■ Tenus dans le cadre d’un entretien publié fin juin sur le site de la revue Ballast, les propos de Renaud Garcia que nous reprenons ici nous ont semblé, en divers points, toucher juste, notamment dans son analyse du mouvement des Gilets jaunes. On eût aimé, bien sûr, que les questions du ou des interviewers fussent plus pertinentes qu’elles ne le sont, mais elles en disent finalement beaucoup, par leurs limites et leurs préjugés, sur cet espace confusément post-gauchiste qui, sept mois après, le début de ce mouvement, s’obstine, ce qui ne nous étonne pas, à considérer les Gilets jaunes comme peu fréquentables. Précisons, pour terminer que le titre de cette reprise est de notre seule responsabilité.– À contretemps.
Ballast : Enthousiaste et lucide : voilà comment vous avez qualifié votre regard sur le soulèvement des Gilets jaunes au mois de décembre 2018. Six mois plus tard, quel est-il ?
Renaud Garcia : L’enthousiasme est toujours là. Ne serait-ce qu’en comparaison avec Nuit debout, voici un mouvement, bien moins « inclusif » et pénétré par les dernières trouvailles théoriques postmodernes [1], qui n’a pas eu besoin des intellectuels pour s’organiser spontanément. Un mouvement également bien moins sympathique à la classe politique et journalistique. Par sa colère généreuse, il a réactivé les bases politiques de l’anarchisme : refus de la représentation et des porte-parole, critique radicale du gouvernement parlementaire, établissement d’un lieu ouvert – les « cabanes » – conférant une matérialité à la communauté, occupation ingénieuse et réhumanisante d’un non-lieu par excellence, le rond-point. Enfin, « conscientisation » par la pratique. Et pour ce qui est de la pratique, justement, on a pu noter lors des divers actes du samedi, dans de nombreuses villes et sous des formes différentes à chaque fois, un rapport à la violence tout à fait pragmatique et ciblé, ainsi qu’une façon proprement jubilatoire d’excéder les codes et habitudes des organisations syndicales, proprement médusées face à ce qu’un de mes amis nomme les « hordes d’or ». Depuis, malgré un reflux – et encore, partiel en fonction des endroits – lors des manifestations, l’action des Gilets jaunes a, me semble-t-il, fait sauter certaines digues auprès du grand public qui a sympathisé avec le mouvement : la conscience des exactions commises par la police de notre gouvernement « thatchérien de gauche » est désormais plus large, car documentée dans le détail ; la bêtise confondante de nos dirigeants ne l’est pas moins ; quant à la propagande médiatique, ses ressorts sont apparus plus nettement avec la couverture insensée des manifestations parisiennes.
Et la lucidité ?
Elle consisterait peut-être à se demander dans quelle voie le mouvement doit s’orienter afin de ne pas stagner. Reprendre les ronds-points ? Surtout, malgré tous les éléments enthousiasmants que j’ai cités, je dois bien constater, en tant que professeur de base, que la jonction avec des professions qui auraient toutes les raisons de refuser en bloc leur transformation à venir en « humains superflus » ne s’est pas faite. C’est assez déprimant, surtout lorsque la raison principalement évoquée renvoie à la différence de composition sociologique. Une manière polie de traduire un simple mépris de classe.
Pourquoi, en tant que professeur, justement, avez-vous tenu à aller y voir de plus près ?
Deux mots, peut-être, sur le contexte du petit papier que j’avais consacré aux Gilets jaunes à cette période. Le journal CQFD projetait, fin novembre 2018, un numéro à venir sur les Gilets jaunes et recherchait des témoignages. Je m’étais engagé avec les lycéens et l’effervescence montait à Marseille : bouclage du quartier de La Plaine, avec l’abattage d’arbres centenaires pour créer une place neutralisée, lisse, un pur couloir pour flux humains ; effondrement d’un immeuble dans le quartier de Noailles, huit morts à la clé, des centaines de personnes délogées du jour au lendemain et un personnel politique odieux, confit dans sa morgue et ses habitudes clientélistes ; mouvements de grève dans les cantines scolaires et réponse à nouveau accablante de la mairie. Même si, à la mi-novembre, un peu comme tout le monde, je n’ai pas tout de suite saisi de quoi il s’agissait véritablement, ce mouvement des Gilets jaunes prenait une tournure fort intéressante, en dépit – en réalité : en raison même – de son « impureté ». Le climat d’exaspération local incitait à aller y voir de plus près. Ce que j’ai fait. Or nombre de personnes autour de moi, militantes ou pas, d’ailleurs, ainsi que quelques universitaires estampillés « critiques », adoptaient une position de surplomb vaguement condescendante à la vue des revendications antifiscales, des drapeaux bleu-blanc-rouge et des modes d’expression de ce mouvement. Populisme, poujadisme (souvent amalgamés, d’ailleurs) : le ver était dans le fruit…
C’est là le « mépris de classe » que vous évoquiez…
Le temps de ce texte, j’ai simplement voulu rappeler que si l’on se disait vraiment ami de l’émancipation, il ne fallait surtout pas se boucher le nez et, depuis son Aventin, se repaître d’analyses assoiffées de pureté idéologique, au prétexte que l’extrême droite infiltrait le mouvement. La lucidité devait s’exercer là, compte tenu de la grande diversité au sein du mouvement. Il incombait – et c’est encore le cas – aux anarchistes, aux socialistes libertaires et plus largement à tous les gens saisis par l’événement de se montrer présents, de prendre position et de diffuser des idées permettant de combattre pied à pied des orientations nationalistes ou xénophobes, évidemment très tôt soulignées par les médias.
Votre dernier livre se conclut sur un éloge de l’« utopie concrète » fondée sur le quotidien. Ce réinvestissement de l’espace public – ronds-points, cabanes, maisons du peuple – entre-t-il en résonance avec cette espérance ?
En écrivant la conclusion du Sens des limites, je pensais davantage aux résistances enracinées dans un territoire face aux grands projets immobiliers ou énergétiques, aux actions des professionnels cherchant à soustraire leurs métiers au pouvoir déstructurant des normes bureaucratiques ou encore aux luttes des paysans contre leur éradication programmée à coups de « plans d’ajustement structurel ». Et puis, survient ce mouvement inattendu. D’un côté, il s’agit un petit peu d’autre chose : c’est la vie nue [2] qui se soulève, une « guerre des pauvres », pour reprendre le titre du beau récit d’Éric Vuillard sur la guerre des paysans menée par Thomas Münzer, paru, ce n’est pas un hasard, au printemps dernier — une « guerre » pour la dignité et le partage des richesses. Mais, d’un autre côté, dans ses modalités concrètes quotidiennes, le mouvement procède à l’occupation de lieux ouverts et invente des foyers de convergence pour la communauté. Sur un rond-point, des gens que l’on avait habitués au silence et à la passivité mangent ensemble, débattent, accueillent en général chaleureusement les automobilistes qui s’arrêtent pour discuter, leur fournir du bois de chauffage ou de la nourriture. On pourrait même dire que le choix du rond-point ou de la barrière de péage fut judicieux parce qu’il a permis, minimalement, à des personnes extérieures de manifester leur solidarité par les coups de klaxon ou les gilets visibles à travers le pare-brise. Pour qui voudrait établir des analogies historiques, tout ceci n’est pas sans rappeler les soupes communistes spontanément organisées lors des grandes grèves à la Belle Époque. Donc oui, il y a cette résonance-là. D’une certaine façon, cela pourrait rappeler ce que disait le philosophe anarchiste Landauer au début du XXe siècle : le « socialisme » ne se décrète pas depuis le pupitre du chef du Parti ou depuis une chaire universitaire ; c’est quelque chose que l’on commence, au quotidien, dans la sécession. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas impossible qu’en retrouvant des liens de solidarité que l’on pensait perdus, en préférant passer Noël ensemble sur un rond-point plutôt que d’essayer en vain de se payer un festin tout seul, un questionnement plus général sur la nature des besoins et les moyens de les satisfaire se soit fait jour. On remarquera ainsi que, petit à petit, la question sociale, superbement réapparue sur le devant de la scène publique, s’est articulée à la question écologique, comme en témoigne le slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat » repris dans l’Appel de Saint-Nazaire par l’Assemblée des assemblées des Gilets jaunes réunie du 5 au 7 avril dernier. Quand on songe au battage médiatique effectué autour des manifestations de la jeunesse pour le Climat (avec la majuscule d’usage), comparativement au mépris manifesté par la classe médiatique et politique à l’égard des Gilets jaunes, on saisit d’ailleurs toute la différence entre une écologie utile au pouvoir, fondée sur le principe « Tous dans le même bateau », et une écologie sociale assumant résolument une part de conflit en établissant les responsabilités.
Mais c’est aussi un mouvement très disparate !
Bien sûr, l’ensemble le demeure. À Commercy, à Saint-Nazaire, l’articulation de la critique de l’accumulation du capital et du souci de l’autonomie prend un tour quasiment « bookchinien » – redécouvrant donc l’œuvre politique et écologique de Murray Bookchin, longtemps figure du mouvement anarchiste. Dans le Tarn, on a vu des Gilets jaunes prêter main forte à des actions perturbant la campagne d’acceptation de la 5G et de l’intelligence artificielle, menée en grande pompe par le député Cédric Villani. Mais certains groupes sont clairement en retrait par rapport à ce qui se joue dans ces endroits-là. À Marseille, par exemple, les revendications sont moins avancées pour l’instant.
Une enquête Ifop a avancé que 44 % des sympathisants Gilets jaunes auraient voté RN aux élections européennes. Manipulation sondagière, résultat prévisible ou douche froide pour les « amis de l’émancipation » ?
J’aurais tendance à prendre avec certaines réserves un simple chiffre. Quel échantillon de personnes représente-t-il vraiment, comment a-t-il été produit ? Mais soit, faisons comme s’il traduisait l’état réel des choses – somme toute prévisible étant donné le tour final de la dernière élection présidentielle et la politique menée entretemps. De deux choses l’une : ou bien nous avons décidément affaire à un peuple immature, travaillé par des passions rances, xénophobe, raciste, complotiste, etc., immature au point de se jeter dans la gueule du loup. Dès lors, il faudra soit s’en remettre à la main de fer de la Vérité pour guider le troupeau désorienté (une solution à la Badiou, qui a récemment exprimé tout le mépris qu’il ressentait à l’égard des Gilets jaunes), soit carrément changer de peuple, étant donné qu’on ne peut rien faire de celui-ci dans l’orbe libéral (solution de tous les American Young Leaders, ces têtes « pensantes » qui, de Macron à Najat Vallaud-Belkacem, en passant par Éric Fassin ou Laurent Joffrin, ont participé aux programmes de la French-American Foundation, organisme fondé en 1976 et chargé de renforcer la coopération entre les élites des deux pays). Ou bien il faut admettre que la critique du système capitaliste et parlementaire, la dénonciation des grands intérêts financiers, la peur face au démantèlement des protections sociales et des services publics relèvent d’un diagnostic sain et objectif de la situation présente, que tout ami de l’émancipation devrait embrasser tout d’abord. Et si l’on part de ce principe, alors nous sommes de nouveau acculés à la nécessité de comprendre pourquoi, à partir de cette juste observation de la situation, une bonne part des gens s’orientent à tort vers des solutions perverses, conspirationnistes ou en recherche de boucs émissaires. Lesquelles finissent d’ailleurs par se retourner contre leurs véritables intérêts.
La force des manifestations du samedi, de ce point de vue, tient dans la possibilité de discuter, hors de toute carapace idéologique, avec des personnes qui, pour certaines d’entre elles, ont probablement voté Le Pen aux dernières présidentielles. Que manque-t-il pour changer les constats objectifs, qui produisent une indignation justifiée, en ferments d’une reprise en main collective réellement émancipatrice ? À mon sens, il convient que nous nous interrogions, nous, les « libertaires », sur le défaut de nos grands principes qui ne s’appliquent peut-être plus sans autre précision à la réalité de la société capitalisée contemporaine. Par exemple en ce qui concerne la question du dialogue des cultures, de la diversité et de l’attachement à une tradition, il serait nécessaire de tout reprendre calmement, à la base, en écoutant ceux qui redoutent de perdre leur appartenance ou sentent leurs habitudes culturelles menacées. Non pas en s’empressant de leur donner raison ou tort, mais pour rattacher un tel sentiment au développement d’un même processus global, celui du nivellement capitaliste, qui s’attaque à toute identité culturelle (et non pas à la mienne davantage qu’à celle du voisin) et subvertit la communauté d’intérêts qui devrait naître entre les membres de ces cultures-là, face au même ennemi. Je pense que c’est ici que doit porter l’effort. Et il prend du temps, car cela nécessite de la réflexion, de l’écoute, et un peu de culture. Précisément tout ce qui tend à disparaître à l’ère des réseaux sociaux. Ce n’est pourtant que de cette façon qu’au juste constat des effets s’ajoutera une claire compréhension des causes.
Les élections ne vous passionnent sans doute pas… Mais tout de même : déroute de la FI ; NPA absent ; PCF et LO à moins de 3,5 % à eux deux. Est-ce le signe que l’émancipation ne soulève pas les foules, en France, ou qu’elle doit se bâtir dos aux urnes ?
Les deux, d’une certaine façon. Avec les Gilets jaunes, on a en quelque sorte retrouvé avec surprise et fraîcheur les fondamentaux même du discours de Bakounine ou Kropotkine il y a environ 150 ans. De ce point de vue, est véritablement politique tout ce qui s’organise en tournant le « dos aux urnes », comme vous le dites. Pour certains, c’est peut-être l’ébranlement d’une foi, mais enfin la critique argumentée de l’« illusion politique » — comme disait Ellul — n’a rien de bien neuf ! Elle devient juste particulièrement éclatante aujourd’hui. Concernant les partis que vous citez, au-delà de leurs verrouillages internes, il faudrait peut-être se demander si l’« émancipation » telle qu’ils l’entendent est susceptible d’animer les gens. Aucun, me semble-t-il (et c’est bien normal dans le jeu politique tel qu’il est agencé), ne remet fondamentalement en question le capitalisme technologique (ce que d’aucuns nomment l’industrialisme). Jamais n’est interrogée la tyrannie de l’innovation permanente (comment l’appeler autrement quand aucune délibération collective à ce sujet n’a jamais lieu), recouvrant le monde vécu d’une nappe d’abstractions chiffrées et le transformant en vaste système cybernétique où chacun devient essentiellement un pourvoyeur de données. Et le moins que l’on puisse dire est que les odes transhumanistes de Jean-Luc Mélenchon ne nous orientent guère dans cette voie, en dépit de tout l’« écosocialisme » qu’on voudra.
Vous faites allusion au fait que Mélenchon a déclaré que nous allions un jour « vaincre la mort ». Mais ce qu’il voulait dire, en 2012, c’est qu’on doit pouvoir « choisir sa fin de vie ». Ce qu’il appelle la liberté d’« éteindre soi-même la lumière ». C’était une ode à mourir dans la dignité, pas un appel de la Sillicon Valley à l’immortalité !
Sauf que, dans son discours lors de la Fête de L’Humanité, le 13 septembre 2014, le même reliait cette idée de vaincre la mort à une subversion du « cœur » même de la condition humaine : le passage d’une finitude subie à une finitude choisie. Au-delà de la question de l’euthanasie, revendiquer une finitude choisie, autrement dit le pouvoir de poser soi-même la limite, participe d’un même fantasme progressiste (et productiviste, car il y faut les immenses moyens technologiques adéquats) : l’homme auto-construit. En cela, ce discours se rattache bien à l’idée générale du transhumanisme : s’auto-machiner dans un monde machine, pour échapper à notre condition humaine.
Vous évoquiez Bookchin. Vous avez participé à l’édition et à la traduction d’un recueil de ses textes : Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Êtes-vous un partisan résolu de sa proposition « communaliste », à savoir une fédération de communes autogouvernées ?
Dans l’absolu, je serais plutôt « partisan résolu » du Bookchin écologiste et anarchiste, qui, à son meilleur, défend son « écologie sociale » dans la somme The Ecology of Freedom, parue en 1982. Pour résumer : en asservissant et exploitant les hommes et les femmes, en les réduisant à des rouages ou des ressources, le capitalisme technologique et la bureaucratie répercutent leur logique dans l’asservissement de la nature. Il faut donc comprendre ce dernier comme une conséquence des déséquilibres socio-politiques, et dès lors attaquer les institutions qui, tout à la fois, produisent l’anomie et la misère et prospèrent sur elle. Bookchin a évolué dans son itinéraire militant, et comparativement à cette phase du début des années 1980, son travail autour du « municipalisme libertaire » apparaît moins tranchant. À cette époque, dans les années 1990, l’auteur se désolidarise d’ailleurs, à tort ou à raison, du mouvement anarchiste qu’il identifie progressivement à un milieu gangrené par les revendications individualistes et le repli sur de petites coteries cultivant une forme de narcissisme contestataire [3]. Je trouve à l’évidence la proposition de Bookchin très stimulante, et plutôt solide sa manière de l’étayer sur le fonds culturel hérité des Grecs (nécessité d’une véritable éducation civique, une paideia – bien distincte d’un « enseignement moral ») –, mais aussi sur l’histoire démocratique américaine (à partir de Jefferson, notamment).
Il faut aussi noter que dans le Vermont, des écologistes sociaux autour de Bookchin ont partiellement expérimenté cette reprise en mains politique au niveau local avant de s’orienter vers une fédération en réseau régional. Cela dit, comme à peu près tout ce qu’il a écrit – en raison du caractère foisonnant de son argumentaire –, cette proposition donne prise à la critique et demeure ouverte à des amendements. Par exemple, il n’est pas certain que la « commune », telle qu’on l’entend actuellement, doive être considérée comme la cellule de base de ce maillage fédéraliste. On pourrait inciter plutôt à la fédération de multiples groupes qui sont déjà tenus entre eux par un ciment communautaire, comme des coopératives de producteurs mais aussi de consommateurs, plutôt que de se focaliser uniquement sur la commune.
Janet Biehl, essayiste et compagne de Bookchin, conteste le municipalisme libertaire sur un point : l’État. Elle avance qu’il demeure plus à même de « brider » les multinationales et le dérèglement climatique. Dans nos colonnes, elle dit aussi que la Sécurité sociale a besoin de centralisation, que la parité est rendue possible par la loi et que le système fédéral pourrait permettre à des « tyrans locaux » d’exister sans force régulatrice. Bref, que faites-vous de cette crainte d’une société post-étatique éclatée ?
Grande question. Il y faudrait un entretien entier, mais je crains qu’elle ne soit impossible à résoudre théoriquement. Dans un modèle fédéraliste fonctionnant selon le principe de subsidiarité [4], il existe en effet des problèmes qu’il n’est pas justifié de prendre en charge aux plus petits échelons. La production d’énergies toxiques, le nucléaire ou encore le réchauffement du climat : on ne peut nier, me semble-t-il, que tout cela doive être appréhendé à une plus grande échelle qu’au niveau municipal ou même régional. Cela met en jeu une réflexion pratique approfondie sur les systèmes de délégation, le contrôle des décisions et l’articulation des différentes échelles. Des activistes reconnus ont d’ailleurs tenté de réfléchir concrètement à ces modèles. Je vous renvoie à l’œuvre de Michael Albert, encore très méconnue en France, autour de l’économie « participaliste » (le mot n’est malheureusement pas très bien choisi), qu’il adosse à une politique participaliste, laquelle travaille précisément ces questions d’emboîtements de niveaux et de prises de décision à la bonne échelle. Cela étant dit, si l’on cherche à restaurer ou maintenir la puissance des États, vous pouvez anticiper assez nettement le problème, par exemple quant au dérèglement climatique. Soit les États tentent de s’entendre entre eux, et il se passe à peu près ce que l’on voit dans les différentes COP… Soit on tend vers un gouvernement mondial étayant son pouvoir sur la technocratie, et là on verse dans ce que les penseurs écologistes les plus lucides, tels que Bernard Charbonneau, ont très tôt critiqué sous la catégorie d’« écofascisme ». On voit donc mal, en définitive, comment éviter l’idée de déconcentration et d’organisation fédéraliste – certains prônent ainsi l’écorégionalisme [5].
Il faudrait aussi déterminer si l’État contemporain est capable de « brider » les multinationales, ou s’il n’est pas plutôt, conformément au modèle néolibéral, le cadre nécessaire et le fer de lance de la capitalisation intégrale des sociétés. Il déploie les cadres juridiques nécessaires à la mise en concurrence de tous contre tous, tout en conservant ses prérogatives guerrières : à l’extérieur pour contrôler des zones riches en ressources, à l’intérieur pour effectuer une pacification sécuritaire d’une société déjà éclatée. Si l’on définit ainsi l’État – et c’est ce qu’il est actuellement, pour l’essentiel –, alors la proposition de Janet Biehl me semble à tout le moins discutable. Par contre, si l’on envisage une instance de coordination administrative des activités de collectivités librement fédérées et que l’on appelle cela « État », alors le terme n’a plus le même sens. Bakounine lui-même, ou avant lui Proudhon, ne s’opposaient certes pas à cette forme-là de ce que l’on pourrait appeler « État ». De manière générale, sur ces sujets, je pense qu’on gagnerait à débattre des idées de l’économiste Léopold Kohr – une source d’inspiration pour Ivan Illich et le mouvement de la décroissance – qui, dans son livre L’Effondrement des puissances, montrait que le problème politique principal consiste à maîtriser le volume critique de pouvoir. En d’autres termes : si une société croît au-delà de sa taille optimale, ses problèmes finiront par dépasser la croissance des facultés humaines nécessaires pour les traiter.
Vous parliez du capitalisme technologique. Mais pourquoi le désintérêt de la gauche radicale sur ce sujet entre-t-il à vos yeux en relation avec le peu de succès des partis qui la représentent ? Disons-le autrement : est-ce vraiment un sujet de préoccupation populaire ? À la louche, nos concitoyens semblent faire plus volontiers la queue pour le dernier iPhone que pour une conférence sur la critique de la technique !
Disons qu’il s’agit sans doute d’une des plus grandes réussites du capitalisme : avoir créé des objets qui se présentent comme des outils maniables mais qui, étant donné la complexité du réseau technique dans lequel ils s’insèrent et la façon dont ils happent littéralement leur utilisateur, constituent en réalité des systèmes techniques qui reconfigurent intégralement le rapport à la réalité, aux autres et à soi. Comme le dit Illich, un système technique (comme le smartphone) gobe littéralement son utilisateur en lui procurant l’illusion de la maîtrise (une dépendance accrue, en réalité). Sur un plan imaginaire, le capitalisme technologique vend la toute-puissance (mémoire infaillible, information en continu, vidéos à la demande, culture à flots continus) et exerce sa propagande dès l’école, intégralement mise au pas. Si vous êtes parent et que vous essayez de prémunir votre enfant contre l’influence des écrans, eh bien c’est l’école qui se chargera de lui fournir une tablette. Parce qu’il faut « vivre avec son temps ». Il n’est donc pas étonnant qu’en exaltant la volonté de puissance dans un monde où beaucoup éprouvent un réel sentiment d’impuissance, la technologie soit devenue l’objet d’un culte fétichiste. La gauche « radicale » étant majoritairement prise dans l’imaginaire progressiste, elle peine à saisir la dimension culturelle et politique (au sens de la subversion de la condition humaine dans un but de domination intégrale) de ce déferlement technologique. Mais les citoyens commencent à se préoccuper de ce sujet – sous un angle essentiellement sécuritaire.
C’est-à-dire ?
Ils se méfient de plus en plus de la surveillance et de la captation des données par les plateformes. C’est peut-être une voie d’entrée vers un questionnement plus large. Mais, comme le répète à juste titre Éric Sadin, si on en reste là, alors on ne comprend rien à ce qui se joue vraiment, à l’« enjeu du siècle », pour paraphraser Ellul. Un exemple d’une telle cécité : lorsque Pierre Rimbert, dans Le Monde diplomatique, estime qu’il serait rationnel de socialiser les données personnelles pour améliorer les transports, l’éducation, la distribution et réduire les dépenses d’énergie. C’est négliger totalement les raisons d’être de l’informatique, qui relèvent de la gestion des populations, de l’administration des territoires et de l’écoulement rationalisé d’une production sans limite. Ceux qui tiennent ce dernier discours restent très minoritaires, mais encore une fois, je ne vois pas pourquoi il faudrait perpétuellement donner des gages au temps présent.
Vous mettez en avant un « animisme ordinaire » et une fidélité « à la Terre ». Vous invitez à réapprendre la structure du temps, à goûter le sommeil, à « habiter le monde », à ressaisir la part « sensible » de ce qui nous entoure contre le « cauchemar capitaliste ». Mais est-ce encore possible, à l’heure où plus de 80 % des Français vivent dans une grande aire urbaine ?
Cela prolonge la réponse que je viens de vous donner. Si l’on observe, dans une grande ville, le nombre de ce que les décroissants appellent, en toute objectivité, des « techno-zombis » (ces individus à la démarche vacillante et traînante, le cou rompu, courbés sur le minuscule écran de leur téléphone ou encore fièrement juchés sur leurs trottinettes et dûment dotés de leurs oreillettes), on ne peut que vous donner raison… Le simple piéton, qui vit et sent la ville au niveau du sol, et ne parcourt pas l’espace neutralisé et géolocalisé par les techniques innovantes, ne peut que se sentir quotidiennement humilié dans un tel environnement. Néanmoins, premièrement : il faudrait se méfier de la tendance à extrapoler à partir de la condition urbaine. Il y a une concentration de gens dans les villes jamais vue jusqu’ici, mais aussi un mouvement d’exode vers des zones dépeuplées (avec tout ce que cela comporte d’aléas autour de l’acclimatation des néo-ruraux), sans parler de toutes les tentatives pour se réapproprier, dans les villes, quelques usages de la terre (jardins partagés, circuits d’AMAP, etc.). Ensuite, on voit sortir en librairie des textes plus ou moins intéressants défendant un « cyber-minimalisme ».
L’ancienne enseignante Karine Mauvilly, qui avait cosigné avec Philippe Bihouix le très instructif Désastre de l’école numérique vient justement de sortir un livre intitulé Cyber-minimalisme, qui donne quelques conseils individuels pour préserver dans nos vies une « zone non numérique ». C’est publié au Seuil, une maison d’édition respectable et dotée d’une grande puissance de diffusion. Une maison si respectable, d’ailleurs, qu’elle a refusé il y a deux ans, à la dernière minute, de publier le Manifeste des chimpanzés du futur de Pièces et main-d’œuvre, qui avait le mauvais goût de citer des noms et de pointer les responsabilités de quelques intellectuels influents. Cela doit vouloir dire, en bonne logique, que le « cyber-minimalisme » est possible et encouragé. Par contre, pour envisager des luttes collectives fondées sur une réflexion approfondie à propos des limites entre lesquelles fleurit toute vie humaine, on repassera. Donc réponse positive à votre question dans l’immédiat. Pour la perspective à plus long terme, par contre, il faudrait s’appuyer sur ces gestes de déprise individuelle afin de les pousser plus loin – ce que Mauvilly elle-même ne nie pas, d’ailleurs.
Les partisans de l’écologie sociale le martèlent : pas d’écologie sans lutte contre le capitalisme ni combat contre toutes « formes de domination [6] ». Comment préserver la décroissance des dangers possibles de ce que Jean Giono appelait, pour les célébrer, lui, les « valeurs naturelles » ou les « retours en arrière » qui nous conduiraient « à la plus sage des civilisations » ?
Il s’agit donc de voir si l’appel aux « valeurs naturelles » chez quelqu’un comme Giono ne porte pas en lui la restitution de la norme soustraite à toute critique, de la hiérarchie et de l’autorité ? Bref, ce qui mènerait vers l’écofascisme, qui s’extrairait de la modernité par un retour à l’archaïque et bouclerait l’ordre social par la soumission de la masse à l’autorité d’une caste de sages. Si l’on en revient à Bookchin, il s’est toujours efforcé, en effet, de se démarquer de l’écologie profonde – qui pose comme principes fondamentaux l’égale valeur de toutes les formes de vie sur Terre, ainsi que la nécessité d’une diminution de la population mondiale – dans laquelle il décelait – parfois à tort, souvent à raison – des tendances dans ce sens. Je signalerai que se tient annuellement en Australie un « Council of All Beings », se présentant sous la forme de cérémonies collectives dont les rites visent à renouer notre contact avec la terre : si l’on entend ce genre de choses derrière les termes « valeurs naturelles », très peu pour moi. Mais, en réalité, votre question renvoie à l’indétermination du concept de nature, qui demande presque à chaque occurrence une contextualisation et une analyse précises. Lorsque Giono évoque les « valeurs naturelles » et les « retours en arrière » salvateurs, c’est dans un texte des Trois arbres de Palzem à propos de la nourriture et de l’agriculture industrielle. Les retours en arrière – le « c’était mieux avant » tant brocardé – envisagés ici sont ceux qui nous permettraient de nous soustraire aux normes sanitaires du Marché commun pour goûter de nouveau la diversité et la suavité des aliments – ces légumes « déformés » et « mal foutus » – que produit une nature accompagnée par des habitudes de travail lentement tissées et incorporées dans une culture paysanne. Cette défense-là des valeurs naturelles, c’est de l’écologie sociale, c’est la pratique de la décroissance, actuellement parfaitement exemplifiée par un collectif paysan comme Hors-Norme, luttant pour une agriculture et un élevage libérés du poids des injonctions et des contrôles bureaucratiques.
On entendait récemment François Ruffin, député de la Somme, défendre à la radio l’interdiction des avions nationaux pour des motifs écologiques. Aussitôt, un auditeur s’est indigné au nom des salariés de l’aéronautique. On vous dit ceci car, dans votre dernier livre, vous moquez un peu le philosophe Frédéric Lordon lorsqu’il défend les travailleurs d’Ecopla car ils produisent des barquettes en aluminium. « Fin du mois, fin du monde, même combat », disiez-vous : pourra-t-on en faire autre chose qu’un beau slogan ?
La proposition de Ruffin, tout à fait sensée, et la réponse de l’auditeur que vous évoquez posent effectivement un problème auquel je me suis confronté dans la partie du Sens des limites concernant le travail, et plus particulièrement le travail « abstrait » – cette pure dépense d’énergie évaluée en unités homogènes de temps, qui constitue le milieu social réel de tous les salariés de la société capitaliste. Le problème est le suivant : au nom de la sauvegarde de l’« emploi », doit-on maintenir la production de biens ou de services objectivement nuisibles à la collectivité, et au premier chef à ceux qui y travaillent ? Curieusement, dans l’exemple que je rappelle dans mon livre, Ruffin était à l’époque dans la position de l’auditeur dont vous parlez [7].
Concernant Lordon, je ne sais pas vraiment si j’en fais un objet de moquerie. Ou bien disons que c’est de bonne guerre, si l’on songe à la caricature de l’anarchisme qu’il a confectionnée dans Imperium. Sans parler de sa façon de biffer littéralement les propositions de la décroissance, rapidement congédiées sous la bannière du primitivisme et d’un ascétisme d’olibrius imposant aux autres de se serrer la ceinture. Pourtant, la question fondamentale de la décroissance (ou de l’écologie sociale, si vous voulez), qui était aussi celle d’anarchistes comme Kropotkine ou Gustav Landauer (précisément le continent intellectuel tenu à la marge par des théoriciens comme Lordon), demeure celle de la finalité de la production : que veut-on produire, à quelle échelle, pour vivre quel genre de vie et habiter quelle Terre ? Si l’on voulait bien prendre en charge cette question et se donner les moyens de le faire collectivement en commençant par en bas, alors peut-être que « Fin du mois, fin du monde, même combat » cesserait d’être un slogan. Cela deviendrait le point de départ d’un mouvement populaire ayant identifié dans le capitalisme technologique et sa pseudo-culture de la maîtrise intégrale la source commune de la misère sociale et du désastre écologique.