avaient a priori le plus à gagner de ce moment, ont stagné. Le parti le plus généralement et caricaturalement associé à ce que la novlangue du temps appelle, avec une très douteuse complaisance, « les heures les plus sombres de notre histoire », a même régressé par rapport aux dernières élections du même type. Pourquoi ? Parce qu’à mesure que l’action des Gilets jaunes est montée en intensité, notamment dans l’affrontement avec les forces de l’ordre, il est apparu de plus en plus clairement que ce parti national-populiste était, naturellement, lui aussi, du côté de cet ordre politique et policier dans lequel il tient une fonction spectaculaire à laquelle il doit finalement tout son succès. Ainsi la menace de son influence, très exagérée par les médias et l’oligarchie à laquelle ils appartiennent, et la crainte de son entreprise de récupération, très présente chez les gauchistes – et plus particulièrement chez les libertaires en version « antifas » – se sont évanouies en même temps, il est vrai, que ces gens qui prétendaient négocier, en tant que services d’ordre, les parcours des manifestations parisiennes. À mon sens, ceux qui s’attribuent, injustement et de façon fantasmée, le mérite d’avoir épuré les manifestations des « fascistes », sont dans l’outrance comme ils étaient dans la survalorisation de leur rôle. La question demeure cela dit posée : soit ces libertaires et autres ultragauches avaient raison de percevoir ce mouvement comme authentiquement fasciste, auquel cas il fallait le combattre le plus conséquemment possible ; soit ils avaient raison de convenir que telle n’était pas sa nature, et alors il fallait s’y engager le plus sincèrement possible, en s’intégrant à la propre dynamique – plutôt généreuse – des Gilets jaunes plutôt que d’y intervenir en grotesques commissaires politiques ou en jouant aux justiciers italianisant de l’antifascisme. C’est pourtant ce qu’ont fait – et font encore – certains super-activistes dopés au désormais célèbre mais creux slogan « Siamo tutti antifascisti ». Où sont les fascistes ainsi provoqués et comprennent-ils l’italien ? Cela est difficile à affirmer en l’état, mais je crains parfois qu’une partie de ceux qui auraient pu adhérer au mouvement s’en soient détournés précisément à cause de ce type de fantasmes identitaires qui encouragent souvent des comportements d’une agressivité aveugle et parfois très autoritaire. Il me semble d’ailleurs que, je ne sais plus à quelle occasion, l’un de ces énergumènes t’a traité de « fasciste » parce que tu lui faisais remarquer que son héroïque action empêchait une mère et sa poussette de poursuivre la manifestation... Bref, heureusement, leur constante vigilance dogmatique n’est pas parvenue, malgré les efforts de leurs porte-voix, à subvertir le souvenir de ce prime élan hétérogène, carnavalesque et dialectique dont les bigarrures et le bon sens furent la condition de la réinvention d’une figure tangible et séduisante de l’utopie. Il y a là, comme un résidu au fond d’une éprouvette, un élément et un désir à penser et repenser en deçà de toutes fixations idéologiques. Pour le dire peut-être trop abstraitement : ce qui fait la richesse d’une expérience ne tient pas à la raréfaction – ou à la suppression – des médiations par lesquelles il faut en passer pour constituer la trame d’un moment authentiquement vécu au profit du choc compulsif d’une jouissance précoce, mais bien par leur foisonnement et au plaisir qu’on prend au processus de leur découverte.

Freddy : Si le temps n’est pas au bilan, le recul qu’on a désormais permet, je crois, de tenter une esquisse d’analyse sur les formes d’organisation dont ce mouvement des Gilets jaunes se dota spontanément. Le rond-point fut indiscutablement sa structure de base. Avant même les manifs, avant même le 17 novembre, certains ronds-points étaient déjà occupés. C’est de là que vint la dynamique, et c’est à partir de là qu’elle s’amplifia. Sans consigne, sans rien, par la seule intelligence collective du mouvement, on s’est mis à bloquer les ronds-points, et par là-même les flux. Puis vint le temps de la construction des cabanes, et, là, le rond-point devint la forme concrète de la non-séparation. On y faisait ensemble action et communauté. On occupait des non-lieux de non-vie marchande pour en faire des lieux de vie par excellence. C’est extraordinaire, ça, d’un point de vue symbolique ! Pour beaucoup de Gilets jaunes, le rond-point devint alors une sorte d’espace magique. On s’y retrouvait, on s’y activait, on y échangeait, on y apprenait, on s’engueulait, on s’auto-organisait, on se fédérait, on existait, on vivait, on s’aimait. Le pouvoir a tout de suite compris le risque de contagion qu’il y aurait à ne pas enrayer au plus vite cette énergie proprement renversante. Et il a tapé vite et fort. Et il continue de taper chaque fois qu’un rond-point est réoccupé ; c’est arrivé encore récemment. L’Assemblée – avec majuscule, c’est-à-dire désignant la forme en soi – est venue après le rond-point, le plus souvent par défaut et dans des lieux octroyés par des municipalités ou par des propriétaires privés. Des assemblées, il y en avait sur les ronds-points, mais non fétichisées, pratiques, décidant de modalités d’occupation ou d’action. Le passage de la démocratie directe des ronds-points à celle des assemblées ne fut pas décidé, choisi ; il ne sonna pas comme un saut qualitatif, mais plutôt comme un repli devant la répression. Et de fait, il provoqua une sorte de crise dans le mouvement, un retour de méfiance. Le rond-point, c’est un espace où l’on bouge ; l’assemblée générale, c’est un lieu où l’on parle, mais aussi où la parole se désincarne, se privatise, se contrôle, devient raison d’être et non de faire. Bien sûr, l’ « assemblée des assemblées » de Commercy, en janvier, sonna, surtout chez les libertaires, chez nous donc, comme une excellente nouvelle. On y vit l’acmé d’un mouvement en quête de sens, et le trouvant enfin. Mais c’était aussi, et peut-être plus encore, le retour de l’esprit de Nuit debout, de son formalisme, de sa manie délibérative, de sa gestuelle, de sa quête du consensus – ou de son apparence –, que confirmèrent assez largement les « assemblées des assemblées » qui suivirent, à Saint-Nazaire en avril et à Montceau-les-Mines en juin. Tout cela mis bout à bout, analysé dans son contexte, apprécié avec de la distance, atteste pourtant de l’extrême vitalité de ce mouvement. Dans le fond et dans la forme, depuis le début, et malgré la terrible répression d’État qu’il subit, il invente et il s’invente. En demeurant sauvage (au sens où les grèves pouvaient l’être quand elles se passaient d’autorisation), inattendu, pluriel, imprévisible, mais aussi en pratiquant la diversité tactique. Et c’est précisément parce qu’il est comme il est que ce mouvement fait peuple au sens le plus vrai du terme : peuple en action et ingouvernable. C’est, par ailleurs, l’une des singularités évidentes de ce mouvement des Gilets jaunes que d’avoir démontré qu’on ne peut entrer en conjonction réelle qu’à partir de disjonctions, de sensibilités différentes, qui, mises en situation et agencées sur de nouvelles bases, opèrent, précisément parce qu’elles sont à tout point de vue diverses, un dépassement continu, dans l’action, de leurs aspirations premières. Non pas pour s’unifier (comme si l’unité était, en soi, un gage de réussite), mais pour faire cause commune chaque fois que la cause le mérite. L’exemple même de cette unité d’un moment, d’une situation, c’est l’acte XVIII parisien, le 16 mars, sur les Champs. Là, la communauté était réelle, quel que fût le jugement que chaque manifestant pris individuellement pouvait avoir, avant le mouvement, sur l’utilisation de la violence, sur le pillage, sur l’émeute. Là, dans le feu de l’action, l’émeute redevint ce qu’elle a toujours été : une forme d’exacerbation politique élémentaire, de pratique spontanée dont les pauvres se saisissent quand l’opportunité se présente. J’y vois pour ma part une manière de retrait actif du jeu de la fausse paix sociale, une transgression assumée du mensonge dominant, une entrée en guerre symbolique – symbolique, je dis bien. C’est d’ailleurs comme ça depuis que le monde existe. Il faut être journaliste à BFM pour l’ignorer. Si le mot « émeute » revient, et il revient régulièrement depuis quelques années pour caractériser des situations de tension, ce n’est pas tant parce que l’idée blanquiste d’insurrection aurait gagné en adhésion, mais plutôt parce que l’impasse politique dans laquelle est plongé ce monde réactive de facto les formes les plus anciennes de résistance active à l’humiliation sociale et, par ricochet, la joie qu’on peut ressentir, en y étant, à voir monter des incendies. Au fond, l’aspiration des Gilets jaunes à devenir une sorte de communauté d’égaux désencombrée de toute appartenance idéologique apparemment unifiante a beaucoup contribué à les faire renouer, comme peuple en action, avec cet imaginaire.

Basile : Pour le coup, je te trouve un peu dur au sujet des « assemblées des assemblées ». Il est vrai qu’elles ont tôt fait de montrer leurs limites, mais je ne pense pas qu’on puisse leur faire porter la responsabilité d’une « crise du mouvement », mais plus simplement celle d’une déception – et tout particulièrement en milieu libertaire. Une déception riche d’enseignement, toutefois. Ainsi, il est clair que lorsque cette initiative a surgi à l’appel du rond-point de Commercy, elle ne pouvait pas ne pas bénéficier d’un préjugé favorable pour celles et ceux qui ont quelques affinités avec la tradition conseilliste. Elle renvoyait à une idée d’auto-organisation dont d’aucuns ont pu penser qu’elle n’était pas suffisamment structurée ou revendiquée sur les ronds-points. On pouvait aussi attendre d’elle le passage à un nouveau moment ou à une nouvelle dynamique du mouvement, qui – et là je te suis – n’a pas eu lieu, en tout cas, pas par elles. Enfin, on pouvait espérer d’elle l’émergence d’une parole et d’un discours à la fois inédit et plus clair – pour ma part j’eusse souhaité que ce discours prenne la forme d’une charte définissant les grands principes de l’éthique des ronds-points, c’est-à-dire les conditions matérielles et morales minimales auxquelles on reconnaît un Gilet jaune – tant il est vrai que les Gilets jaunes dialoguent beaucoup, mais laissent peu de synthèses de ce dont ils discutent. Tout ceci n’a pas eu lieu et les membres du site « Lieux communs » ne se sont pas trompés qui, dans la semaine qui suivit la première « assemblée des assemblées », à Commercy, publiait un article intitulé : « Putsch gauchiste à Commercy ». Tu décris bien le fétichisme stérile dont cette forme peut être l’objet. Comme « Lieux communs » a pu le faire, il faut aussi noter que cette forme d’organisation favorise naturellement des gens jouissant d’une certaine expérience qui les rend également capables de l’employer pour faire dire à l’ « Assemblée » ce qui leur convient. Ainsi, le texte conclusif de la première « assemblée des assemblées » sonnait quelque peu faux, au moins dissonant, en regard de ce que le mouvement avait proposé durant ses premières semaines d’existence. On peut même dire qu’il le faisait régresser vers des impasses qu’il avait justement dépassées. Certes…

En dépit de tout cela, je ne crois pas qu’il soit juste de dire que ces assemblées aient été facteurs ou expressions d’une crise du mouvement, ou encore une réponse à la répression dont celui-ci faisait l’objet sur les ronds-points. D’abord parce que l’idée même d’une unité du multiple que porte l’expression « assemblée des assemblées » indique bien qu’il ne s’agissait pas de résoudre ou de prendre en charge les problèmes que la répression posait sur un plan local, pas plus qu’il ne s’agissait de trouver un refuge à l’abri de celle-ci, mais plutôt – et de façon certainement prématurée – de se projeter vers un autre niveau d’organisation. Un tel appel est ainsi en profonde cohérence avec le rapport du mouvement à la question du droit, à la réalisation immédiate de l’utopie et à l’esprit prérévolutionnaire des cahiers de doléances. Sous cet angle, je crois plutôt que ce projet des assemblées aura échoué d’avoir anticipé sur des besoins qui n’existaient pas encore et auxquels il ne pouvait donc pas apporter de réponses satisfaisantes. Il y a donc eu une erreur de diagnostic certainement due à l’enthousiasme des premières semaines. Contrairement à ce qu’ont pu penser les initiateurs de l’ « assemblée des assemblées », et moi avec, le mouvement n’était pas encore suffisamment implanté sur ses propres bases locales pour avoir besoin d’un tel outil national. Et c’est pourquoi ces assemblées ont tourné un peu à vide, c’est-à-dire sans substance réelle, sans véritable matière en fusion à travailler ici et maintenant comme on le faisait, justement, sur les ronds-points. Il reste qu’il s’agit là d’une tentative riche d’utopie concrète et d’enseignements. Notamment parce qu’elle témoigne de nombreuses contradictions internes encore irrésolues et qu’elle jette une lumière nette sur les contradictions que le mouvement est parvenu à déjouer. C’est particulièrement vrai de la tension et de l’articulation entre l’action directe – dont tu as dit des choses décisives – et l’inclinaison très prononcée de ce mouvement pour la forme et le souci du droit sans lesquels il n’y aurait certainement pas eu ce sentiment de légitimité si nécessaire à la constitution d’une force collective. On voit bien, en effet, comment, dans un premier temps, ces deux contraires ont pu se concilier ; on peut même penser que, dans un second temps, la question du droit ne pourra plus rester lettre morte et devra trouver comment passer du slogan au réel. Or si un tel passage est possible, c’est certainement dans le cadre d’une assemblée des assemblées qu’il pourrait se réaliser. Il en va de même de la tension entre le désir ardent d’une relation politique en face-à-face et une certaine culture de la représentation qui renouvelle, à mon sens, de façon pour le moment aporétique, le modèle de la volonté générale (comme l’a très justement analysé un article – « Nos amitiés révolutionnaires contre la volonté générale » – repris sur le site « À contretemps »). Beaucoup de Gilets jaunes pensent avoir trouvé la solution – à mon sens partielle, sinon illusoire – dans la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) : comment concilier ces deux aspects si évidemment antagonistes et quelle médiation pour y parvenir ? À nouveau, l’assemblée des assemblées est certainement une médiation qui pourrait prolonger la relation de face-à-face à une autre échelle si elle parvenait à déjouer l’inertie et les pesanteurs d’une observance trop scrupuleuse des règles et à trouver une alternative à la volonté générale. Enfin, et quoi qu’on pense de ses contradictions, la forme-assemblée a, à mon sens, le mérite, de reprendre, de creuser et de penser ce que les Gilets jaunes ont unanimement compris, à savoir que les souffrances qu’ils ressentent et subissent sont le résultat d’une absence toujours plus béante de médiations – État, justice, contre-pouvoirs forts et réels – entre les individus et le marché, dont la logique, absurde, corrompt toujours davantage tous les aspects de leurs existences. Sachant que ces médiations peuvent aussi, sous un angle inversé, être tenues pour des relais de l’influence du marché, et qu’il est illusoire de penser qu’on pourrait les détruire purement et simplement, comment en faire des moyens efficaces de la destruction du marché dans sa forme capitaliste ? Il y a un début de réponse claire dans ce mouvement et il a pour nom « le peuple » qui est la seule entité à pouvoir protéger justement les individus contre les puissances abstraites de l’État et de l’argent. Et cela, il revient aux assemblées des assemblées, tout particulièrement à celle de Commercy et à celles et ceux qui sont à son initiative, d’en avoir rendu l’idée plus claire et plus explicite qu’elle ne l’avait été depuis très longtemps. Ainsi, s’il y avait eu un avant et un après-Commercy, en positif comme en négatif, on eût pu parler de « crise », mais il me semble que ce n’est tout simplement pas le cas. Bref, je ne crois pas qu’il faille condamner ces assemblées, mais simplement y reconnaître une forme d’expérimentation. On peut la juger décevante – comme c’est clairement mon cas – tout en pensant que, pour cette raison même, elle n’en est que plus instructive. Autrement dit, bien que prématurée, elle n’en devait pas moins être tentée.

Freddy : Ce qui m’intéresse, pour ce qui me concerne, ce n’est pas de savoir si cette expérience fut « prématurée », voire « décevante », mais de noter que ce projet – éminemment constructif pour le coup – des « assemblées des assemblées » relève d’une logique qui cadre assez mal avec celle, totalement improvisée, d’un mouvement dont la principale singularité est précisément d’être inventif dans les formes de structuration provisoires et évolutives qu’il se donne – le plus souvent, j’insiste sur ce point, en fonction du niveau de répression qu’il subit. Même si, en tant que libertaire et précisément pour cela, ce projet m’a vivement intéressé, du moins à ses origines, je m’en tiens à constater que son inspiration ne vient pas du mouvement lui-même, mais de sa couche la plus conscientisée, et donc la plus réceptive à d’anciennes références qui vont du conseillisme, comme tu le notes toi-même, au municipalisme libertaire – surtout – en passant par les différentes déclinaisons du gauchisme postmodernisé. Je ne pense pas que, sur le fond, nous soyons très éloignés dans l’analyse.

Ton approche de la question du droit, des médiations et de la revendication du RIC, assez généralisée en effet chez les Gilets jaunes, m’incite à compléter, sur une autre voie, ton argumentaire. Si nous partons de l’idée, fondée sur l’observation, que ce mouvement est dialectique, c’est-à-dire capable d’assumer et de dépasser ses propres contradictions, il n’est nulle raison, sauf à être avant-gardiste, de lui fixer des limites de discussion, de lui attribuer des bons et des mauvais points en fonction de ce qu’il discute. Illusoire ou pas, ce penchant jaune pour le RIC me semble constituer une bonne illustration de ce que je disais précédemment des « assemblées des assemblées ». Tu n’as pas manqué de remarquer que les « maîtres sachant » tardivement ralliés au mouvement continuent de penser, comme les léninistes qu’ils n’ont jamais cessé d’être, que les masses étant par nature abruties, la vraie conscience sur les questions qu’ils jugent de fond ne peut leur être apportée que de l’extérieur, c’est-à-dire par eux. Le mépris qu’ils manifestent pour cet attachement des Gilets jaunes au RIC atteste qu’ils n’ont rien compris, en fait, à la nature d’un mouvement qui se politise lui-même, par sa propre réflexion et pratique, à partir d’éléments épars, de références contradictoires, de positionnements différents, d’improvisations diverses. Si le RIC est devenu une de leurs revendications centrales, c’est qu’il se situe dans une perspective plutôt floue de retour à une forme de démocratie – mi-représentative mi-directe – qui redonnerait sens à l’idée du pouvoir pour le peuple et par le peuple. En cela, c’est un mouvement social d’expression démocratique qui avance à son propre rythme. Bien sûr, il est aisé de penser que, faute de l’avoir défait, le système pourra toujours s’arranger pour pervertir ce RIC qu’il aurait été obligé de concéder, mais la chose importe peu. Ce qui importe, en revanche, c’est qu’il ne semble pas disposé à lâcher sur cela. Par principe. Pourquoi ? Parce qu’il a compris, lui, le pouvoir, que, derrière ce RIC, il y avait l’idée, beaucoup plus dangereuse pour lui, qu’aucune élection n’avait de sens sans contrôle des élus et pouvoir de les révoquer. Que, pour beaucoup de Gilets jaunes, ce RIC sonnait comme un retour à l’esprit admirable de cette fameuse constitution de l’an I (1793), jamais appliquée, qui proclamait des droits économiques et sociaux pour le peuple, consacrait sa souveraineté au détriment de la souveraineté nationale et justifiait les droit et devoir à l’insurrection dans l’hypothèse où le gouvernement violerait les lois. Rien de moins. C’est déjà beaucoup, non ?

Basile : Nous sommes bien d’accord sur le fond. D’accord notamment au sujet du RIC et de la crainte qu’il inspire au pouvoir. Il me semble que l’on peut aussi, sur ce point, penser à quelque chose qui aura été d’importance dans ce mouvement et qui est trop souvent oublié : c’est la liste des « 42 revendications du mouvement des Gilets jaunes » telle qu’elle a été élaborée à partir des ronds-points et telle qu’elle est parue sur Internet, dès le 2 décembre. L’autre soir, un ami syrien me disait très justement que l’oubli de cette liste par les militants et sa méprisante autant que savante oblitération par le pouvoir – notamment à l’occasion du grotesque « grand débat », lequel feignit d’ignorer qu’elle existait et qu’elle avait été transmise à qui de droit – participait également d’un mépris – avec tant de peine dissimulé – pour la profonde et simple humanité qui caractérise un mouvement mû par un désir assez pur de dignité matérielle et morale. Ce document en dit long sur le rapport des Gilets jaunes au réel et à l’utopie, rapport qui est d’une puissante originalité puisqu’il conjugue le pragmatisme et l’aspiration au changement social. Conscients de la difficulté d’envisager une administration politique sans gouvernants, les Gilets jaunes affirmèrent très tôt leur volonté d’exercer un contrôle sur toute procédure légitimant leurs revendications. Si le RIC est devenu le symbole de cette double aspiration – pragmatique et révolutionnaire –, c’est qu’il est censé lui apporter une réponse satisfaisante. Comme toi, je pense que c’est là quelque chose que le pouvoir pourrait parfaitement retourner à son avantage. Je pense, de plus, qu’une telle idée reconduit ce qui semble être justement le mythe originel et mensonger que ce mouvement est globalement parvenu à mettre en crise : la volonté générale. De nombreux et désastreux paradoxes résultent de celle-ci, qui plus est lorsqu’elle est appliquée à l’échelle d’un État-nation et sur le mode de la délégation représentative, comme Rousseau en était déjà très vivement conscient lorsqu’il n’envisageait sa pertinence que pour des entités politiques relativement petites (Genève, la Corse). Parmi ces paradoxes, il en est un qu’il me tient à cœur de souligner. C’est celui qui consiste à se satisfaire de devenir un antagoniste d’une partie de ces concitoyens. En effet, lorsque les citoyens produisent par leurs votes cette fameuse volonté générale, ils sont théoriquement censés exprimer leur interprétation de ce qu’ils pensent être l’intérêt général. Or, en pratique, chacun d’entre nous sait que ceux qui votent, s’expriment avant tout avec le souci de défendre les intérêts de leur classe, communauté, famille, etc. À partir de là, la volonté générale produit une situation inverse de celle dont elle est censée être l’expression. Plutôt que favoriser une unité du peuple, elle crée une division d’autant plus amère qu’elle s’envenime dans un silence qui se confond le plus souvent avec la résignation des perdants. Or, même en se situant du côté des vainqueurs, au regard de la nécessité que j’ai à vivre en harmonie – et peut-être même en joie – avec les perdants, je ne vois pas quel avantage j’ai à vivre vainqueur parmi les perdants. Cela a même pour principal effet de corrompre la qualité d’une relation qui est absolument essentielle à une vie authentiquement et heureusement politique – une vie tout simplement humaine, puisque nous sommes des « animaux politiques », c’est-à-dire des animaux qui, privés de vie politique, sont tout simplement mutilés de la meilleure partie de leur être, comme le remarquait déjà Aristote dans ses Politiques. Cette vie tout simplement humaine exige une relation de face-à-face et un dialogue, contradictoire et fécond. Eux seuls la rendent possible, comme l’a si bien démontré, au sein de ce mouvement des Gilets jaunes, l’expérience des ronds-points. C’est pourquoi je pense que, si le RIC peut être dans certaines occasions un outil intéressant, il ne ferait, dans la plupart des cas, que reconduire le problème politique fondamental que pose la volonté générale – celui-là même que ce mouvement est pourtant parvenu à rendre évident. Comme tu le dis, à propos de cette revendication et de tant d’autres sujets évoqués au cours de cette conversation, « c’est déjà beaucoup ». Et, en effet, on peut souhaiter que ce ne soit qu’un début. Mais, même si cela ne devait pas être le cas, une chose est sûre, l’état d’inachèvement qui est celui du mouvement, rend et rendra caduque l’idée de juger celui-ci dans les termes d’une fin. La nature même de ce mouvement des Gilets jaunes est de procéder par contradictions, non au sens où il aurait vocation à s’élever programmatiquement vers une synthèse, mais parce que, de bon sens, il procède à partir des contradictions qu’il porte et reconnaît, en les assumant de façon critique. Le regretter, c’est n’y rien comprendre. Il faut, au contraire, s’en féliciter. C’est même là l’une des conditions de sa pérennisation comme constellation critique inspirante pour les luttes en cours et à venir. Il lui faut donc continuer de s’inscrire dans l’inachèvement qui le rend si fécond en démarches novatrices que seule l’aspiration révolutionnaire sait inventer.

Freddy : Je ne pense pas, quant à moi, qu’il y ait d’issue propositionnelle à ce mouvement. Il ne peut y avoir d’issue que politique, mais elle est, comme tu le dis, à inventer. Pas à réinventer, mais à inventer. Quoi qu’il arrive, ce mouvement est un mouvement à effet prolongé. Il a déjà ouvert une faille béante dans l’idéologie du consentement. Quelque chose ne fonctionne plus. C’est comme si le mensonge passait moins bien. Mais il n’y a pas que cela… Ce mouvement a tout fait bouger, partout, tous les cadres de pensée sclérosés, figés, ont explosé, y compris chez nous, les libertaires. Les imaginaires se remettent à fonctionner ; les anciennes formes de socialité, de solidarité, de fraternité remontent à la surface ; l’histoire même, celle des anciennes révoltes populaires, irrigue de partout ; les connivences s’inventent au gré des samedis. Les Gilets jaunes, c’est la forme moderne de la révolte sociale, celle qu’on désespérait de voir éclore un jour. Attaquer pour ne plus subir, bloquer les flux, tenir l’espace, s’émanciper de toute chefferie. Elle est là, cette révolte sociale, sous nos yeux, surprenante, inventive, sauvage.

Tout mouvement qui se détermine en fonction des choix que pourrait faire l’ennemi est battu d’avance. Aller sur son terrain, c’est perdre à tous les coups. Jusqu’à maintenant, les Gilets jaunes ont évité ce risque majeur : ils n’ont cédé à aucune injonction ni stratagème du pouvoir, et ils ont résisté d’autant mieux que le mouvement est horizontal, sans représentants. Les manifs du samedi ont clairement démontré la détermination, à la fois pragmatique et offensive du mouvement, y compris dans le choix de les déclarer ou pas.

Tout événement social-historique de quelque importance est un signe, un signe qui fait brèche dans le continuum de l’oppression. Il n’est parfois que cela. Sa substance, il faut la chercher ailleurs, dans et contre une Histoire qui se dégrade. Cette substance, c’est toujours la réinvention de l’esprit de résistance qui défie le mépris des puissants. C’est l’évidence d’un possible, mais c’est aussi un seuil ou plus rien n’est relatif. Le mouvement des Gilets jaunes est le signe que nul renoncement au combat social n’est jamais définitif ; sa substance, c’est de n’avoir pas d’emploi du temps, mais tout le temps nécessaire pour élargir la brèche. Il y eut cet acte majeur qui consista à déchirer le rideau du mensonge dominant, et davantage : cette volonté de remettre la condition humaine des pauvres au centre d’un jeu social dont ledit mensonge les avait exclus avec leur acquiescement. Dès lors qu’on est passé de la honte à la fierté, comme disait ma copine Gilet jaune des premières nasses, les cartes sont rebattues. Et l’obscène police n’y suffira pas pour que le jeu cesse. Tout ce qui a tremblé est vacillant. Jamais depuis longtemps la constance n’a-t-elle été aussi nécessaire qu’elle l’est devenue. La « canaille » l’a compris. Il est peu probable qu’elle le désapprenne de sitôt.

[Chaleureux remerciements
à Marion pour son patient travail de relecture
et à Julien pour ses sûrs talents de graphiste.]


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