■ Cette étude « navélienne » de Pierre Aubéry (Le Havre, 1920 - Oakland, 2009), a été publiée dans Le français dans le monde – n° 77, mars 1967 – et reprise en volume dans Pour une lecture ouvrière de la littérature (Les Éditions syndicalistes, 1969, pp. 65-80). Proche des milieux syndicalistes révolutionnaires et collaborateur régulier de La Révolution prolétarienne, P. Aubéry, docker, journaliste, puis professeur de littérature dans diverses universités américaines, fut un lecteur attentif de Georges Navel, qu’il fréquenta et avec lequel il correspondit. Ce texte, dont certaines analyses nous semblent contestables, vient cependant compléter le numéro thématique que nous avons consacré, en décembre 2003, à l’indispensable auteur de Travaux, Passages, Sable et Limon, Chacun son royaume et Parcours, dont la lecture – ou la relecture – est infiniment recommandée.– À contretemps.
« Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi,
car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme. »
Pascal
Fin 1945, on vit paraître en France aux devantures des libraires un petit volume portant le titre modeste de Travaux [1]. L’auteur, un ouvrier de quarante et un ans, dont c’était le premier livre, décrivait, d’une façon très neuve, les rapports, d’une richesse insoupçonnée, qu’il établissait avec le monde des choses à travers son travail. Navel se révélait en outre moraliste, préoccupé d’atteindre à plus de sensibilité, à plus de conscience, en dépit des obstacles que la rigueur de la condition ouvrière accumulait sur son chemin. Page après page le lecteur assistait à cette lutte tenace, malgré les accès de découragement et les retombées, d’un ouvrier qui ne voulait rien abdiquer de ses aspirations d’homme libre décidé à vivre intensément tant par le cœur que par l’esprit.
Navel expliquait comment, très jeune, il se rendit compte que son humanité était non seulement menacée, mais contestée par l’ordre social existant. Pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être, il oscillait entre deux pôles. Tantôt il espérait pouvoir faire son salut en même temps que tous les prolétaires grâce à l’action politique, tantôt il essayait de se sauver tout seul en échappant à l’emprise de l’usine. Les récits que Navel donnait dans Travaux, et plus tard dans Parcours [2], Sable et Limon [3] et Chacun son royaume [4], de ce long combat qu’il devait livrer, depuis 1919, contre l’engloutissement qui le menaçait dans les tâches alimentaires, dressaient finalement le bilan d’une relative faillite. Mais d’une faillite qui n’avait rien d’une débâcle. Malgré l’inégalité de la lutte, Navel avait connu des moments de bonheur et d’exaltation. Il avait préservé sa santé physique et aussi son juvénile appétit de beauté, de générosité et d’amitié. Il n’avait rien renié, rien trahi de ses aspirations de socialiste humaniste. En 1945, une telle attitude, qui illustrait somme toute l’itinéraire de toute une génération rescapée de la guerre de 1914-1918, passée par le Front populaire et la Résistance, valut à Navel de nombreuses sympathies. Son livre eut une excellente presse. Lauréat du prix Sainte-Beuve 1946, Navel était lancé, promu écrivain, édité bientôt par Gallimard.
Mais pourquoi donc, et comment, cet ouvrier manuel avait-il eu l’idée de se mettre à écrire ? Sa décision de manier la plume, Navel nous l’expliquait naguère dans une lettre personnelle : « Une plume en main, j’ai parlé du travail pour anéantir l’image vague qu’on a des ouvriers en général, en montrant un homme d’une pleine humanité... un homme dont la part d’humanité n’est pas moins grande que celle des gens d’autres catégories que l’ouvrière. » En effet, l’ouvrier, le salarié, se sent bien souvent ravalé au rang de machine, de robot, par celui qui l’emploie. Cette humiliation en lui de la personne humaine par la société industrielle le fait beaucoup plus souffrir que la dureté de sa tâche ou la modicité de son gain. Dans cette même lettre, Navel définissait encore son premier livre comme un « petit effort de dignification du monde du travail » écrit « dans une sorte de face-à-face avec les bourgeois et de manière à les troubler ». Notons dès maintenant ce souci d’exprimer, de communiquer son expérience de la vie ouvrière à un auditoire bourgeois parmi les mobiles majeurs de Navel.
Mais comment donc Navel qui quitte l’école à douze ans comme tous les enfants de son milieu, parvient-il à devenir l’auteur de plusieurs livres, d’une écriture qui frappe par sa simplicité et sa pureté toute classique ? D’abord il lit beaucoup et, dans Erckmann-Chatrian et Jules Verne, il apprend l’orthographe, le sens des mots, c’est-à-dire un peu plus, malgré tout, que bien des candidats au certificat d’études. Adolescent, Navel continue à lire, à étudier, à travers mille difficultés tant matérielles que morales. La liste de ses lectures montre que ce sont celles-là mêmes que l’intelligentsia de l’époque, abonnée à la NRF, férue de philosophie et de littérature étrangère, fait et dont elle parle. Plus tard, Navel approche quelques hommes de grande culture, dont notamment le philosophe allemand Bernard Groethuysen, réfugié en France, auprès de qui l’avait introduit un vieil aristocrate allemand dont il avait fait connaissance par hasard sur une plage de la Côte d’Azur. Groethuysen, qu’il ne rencontre que rarement pour de brefs entretiens, sera pour lui un véritable intercesseur, dans le sens barrésien, une sorte de catalyseur bienveillant et lointain dont l’existence favorisera la cristallisation de ses réflexions et de ses rêves. Ancien professeur à l’université de Berlin, devenu lecteur chez Gallimard, Groethuysen était un homme sensible, d’une simplicité sans affectation ni condescendance. Tant ce qu’il avait à dire que la manière dont il le disait conquit Navel, qui fit désormais de Groethuysen le confident de sa vie intérieure et le destinataire de ses premiers essais. Longtemps avant cette rencontre, au contact des militants syndicalistes et anarchistes que son frère aîné lui avait fait connaître dès 1919, Navel avait fait ses classes. Non pas, certes, sur les bancs du lycée, mais somme toute de façon régulière à la meilleure des écoles : celle des grands auteurs. En écrivant il a cultivé son talent d’expression, poli son style. En lisant, puis en commentant ses lectures, plume en main, il a nourri son intelligence, affermi son inspiration. Tant il est vrai que, comme Michel Butor le faisait remarquer, « pour écrire des livres, il faut en avoir lu... On peut imaginer un romancier prolétarien, mais aujourd’hui, en France, il ne peut être un vrai romancier que dans la mesure où, grâce à des circonstances exceptionnelles, il aura réussi à se faire une culture de type bourgeois » [5]. Le cas de Navel, mais aussi bien celui de Dabit, qui fut encouragé par l’amitié de Gide et aidé des conseils de Roger Martin du Gard, confirme la justesse de cette manière de voir. Désormais, les difficultés de Georges Navel, écrivain, ne différeraient plus guère de celles de ses confrères d’autres origines sociales. Il lui restait à se battre avec les mots pour les obliger à « fixer ce qui passe, ce qui s’efface, vaincre l’oubli, cette forme de mort... » « Peu de victoires avec les mots, nous écrivait encore Navel, la récompense c’est l’atteinte d’une ou deux touches, deux ou trois phrases gagnées sur ce qui semblait l’inexprimable. » Plus précisément encore il confessera combien il lui est difficile « de caractériser les gens et surtout les amis morts ou disparus ». En réalité, plus tard, il réussira magnifiquement, dans Chacun son royaume, à brosser quelques portraits savoureux des pionniers des « milieux libres » et autres originaux qui essayaient, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de mettre en pratique les enseignements des libertaires, des fouriéristes et des naturistes. Plus encore il doit se défendre contre la tentation « d’exprimer le monde dans l’état de voyance » [6], lui qui, comme Rimbaud, rêve de changer la vie. En effet, par moments, il se persuade que « l’homme est là pour contempler l’univers, prêter son regard à la nature aveugle, son enchantement est nécessaire, il est son but... » « Par la sensation de plénitude corporelle, ajoute-t-il, je voudrais conquérir la joie de l’âme pour répondre par un sentiment de fête au miracle de la vie » [7] et, ainsi illuminé, se faire poète. On voit par ce détail à quelle riche tradition culturelle se rattache Navel, tenté par une sorte de panthéisme mystique comme le furent jadis tant de précurseurs du socialisme, de Saint-Simon à Pierre Leroux.
Cela dit, l’œuvre de Navel n’en demeure pas moins tout imprégnée d’éléments prolétariens. Ce sont eux qui constituent les thèmes les plus originaux et les plus prenants de ses livres. Au cœur même de son œuvre on retrouve toujours le souci d’exprimer raisonnablement, calmement, au moyen de récits évitant les tons trop sombres et les traits trop appuyés, le caractère insupportable et odieux de la condition ouvrière. Pour y parvenir il lui suffit de puiser dans les souvenirs d’une enfance vécue en Lorraine avant 1914, à l’ombre des fonderies, de nous dire les retours de son père, ivre de fatigue, exsangue et chancelant après une journée passée aux postes les plus durs et les plus insalubres de l’usine. La direction le maintenait là, la soixantaine bien sonnée, parce que, jadis, il avait participé à une grève. Les pages dans lesquelles Navel nous montre son père, résigné, respectueux de l’ordre établi, volontiers patriote et cocardier, tout le contraire d’un agitateur ou d’un meneur, sont tout simplement bouleversantes, tant elles font éclater avec évidence la cruauté de la lutte des classes lorsque les patrons sont les plus forts.
Dans le climat de pauvreté encore un peu paysanne où vivait sa famille s’épanouissait une discrète sensibilité religieuse, Navel nous en convainc d’autant plus facilement qu’il ne cache pas son agnosticisme et son anticléricalisme, parfois militant. La vie de famille chez lui était chaleureuse, malgré les accès de colère de son père et la gêne toujours présente.
Dès 1919, encore adolescent, accablé par l’ennui du travail mécanisé, par la routine monotone de l’atelier, Navel cherche une issue du côté du mouvement ouvrier qui sait parfois animer d’intentions généreuses des multitudes et les soulever au-dessus d’elles-mêmes. C’est alors qu’il rencontre des militants syndicalistes dont l’habileté professionnelle, la culture générale lui révèlent, pour la première fois peut-être, qu’il est possible d’accéder à la pleine humanité de l’homme sans déserter la classe ouvrière. Les grands révolutionnaires lui donnent de nouvelles raisons de croire et d’espérer. « Leur idéalisme, les traits de leur existence me touchaient aussi vivement qu’autrefois la vie des héros de l’Histoire et des Saints de l’Église... », note-t-il dans Parcours [8]. Et pourtant c’étaient bien ces mêmes hommes que la grande presse présentait comme des illuminés, voire des bandits. Il faut se souvenir qu’entre 1919 et 1921 la révolution socialiste semblait imminente en Europe. Années d’espérances exagérées, écrira plus tard Navel, pendant lesquelles il avait trop rêvé à la société future qui seule, croyait-il, saurait le libérer de la prison de classe dont il avait si bien palpé les murs qu’il savait par expérience qu’elle n’avait pas d’issue. Malgré l’effondrement de ces grandes espérances, l’intérêt de Navel pour la politique ne faiblira pas plus que son étonnante « présence » au monde actuel, aux événements qui orientent son évolution et qu’il vit avec une rare intensité. Mais il n’a pas la tête politique, il se sent « communard » et non pas collectiviste, ce qui l’empêche de se trouver à l’aise au sein d’aucun parti organisé – et du Parti communiste moins que tout autre. On trouvera d’ailleurs dans Sable et Limon la chronique, souvent cocasse, de ses rapports et de ses démêlés avec les orthodoxes du parti qu’il approchera sporadiquement vers 1936, à l’époque du Front populaire, puis encore plus tard, à la Libération.
La liberté qu’il cherche, l’exaltation de toutes les facultés qu’il poursuit, il les trouvera devant l’établi de l’ajusteur et au contact de la nature méditerranéenne sur les chantiers de plein air, plutôt que dans les parlotes politiques. Il apprendra à penser avec les mains, retrouvant à travers les gestes familiers qu’avaient accomplis tant de ses ancêtres un peu de « ce qui était passé dans leur tête » [9]. En se livrant à la plus humble des tâches, il s’aperçoit que « les mains, les jambes deviennent instruments au service de l’attention », qu’il lui plaît d’appeler « l’intelligence ouvrière » [10]. Navel ayant fait ces découvertes, le monde extérieur s’ouvre devant lui avec une beauté et une signification nouvelles. Sa joie de vivre à l’unisson d’une création harmonieuse l’apparente à cette époque au Giono première manière. Seule l’angoisse ouvrière, la flétrissure du travail viendront en souiller pour lui la fraîcheur. Mais Navel écrivain saura évoquer ce monde concret, avec lequel le travail de ses mains le met en rapport, avec un rare bonheur, un style à la fois très pur et très proche de l’expression populaire. L’un des aspects les plus frappants de l’univers de Navel demeure en effet la place qu’y tiennent les objets, les choses, le climat, la nature. La vie de relations y est réduite à un minimum, les contacts avec les employeurs s’accompagnent de trop d’humiliations pour qu’il les relate avec plaisir. Quant à ses rapports sincères et profonds avec ses égaux, ils sont rarement traduits en mots. Comme il note dans Travaux, « dans la vie ordinaire, on ne va pas très loin dans les confidences. Qui parle sa vie ? Personne. On dit “ça va” même quand ça ne va pas. “Ça va” arrive après “bonjour” » [11]. Entre compagnons de travail ou de misère tout s’exprime par des gestes, des attitudes, des nuances, un regard, un sourire. Dans certaines situations la parole semble dérisoirement inadéquate ou platement menteuse.
La tristesse ouvrière, l’angoisse ouvrière recouvrent périodiquement de leur chape de plomb la vie de Navel. Elles doivent leur qualité particulière à ce mélange de fatigue nerveuse et d’ennui qui vient à bout de la résistance des plus robustes ouvriers soumis à l’abrutissement méthodique des tâches indéfiniment répétées. Après une nuit de travail à l’usine, écrit Navel, « ma tête était une salade flétrie, mon sang de la boue des Halles et ma bouche en oxyde de cuivre » [12]. L’aliénation de l’ouvrier par le travail est presque totale. « Huit heures d’usine suffisent pour absorber l’énergie d’un homme. Ce qu’il donne au travail, c’est sa vie, la fraîcheur de ses forces. Ce n’est pas seulement son temps. Même s’il n’a pas été malheureux en travaillant, s’il n’a pas pâti d’ennui ou d’un excès de peine, il sort usé, infirme, incomplet, l’imagination tarie. [13] » On a rarement parlé sur un ton plus juste, plus contenu, de la souffrance qu’entraîne pour l’ouvrier un peu sensible l’application systématique des méthodes modernes de « rationalisation du travail ». De plus, l’instabilité, l’insécurité quasi totale de l’emploi condamnent souvent celui que ne protègent pas de puissants syndicats à une déprimante chasse à l’embauche. Alors, comme le note encore Navel, « il sent toute sa faiblesse et la précarité de sa condition ordinaire » [14].
Toutefois, il ne faut s’y tromper, l’œuvre de Navel ne se propose pas seulement de nous communiquer quelques éléments de la biographie d’un ouvrier pour nous faire comprendre la condition de toute une classe sociale. Elle constitue avant tout une tentative artistique très subtile et très consciente qui, en utilisant tout un matériel de souvenirs, d’images, d’expériences, d’idées et de réflexions ouvrières, vise à créer un univers ordonné et signifiant. L’architecture intérieure de son œuvre, avec ses différents étages, figure les paliers de la découverte de soi et du monde extérieur, de la prise de conscience des problèmes les plus essentiels qui se posent à celui qui veut se faire homme. Le cœur, au sein de la famille, dans une atmosphère confiante et tendre, s’éveille le premier. Puis l’importance du corps se révèle, de sa vigueur, de sa santé, de son bon usage. C’est ensuite l’intelligence qui se développe, celle de la question sociale en premier lieu, et finalement la découverte de l’absurdité de la condition humaine, des abîmes du destin. Prendre conscience de cette condition, toute vide, absurde, déprimante qu’elle est, représente une conquête difficile et donc un progrès pour l’ouvrier réduit souvent à l’état de robot vidé de pensée et dont la sensibilité même est émoussée par l’effort qu’il a dû fournir pendant ses heures de travail. Ce mal de vivre, pourtant, il ne s’y résigne pas, parce que, comme Navel le dit excellemment, « on porte une exigence de fête dans un monde qui n’est que bagne... et... sent la trique et le néant » [15]. Comment aussi cesser de se sentir devenir « un homme de trop » [16], comme le dit encore Navel ?
Cette tristesse ouvrière, dont l’évocation donne à l’œuvre de Navel l’une de ses significations majeures, n’est pas sans remèdes. Les uns, Navel les trouvera à travers la participation aux luttes de sa classe, les autres sur le plan de l’art.
L’action réelle, tout au moins au cours des époques de progrès social, semble ouvrir devant les travailleurs un avenir rempli de promesses. Ce fut le cas en 1936, en France, lorsque Navel et tant d’autres avec lui crurent que « le monde ne serait pas toujours absurde..., que l’usine un jour serait aux ouvriers et ne travaillerait plus pour la guerre » [17]. Mais la guerre vint quand même et avec elle la répression, la torture et la mort pour un grand nombre de ceux qui avaient animé à la base le grand mouvement d’émancipation qui culmina avec les grèves de juin 1936. Passées les heures exaltantes de l’occupation des usines, il fallut bien se convaincre qu’il n’y avait de lieu d’asile ni de Terre promise nulle part ici-bas.
L’action artistique, si l’on peut dire, elle, restait possible. Finalement c’est à elle que Navel a consacré tout son talent et le meilleur de ses forces. Elle lui a permis d’établir, exemples concrets à l’appui, que, contrairement à ce qu’affirment Spengler et Toynbee, la condition ouvrière n’est pas un état d’âme, voire un préjugé, mais bien un statut économico-social. Elle l’a amené également à s’apercevoir que le problème social n’est qu’une partie du problème humain. Et ce problème humain, cette aspiration à connaître une exaltation de tout l’être, un sentiment d’intelligence poétique du monde et de communion avec tous les êtres, Navel devait se rendre compte qu’il ne pouvait espérer le résoudre, pour sa part, que d’une façon tout intellectuelle, imaginaire, par le truchement de la littérature, s’il trouvait une activité qui lui laissât le loisir de lire et d’écrire. Tant il est vrai, comme le faisait remarquer Bachelard au cours d’une de ses dernières leçons, qu’« il n’y a plus que l’imagination qui soit libre dans l’esprit d’aujourd’hui ».
La conquête à laquelle Navel s’est lancé de cette liberté d’imagination nous a valu une œuvre d’inspiration toute romantique, d’un romantisme à coloration sociale plus que socialiste, teinté de sensibilité religieuse, dont nous avons essayé de retracer les grandes lignes. Navel, à travers elle, a pu satisfaire son besoin d’admirer, son besoin d’intercesseurs, son besoin de croire à un principe d’unité et de finalité. Son œuvre, en effet, n’est-elle pas un long chant, d’espoir et de désespoir mêlés, sur le thème de la venue des temps meilleurs lorsque la société absurde du présent s’imprégnera de raison afin de faire régner un ordre qui satisfasse non seulement aux besoins élémentaires de l’homme, mais aussi bien aux exigences de son intelligence et son cœur ? En bref, les beaux récits de Navel constituent une parfaite illustration de l’illusion de l’humanisme bourgeois selon laquelle il y aurait une nature humaine qui cherche à s’incarner en chacun de nous et qui atteindra sa perfection lorsque, le corps parfaitement discipliné parce que dispos et fort, elle s’épanouira en esprit de son propre élan. Ainsi, pour se consoler des souffrances qu’impose la condition ouvrière, mais plus encore pour tromper son mal de vivre, Navel, lentement, péniblement, a élaboré, en donnant une expression à son inquiétude et à sa nostalgie, un peu de beauté et un peu d’art. Cela a donné un but, un sens à sa vie, et son œuvre éclaire les uns, émeut les autres et peut aussi bien servir à meubler agréablement pour quelques heures les loisirs de lecteurs esthètes et sceptiques. Il y a loin de ce résultat, honorable, certes, et très positif bien que modeste, à l’ambition de « donner mauvaise conscience » aux bénéficiaires d’un ordre social injuste et brutal qui avait naguère inspiré Navel. L’art ne nous réconcilie-t-il pas avec la misère et l’injustice même, en leur donnant une place, un rôle nécessaire dans l’ordre qu’il crée de toutes pièces, plutôt qu’il ne nous incite à lutter contre elles ? Tout art, même réaliste, n’est-il pas retrait, évasion, désengagement ?
L’ambiguïté fondamentale de l’œuvre de Navel réside sans doute en ceci qu’elle s’adresse à la bourgeoisie, au patronat, comme s’il était suffisant de leur découvrir l’humanité et la sensibilité ouvrières, de leur montrer la belle âme discrète de leurs employés cachée sous des dehors anonymes, pour qu’ils cessent de les traiter en objets dont le prix est fixé par la seule loi de l’offre et de la demande. Navel pourtant ne s’y trompe pas. Il sait bien qu’il ne s’agit pas d’un conflit « psychologique », entre sensibilités plus ou moine coriaces. Il note d’ailleurs, dans Sable et Limon : « On a voulu se conserver homme malgré la classe, s’échapper des boîtes pour les loisirs, comprendre. On retombe dans un cul-de-sac. Il n’y a qu’une solution, la solution collective. Tout le reste n’est qu’expédient... » [18]. C’est que les rapports entre ouvriers et patrons sont des rapports de force. Seul un certain équilibre entre les forces en présence peut humaniser leurs relations. Mais les employeurs savent parfois admirablement feindre et maquiller en relations de personne à personne les rapports de force qu’ils entretiennent avec leurs ouvriers. Navel semble toujours sur le point d’en être dupe.
Pour conclure, ne peut-on dire que l’ouvrier Navel devenu littérateur s’est trouvé quand même, presque à son corps défendant, intégré à l’ordre existant ? N’est-ce pas ce qu’il voulait dire lorsqu’il écrivait : « En voulant échapper à la réalité sociale, en y réussissant parfois, j’ai laissé se constituer une personnalité dont je n’ai plus le contrôle » [19] ? À son aspiration à une vie plus intense, plus généreuse, plus intelligente, plus rationnelle, plus fraternelle aussi, aspiration impossible à satisfaire pleinement dans la société actuelle, s’est substitué peu à peu le succédané de la littérature, de la littérature devenue fin en sol. Avec les matériaux épars que laisse derrière elle toute existence, Navel s’est bâti un univers à la fois magnifique et désolé dont il est le seigneur et maître en même temps que le prisonnier. Ce château de rêve, qui rend intelligible et significative même l’expérience de la souffrance ouvrière, le lie à la seule société imaginaire des esprits qui lui sont frères à travers le temps et l’espace. Au lieu de conquérir la littérature et d’en faire un instrument offensif dans la lutte des classes, Navel a été peu à peu conquis par elle. Son témoignage, si digne et si fort, sur la condition ouvrière lui aura certes donné plus de courage pour en affronter lucidement les contraintes tandis que les émouvantes et harmonieuses fictions de l’art l’ont consolé de ne pouvoir transformer le monde ni changer la vie. Tout se passe désormais pour lui sur un plan fort intellectualisé, et son œuvre, dictée en partie par une intention militante, ne semble guère capable d’exercer une influence directe sur les forces qui commandent le développement et l’évolution de la société industrielle.
Est-ce à dire que ceci n’est qu’un jeu gratuit ? Nous ne le croyons pas, car Navel nous fait quand même pressentir ce que pourrait être une véritable culture humaniste d’inspiration ouvrière qui refuserait de distinguer entre la vie pratique et la vie de l’esprit, entre le domaine des moyens et la cité des fins. En un mot, Navel nous montre qu’un ouvrier vraiment conscient ne saurait accepter d’être esthète pendant ses heures de loisir et cynique manipulateur d’autrui pendant ses heures de travail, c’est-à-dire de jouer le jeu de la société industrielle et commerciale fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme dans les limites fixées par la loi du marché.
Sous la surface apaisée de l’œuvre de Navel bouillonne encore la passion violente de l’irréductible esprit de révolte. Il nous le dit d’ailleurs en toutes lettres en maints endroits de ses livres, tout particulièrement avec cette forte maxime qui conclut Travaux : « Il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation politique » [20], remarque qui donne la juste mesure de la profondeur du sentiment d’aliénation de l’ouvrier et de sa conviction qu’il lui est impossible de trouver sa vraie place dans la société et de s’y faire totalement homme en faisant l’économie d’une révolution.
Pierre AUBÉRY
1967
● À écouter : « Georges Navel, les mots à mains nues (1904-1993) », une émission de Marie Chartron diffusée sur France Culture le 24 novembre 2018.