CHANTER
L’émotion m’est venue d’abord par le chant. Par les voix. Les voix qui disent, les voix qui chantent ensemble. Les voix qui se nouent dans l’espace. J’ai d’abord rencontré les Gilets jaunes, comme pour toutes les rencontres qui comptent, par l’émotion. Une émotion née de ces voix rassemblées. Une émotion qui a percé soudain les habitudes acquises par les années de manifs, la lassitude qui avait figé ce que pouvait avoir de bouleversant les foules rassemblées dans les rues. Il faut dire que j’avais déjà vécu des émotions populaires quelques mois auparavant, en Arménie, lorsque le peuple était descendu dans la rue pour se débarrasser des oligarques au pouvoir depuis des lustres. J’étais en quelque sorte préparé à cette irruption en jaune, je peux même dire que je l’attendais, que j’étais prêt à l’accueillir et que ma morosité antérieure s’était déjà pas mal érodée.
En ce samedi de décembre, alors qu’une manif pour le logement côtoyait un cortège syndical sur la Canebière, j’ai entendu au loin les clameurs. Je suis alors descendu vers la mer et j’ai commencé à voir la multitude en jaune, tout en bas, et à entendre les chants. Je me suis bientôt mêlé à la foule et c’est alors que l’émotion m’a envahi. Je ne saurais dire exactement ce qui a provoqué la naissance de cette émotion, c’était peut-être un ensemble de choses : les gens rassemblés là et qui donnaient soudain une consistance à de vieux mots comme peuple, une énergie nouvelle s’exprimant dans ces voix, cette sensation aussi de n’être plus en minorité mais de se sentir partie prenante de quelque chose qui me déstabilisait et qui me mettait en joie. La foule a commencé à marcher vers la mairie en chantant et je me suis surpris à chanter avec eux. Et bientôt, de marche jaune en marche jaune, j’ai chanté et ma voix, mon corps se sont échauffés au contact de toutes ces voix, de tous ces corps, jeunes et vieux. Et sur beaucoup de visages, j’ai reconnu cette émotion, j’ai reconnu cette joie qui me traversait lorsque je venais les samedis pour participer à l’aventure.
BANDE-SON
Dans les marches des Gilets jaunes, on chante toujours à peu près la même chose, ces deux/trois chants qui affirment encore et toujours qu’on est là malgré tout et qu’on va bien finir par aller le chercher chez lui, le petit roitelet. Et c’est toujours chanté, voire hurlé, avec un enthousiasme contagieux. Et puis dans la courte histoire du mouvement, d’autres chansons ont accompagné ponctuellement les Gilets jaunes. Par exemple le morceau plein de rage du rappeur D1ST1, filmé dans les moments les plus chauds des actes toulousains.
Aux Champs-Élysées de Jo Dassin, bien sûr, parce que, au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit, il y a tout ce que vous voulez aux Champs-Élysées. Ou encore, ces quelques images postées sur le blog de L’Autre Quotidien, un soir de décembre, en France : cela se passe la nuit, sur un rond-point occupé en train d’être évacué par la police, je ne sais où. La scène est éclairée par les phares des voitures qui passent. On entend en fond une chanson, une vieille chanson dont les paroles sont parfois emportées par le vent, par le bruit des voitures. Des gens emmitouflés dansent, il fait froid. On voit au fond les CRS. Mais ces gens, ces Gilets jaunes dansent, ils valsent sur La Foule d’Édith Piaf. Et la scène a quelque chose d’irréel et d’évident que l’on ne voit que dans les moments exceptionnels. Ou dans les rêves. Et nous savons alors que c’est peut-être cela que l’on appelle la révolution. Ces moments qui empiètent sur le quotidien. Cet autre quotidien qui se révèle. Celui que l’on attendait plus ou moins consciemment. Et bientôt, tout se voile, nous ne voyons plus rien.
RÉVOLUTION
C’était il y a quinze jours je crois. On avait démarré comme d’habitude au Vieux-Port. Il y avait beaucoup de monde, plusieurs milliers de personnes peut-être. C’était pour cela que c’était plus chaud que d’habitude et puis c’était avant le 1er mai, on ressentait l’approche de la bataille et, à plusieurs moments, ça s’est tendu avec la police. Je ne sais pas à quel moment le mot a surgi, repris par la foule, je ne sais pas où, peut-être à Noailles ou alors sur le Cours Belsunce. Mais je l’ai senti venir parce que moi-même, j’ai eu envie de le crier juste quelques secondes avant. « Révolution ». Cet unique mot repris encore et encore par la foule, comme une transe. On en était arrivé là, à ce moment où le désir de révolution monte à la surface et déborde. Ma gorge s’est serrée alors que je hurlais « Révolution » avec les autres. Un parmi tant d’autres. Nous en étions là. Nous en sommes là.
ANDRÉ BRETON
Ce moment où, dans la rue, j’ai ressenti soudain cette fierté d’être là, avec eux. Où j’ai enfin pu participer pleinement à ce qui se passait parce que j’ai eu cette certitude d’un moment d’entière vérité, un moment où le cinéma du quotidien, les rôles assignés, disparaissaient enfin. Ce n’était pas une manif, il n’y avait aucun mot d’ordre, aucun ordre tout court. Au milieu de cette foule, un barbu criait : « On y va ! On n’a pas de parti, pas de syndicat et pas de chefs ! On est le peuple ! » J’ai pensé alors à cette phrase d’André Breton qui me suit depuis longtemps et qui n’a peut-être rien à voir : « Je n’oublierai jamais la détente, l’exaltation et la fierté que me causa, une des toutes premières fois qu’enfant on me mena dans un cimetière – parmi tant de monuments funéraires déprimants ou ridicules – la découverte d’une simple table de granit gravée en capitales rouges de la superbe devise : NI DIEU NI MAÎTRE. »
COUILLES (EN OR)
Sur une banderole :
« Pour eux les couilles en or.
Pour nous des nouilles encore. »
DISCERNEMENT
Le 1er mai à Paris, après s’être fait gazer la moustache par les CRS et virer par les manifestants sous les cris « Syndicats de merde », un sinistre chef syndical a regretté le manque de « discernement » de la police. Que le syndicalisme ait encore une utilité ponctuelle dans la défense des travailleurs, nous pouvons en convenir, mais il semble désormais assuré que les objectifs poursuivis par les politiciens qui commandent la CGT ou les autres syndicats n’ont rien à voir avec la lutte sociale. Si les militants de base, comme on dit, le déplorent, qu’ils rendent leur carte et enfilent un gilet jaune.
MENSONGE
Le mensonge des pouvoirs est aujourd’hui tellement flagrant, leur collusion est tellement évidente, que plus rien ne peut être comme avant. La confiance est morte pour une partie de la population.
AHOU ! AHOU ! AHOU !
Nous avons entendu ce cri de guerre l’an dernier dans les manifs de Erevan pour faire tomber le gouvernement d’Arménie. On l’a entendu de nouveau en France, dans les marches des Gilets jaunes. En général, cet aboiement répond absurdement à la question suivante : « Gilets jaunes, quel est votre métier ? » On l’entend aussi poussé spontanément lorsque le cortège s’échauffe. Ce cri met à mal les slogans. Il n’est que rage et amour. « Ahou ! Ahou ! Ahou ! »
MARCHE
La forme inventée par les Gilets jaunes reprend intuitivement celle des marches des peuples barbares, venant se heurter, avec armes et bagages, femmes et enfants, aux frontières de l’Empire romain pour les éroder peu à peu. Nous marchons pendant des heures, sans encadrement et sans parcours déposé, avec des accélérations et des fuites, et une exaltation plus ou moins grande selon les samedis. Il peut arriver que l’on débouche sur l’autoroute ou même que l’on se dirige vers les confins de la ville. Je sais qu’un jour, nous ne nous arrêterons plus et que nous partirons sur les routes.
Ci-dessous, le récit d’une marche jaune à Marseille. Par V :
« Je me rappelle de ce jour-là comme quand l’eau de source commence à sourdre, à prendre une ou plusieurs directions et couler librement, là où la terre l’appelle, là où la terre a besoin de cette eau, là où la terre est inclinée et abimée.
Les gens ont alors pris un rythme, comme le mouvement de l’eau qui jaillit pour créer une rivière, et nous avons marché longtemps. Je crois même que l’eau de la rivière, à la place de descendre, peut aussi monter, il parait qu’il y a des endroits comme cela sur terre. Des cascades à l’envers. Voilà, nous faisions tous partie de cette cascade qui montait et qui descendait. Nous marchions en chantant, nous marchions en criant pour nous donner de la force. Le rythme de la marche nous empêchait d’être fatigués.
Cette rivière était composée de jeunes gens, de gens âgés, de sourires et de cris.
Je ne me rappelle pas bien tous les détails de cette marche, à part ce rythme et un vieux monsieur. Je l’ai vu en haut, il est sorti d’un endroit obscur et sans aucun confort. Avec lui, beaucoup d’enfants souriants sont sortis à la lumière. Je me rappelle que ce vieux monsieur a applaudi. Il était le spectateur d’une cascade montante qu’il n’avait jamais vue. Je me rappelle aussi qu’en le voyant applaudir, j’ai senti que l’envie de pleurer m’étranglait.
J’ai peur de dire que ses applaudissements m’ont touché, parce que je n’étais pas une actrice, et puis je ne voulais pas qu’il nous applaudisse. Je voulais juste savoir pourquoi il avait applaudi.
Peut-être que c’était la seule manière d’expression pour lui à ce moment donné, peut-être qu’il était juste content que cette eau ait coulé jusque chez lui, peut-être qu’il était ému par le rythme de cette foule, peut-être qu’un espoir était né en lui ? Je ne me rappelle pas son visage, mais je me rappelle son expression entre la tristesse et le bonheur. J’ai vu qu’il se passait quelque chose en lui et c’est peut-être cela qui m’a ému. Cette expression de son visage et le geste d’applaudissement n’allaient pas ensemble. Il frappait ses mains l’une contre l’autre très lentement et très fort. Je sais que lui aussi était ému. Nous partagions des émotions, et ça c’était beau. Des émotions tristes et joyeuses.
L’eau fatiguée continuait de couler et distribuait des émotions à la ronde, chez des enfants, chez des jeunes, chez des personnes âgées.
C’est le printemps, la nature a besoin d’eau, et chacun peut devenir cette cascade, cette eau qui descend et qui monte. »
ERRANCE
« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. » (Guy Debord).
GAUCHE
Par leur irruption, les Gilets jaunes ont donné le coup de grâce à une gauche déjà bien mal en point. Non seulement la gauche des partis ou des syndicats, mais aussi la gauche universitaire et ses multiples appendices. Après une période de sidération, toute la bourgeoisie de gauche s’est empressée d’exprimer sa hargne contre ces pauvres qui l’ouvraient sans demander leur avis. On a même pu voir de soi-disant anarchistes appeler les syndicats à la rescousse ! En effet, qu’un mouvement aussi puissant et aussi endurant existe sans eux, c’était déjà un véritable scandale. Mais qu’en plus, ils ne fassent appel à aucun représentant, aucune association ou groupuscule, et qu’ils refusent la posture victimiste permettant habituellement à toutes les grandes âmes de s’indigner et de parler à leur place, voilà qui était proprement insupportable. Bien sûr, au bout de quelques mois, on a pu voir fleurir les Gilets jaunes de gauche, appelant aux assemblée, au vote insoumis, à la convergence avec les syndicats ou aux protestations contre les violences policières. On a même vu des bourgeois de la culture ramener leur fraise. Mais il est trop tard, la Horde d’Or passe sans se retourner.
VICTOIRE
Ce qui fait aussi rupture avec les habitudes politiques de ces quarante dernières années, c’est l’idée de la victoire. Dès le début du mouvement est affirmée haut et clair cette idée : les Gilets jaunes triompheront. Et, en le disant, ils rompent avec cette mélancolie postmoderne qui disait que plus rien n’était possible, hormis de belles et dignes défaites. Ils rompent aussi avec une manière de faire qui enserrait les luttes sociales dans le carcan du discours, du calendrier électoral, syndical et législatif, de la manif et de ses possibles débordements. Et les différents pouvoirs ont rapidement pris acte de ce changement de paradigme.
Le beau livre d’Éric Vuillard, La Guerre des pauvres, sorti récemment, raconte l’histoire de Thomas Müntzer et de la guerre des paysans allemands du XVIe siècle et leur sanglante défaite finale contre l’armée des princes. Mais le livre se termine sur ces phrases qui volent vers nous comme un écho lointain : « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. »
L’EXASPÉRÉ
Nous descendons la Canebière. Cela fait déjà plusieurs heures que nous marchons. Le cortège est silencieux, les chants se sont tus. Je le vois alors surgir hors de la foule et marcher sur le côté. Il est maigre et édenté. Il se met à crier en descendant. Il s’adresse peut-être à nous, peut-être aux badauds. Il crie que ça suffit, qu’on ne votera pas aux Européennes, qu’ils se sont assez foutus de nous, que ce n’est pas nous les casseurs mais le gouvernement… Puis il rentre de nouveau dans la marche. J’en vois régulièrement qui hurlent ainsi leur colère. Ce sont les porteurs de la rage, l’écume aux lèvres, les exaspérés. Ils viennent crier leur peine au milieu de la foule qui les accueille.
JOIE
« Tous les pouvoirs ont intérêt à nous attrister. Rien ne leur nuit plus que la joie », dit Varech, le philosophe des Furtifs, le beau roman d’Alain Damasio, récemment sorti. Malgré la tristesse et la peur qu’ils essayent de nous infliger comme une double peine, chaque samedi, le peuple inlassable des Gilets jaunes, au milieu des chants et des fumées, des pétards et des gaz, repart à l’assaut du ciel.
Tous les samedis à 14 h au Vieux-Port, venez participer à l’aventure !
Un parmi tant d’autres