■ « Les morts sont pour moi très proches des vivants, je ne discerne pas bien la frontière qui les sépare », écrivait Victor Serge, dont beaucoup de compagnons avaient disparu dans le maelström de l’Histoire. En ouverture de cet hommage à un homme qui l’aimait beaucoup, la citation s’imposait. Mais il y a davantage, nous semble-t-il. À sa manière et sur ses thématiques de prédilection, plus centrées sur l’anarchisme individualiste et illégaliste que sur l’anarchisme social, Malcolm Menzies (1934-2019) s’inscrivait dans une même démarche fictionnelle de remémoration historique que l’auteur tant admiré d’Il est minuit dans le siècle. L’hommage en trois volets que nous lui consacrons au lendemain de sa disparition chevauche deux territoires non contradictoires de la mémoire : celle qui s’arrime à l’amitié que certains d’entre nous lui portaient ; celle qui tient au rôle que son œuvre écrite exerça sur nos imaginaires. C’est ainsi que nous avons souhaité, d’un côté, reprendre ici deux interventions prononcées, le 28 mai dernier, lors de la cérémonie des adieux au Père-Lachaise – « L’ami du Zagros » (Mohamed El Khebir) et « De l’anarchie comme genre romanesque » (Freddy Gomez) – et, de l’autre, un entretien que Malcolm Menzies accorda à Claudio Albertani (le seul qu’il existe de lui, du reste), publié sous le titre « Littérature et anarchie » dans Le Monde libertaire, n° 40, hors-série, du 23 décembre 2010 au 23 février 2011. So long, Malcolm.– À contretemps.
[bleu marine]L’AMI DU ZAGROS[/bleu marine]
Malcolm venait à nos rendez-vous du Zagros avec un grand plaisir, et nous l’y accueillions avec ce même plaisir. Ces rendez-vous amicaux étaient devenus pour lui une habitude, et il y tenait. Quand les amis ne pouvaient s’y retrouver, il en était peiné ; et il lui est arrivé de m’en faire, très gentiment, le reproche, surtout si j’avais omis de le prévenir.
Un mot peut-être pour le caractériser : élégant. Il l’était dans ses manières, dans sa tenue, dans ses propos. Son coté « sujet de la couronne britannique », ce dont il ne s’est jamais réclamé, nous amusait et nous plaisait. Je pense, et je ne suis pas le seul, qu’il savait en jouer, mais sans apprêt ni afféterie.
Sa présence discrète mais attentive était devenue au fil du temps un des points de repère de notre tablée ; son sourire et son regard pétillant charmaient tous et toutes. Il écoutait les discussions croisées, avec amusement souvent, étonnement parfois ; et puis, il posait une question, demandait à l’un ou l’autre d’entre nous ou à tous à la fois soit de préciser un point de politique soit si nous connaissions tel livre, tel chanteur ou tel cinéaste. Il nous enchantait par son érudition, éclectique, jamais pédante ou suffisante, mais toujours précise et argumentée, et qui traduisait chez lui un véritable goût pour les choses de l’esprit. Il nous arrivait d’être en désaccord, lui l’individualiste et nous plutôt dans la tradition anarcho-syndicaliste : mais toujours, nous faisions de ces disputes, au sens fort de la confrontation argumentée d’idées, un échange, un moment de discussion passionnante dont nous gardons le plus agréable souvenir. Et son humour, toujours vif et délicat, venait à point nommé pour alléger les propos les plus passionnés. Il nous parlait de Paris, de ce Paris qu’il avait connu il y a soixante ans et qu’il aimait tant, du cinéma français d’avant-guerre, et de son admiration pour ses réalisateurs et ses acteurs ; des chanteurs et chanteuses de cette époque qu’il chérissait. Et nous aimions avec lui ces évocations d’un temps révolu : mais sans tristesse ni mélancolie, juste cette pointe de nostalgie...
Et nous nous amusions aussi de son décalage avec une modernité qu’il regardait d’un œil désabusé et, il faut le dire, parfois dédaigneux. Il était en quelque sorte « old-fashioned ». Il avait une grande pudeur, que nous respections, et il ne livrait de sa vie personnelle que quelques détails. Ainsi, nous avions appris, au fil du temps, qu’il avait une compagne australienne, qu’il retrouvait deux fois par an, une fois en Europe et une fois en Australie. Peu à peu, la confiance s’approfondissant, il se livrait un peu plus, mais restait toujours très pudique et discret. Il lui arrivait parfois de prendre à part l’un ou l’autre d’entre nous, pour discuter d’un point qui le tracassait. Toujours en utilisant le vouvoiement, qui était sa marque si j’ose dire, alors que nous utilisons dans nos milieux le tutoiement de camaraderie : ce « vous » que nous échangions avec Malcolm était une sorte de coquetterie mais aussi une élégance, celle de l’amitié et de la distance juste. Il avait été tout d’abord surpris de l’intérêt qu’un jeune éditeur avait porté pour son premier livre, depuis longtemps épuisé : Makhno, une épopée. Il nous en parlait comme d’une œuvre de jeunesse, mal fagotée, qu’il estimait très imparfaite. Et puis, ce livre a été réédité, grâce à Jacques Baujard des éditions l’Échappée, et a enfin rencontré les lecteurs qu’il méritait. Ce succès, tardif, Malcolm a su l’apprécier pour ce qu’il était : la reconnaissance de son talent.
Nous garderons de lui le souvenir d’un ami sincère et joyeux compagnon : sa place au Zagros et dans nos mémoires demeurera, et nous relirons avec plaisir et émotions ses écrits.
Mohamed EL KHEBIR
[bleu marine]DE L’ANARCHIE COMME GENRE ROMANESQUE[/bleu marine]
J’ai connu Malcolm Menzies en fréquentant la bande du Zagros, dont il était un fidèle. Je l’ai fréquenté tard, Malcolm, trop tard probablement, mais je l’avais lu très tôt, un très tôt qui nous ramène dans les années 1970. Il venait de publier son Makhno, chez Belfond. À l’époque, j’étais étudiant insatisfait en histoire. Car celle qui m’intéressait – l’histoire des révoltes, des révolutions –, la discipline la traitait mal. Elle la glaçait, elle l’étouffait sous ses statistiques, elle ignorait tout, à de rares exceptions près, du souffle poético-épique qui chaque fois les portait. D’où une sorte de révélation, chez moi, en lisant le Makhno de Malcolm. C’était exactement le contraire d’un livre d’historien universitaire ou militant. C’était un livre d’écrivain, un écrivain qui débutait certes, mais déjà d’un authentique écrivain, capable de se passionner pour un homme, Nestor Makhno, dont la vie avait été un roman.
Ce don d’écriture, Malcolm le cultiva sa vie d’écrivain durant, d’écrivain économe, précisons, c’est-à-dire n’écrivant que quand il avait quelque chose à écrire : cinq livres en quarante ans. Un petit artisanat.
Il fut – il est, car les livres durent – un écrivain de l’humaine condition, de l’exil, de la perte à soi et de la conquête, toujours vaine, d’un espace où vivre l’émancipation, plus individuelle que collective. Un écrivain qui aime les hommes pour leurs faiblesses et leurs aptitudes au défi, un écrivain qui a inventé un genre romanesque en faisant de l’anarchie son matériau de prédilection, une anarchie qui ne peut être saisie que si l’on porte sur elle un regard décentré, un regard d’au-delà les apparences et les intentions, un regard au ras des êtres. Pour cet écrivain, la cause libertaire relève des refus conscients, mais aussi d’une lancinante douleur secrète, celle qui naît de la perspective qu’aucune victoire ne saurait signifier, pour elle, autre chose que sa défaite, c’est-à-dire son ralliement au temps linéaire de l’histoire et du pouvoir.
Après Makhno, il y eut Jules Bonnot, l’homme de la bande, le « bandit tragique », le réprouvé. En exil chez les hommes, son deuxième livre, demeure, à mes yeux et sans conteste, le meilleur ouvrage consacré à cette folle épopée de la bande à Bonnot, le plus juste aussi. Car Malcolm y restitue, dans une œuvre fictionnelle d’une rare puissance et à partir d’un méticuleux travail de recherche historique, un portrait tout à fait singulier de Bonnot en homme révolté contre l’humiliation, mais aussi en homme « séparé » du monde, muré dans sa solitude. Cet homme « aux pulsions désordonnées, aux prises avec des fantômes et avec lui-même », cet homme définitivement obsédé par le passage à l’acte et qui va entraîner dans son sillage, et jusqu’à la mort, un petit groupe de jeunes illégalistes, cet homme, Malcolm ne le juge à aucun moment. Au fond, semble-t-il nous dire, s’il y a quelque grandeur dans cette équipée sauvage, elle tient au désespoir qu’elle exprime et à la fidélité sans limite qu’elle implique.
Trois contes des îles, son troisième livre, est un petit bijou. Là, ce sont les prisonniers de Cayenne qui font sujets, prisonniers anarchistes mais pas seulement. Il s’agissait, pour Malcolm, et toujours sur une base historique très documentée, de rendre hommage à ces hommes des bagnes traités comme des chiens, de raconter leurs existences, leurs révoltes, leurs tentatives d’évasion.
Malcolm était un écrivain voyageur, de ceux qui n’ont jamais été invités à Saint-Malo pour le salon du même nom. Il avait sillonné l’Amérique latine, cette terre que l’homme de Manchester aimait beaucoup. De ces voyages, il nous a ramené matière à deux livres : le premier, publié uniquement en espagnol et à compte d’auteur, Desde las montañas de Colombia, est un récit d’histoire vécue sur la guérilla communiste pendant les années antérieures à la fondation des Farc ; le second, Mastatal, est une étude très fouillée d’une colonie anarchiste individualiste installée, dans les années 1920, dans un coin perdu du Costa Rica. Or ce coin, Malcolm l’avait découvert, fasciné en 1978, date à laquelle il rencontra René Baccaglio, un des derniers témoins de cette aventure, avec qui il noua une amitié de vingt ans.
Pour Malcolm, l’anarchisme était une attitude face à la vie. Il relevait davantage de l’instinct que d’une quelconque adhésion à une doctrine ou même à une histoire. On devient anarchiste, me disait-il un jour, parce qu’on l’est sans le savoir, parce qu’on ne peut être que cela. Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire sur ce point, mais cette manière – restrictive – d’envisager l’anarchisme explique pour beaucoup le fait que son auteur manifesta autant d’intérêt pour ces individualistes anarchistes qui s’occupaient davantage de changer leur vie que de changer la vie, et encore moins de transformer le monde. Son dernier livre, en tout point remarquable, Deux lueurs de temps. Le poète et le bandit, raconte l’histoire de deux hommes en lutte, chacun à leur manière, contre le désordre du monde des premières décennies du XXe siècle : le poète anarchiste italien Renzo Novatore et le bandit social Santo Decimo Pollastro. Une fois encore, Malcolm avait pris son bâton de pèlerin pour inscrire ses pas dans les traces de ces deux lumineux « en-dehors » de l’anarchie. C’est son voyage qu’il nous raconte, et le leur.
Pour beaucoup d’entre elles du moins, toutes ces vies d’anarchistes dont Malcolm tira matière pour ces livres auraient, sans lui, sombré dans le puits sans fond de l’oubli. Ce fut l’un de ses mérites que de leur redonner mémoire avec talent, talent d’écriture et talent d’humanité.
Pour cela, Malcolm, d’ici, permets-moi de te dire, en te tutoyant sans crainte, que tu es à jamais dans nos cœurs rebelles. Comme une référence, de celles qui comptent.
Freddy GOMEZ
[bleu marine]LITTÉRATURE ET ANARCHIE[/bleu marine]
« De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec son sang. »
Friedrich Nietzsche
Malcom Menzies n’aime pas parler de lui et apprécie peu les interviews. Nous nous sommes connus il y a deux ans grâce à Marc Tomsin, qui a publié la seconde édition d’En exil chez les hommes – pour moi, le meilleur livre sur la bande à Bonnot [1] –, grand ami de Malcom et de moi-même, et homme d’une profonde sensibilité. Un jour d’été, Malcolm franchit le seuil de ma maison, à Tepoztlán, Morelos, et nous nous comprîmes immédiatement. Nous parlâmes du livre qu’il venait de terminer, Mastatal, et des protagonistes de ses livres précédents : E. Armand, Marius Jacob, Clément Duval, Albert Libertad, Victor Kibaltchiche-Le Rétif (connu plus tard comme Victor Serge) et beaucoup d’autres [2]. Il fut très surpris d’apprendre que je connaissais les mémoires de Léon Rodriguez, personnage aujourd’hui complètement oublié qui mena une vie orageuse en marge de la société [3]. Je rencontrai Malcolm de nouveau à Paris, où il réside depuis des décennies, et je lus – mieux, je dévorai – tous ses livres. Les questions qui suivent sont issues de nos longues conversations.
Claudio Albertani : Vous êtes l’auteur de quatre romans et d’un livre de contes. Vous écrivez dans votre langue, l’anglais, mais vos ouvrages ont été publiés en traduction française et, pour l’un d’eux, espagnole (voir la bibliographie). Dans vos travaux, vous combinez la plus rigoureuse recherche historique avec un travail passionné d’imagination littéraire et un souci constant de perfection esthétique. Le résultat est un univers riche et intense avec des personnages que vous arrachez aux mensonges qui les entourent et que vous restituez avec leurs idéaux, leurs passions et aussi leurs contradictions. Quels auteurs classiques ont inspiré votre travail ?
Malcolm Menzies : La littérature est la passion de ma vie, mais il est clair que mes livres trouvent leur inspiration dans l’histoire de ce qui est connu sous le nom d’ « anarchisme ». Suis-je anarchiste ? Je déteste toutes les étiquettes et je ne me sens pas à l’aise dans le monde des doctrines. Disons que mon concept d’individu ressemble à celui de l’anarchisme individualiste. J’admire beaucoup d’écrivains. En Amérique latine, j’aime José Eustasio Rivera, Borges, Rulfo, Sarmiento et les Brésiliens Guimaraes Rosa et Euclides da Cunha, parmi d’autres. Cependant, deux écrivains seulement ont été source d’inspiration de mon travail : le philosophe allemand Max Stirner et le romancier français et critique d’art André Malraux. Je me souviens encore, aux jours de ma lointaine jeunesse, de ma première rencontre avec les romans de Malraux comme d’une révélation. L’obsession métaphysique de Malraux, l’obsession du destin, ses héros solitaires en révolte contre l’absurdité de la vie et de la condition humaine, me fascinèrent. Il existe, sans aucun doute, une influence des livres de Malraux sur mon travail.
C. A. : La tradition libertaire offre un riche versant littéraire. Je pense à Vallès, Séverine, Mirbeau, Darien, Traven, Serge… De qui vous sentez-vous le plus proche.
M. M. : De Darien, qui n’est pas au plan artistique le meilleur d’entre eux, mais je partage son individualisme. Le Voleur est un des livres les plus subversifs que je connaisse.
C. A. : Les héros de vos romans connaissent un destin tragique où la fatalité se confond avec la volonté. Au-delà de votre apparent pessimisme, il me semble que vous réussissez à transformer leur défaite en triomphe.
M. M. : Vous avez raison. Makhno, qui crache ses poumons – et sa vie – dans un quartier sordide de la périphérie parisienne. Bonnot pris au piège de Choisy-le-Roi et les prisonniers anarchistes soulevés sur l’île Saint-Joseph qui attendent leur mort au petit matin. Toutes ces images sont celles d’une déroute totale. Et, cependant, par une mystérieuse métamorphose, notre imagination leur confère un destin qui les fait revivre dans notre mémoire. L’histoire de la Makhnovchtchina nous inspire plus que les conquêtes de l’Armée rouge, nous accompagnons la bande à Bonnot jusqu’à la fin et nous scrutons le ciel nocturne de l’île Saint-joseph en attendant les premières lueurs du soleil… Voilà la victoire. Ils continuent à nous parler depuis la nuit noire du néant, non pas comme modèles mais comme amis et compagnons.
C. A. : Votre premier roman, une biographie de Makhno, est de 1972. Qu’est-ce qui vous amené à écrire sur le grand anarchiste ukrainien ? Comment les milieux libertaires l’ont-ils reçu ?
M. M. : J’ai fait dans ma jeunesse un long voyage dans les pays sud-américains, à la recherche de l’aventure de moi-même. Je voulais fuir la civilisation et je connus des conditions matérielles de vie très dures. À la fin, je contractai la dysenterie au Nicaragua de Somoza et, à mon retour à Manchester, ma ville natale, je fus hospitalisé. Lors de mon internement, je lus une histoire de la guerre civile russe, un cadeau de mon père. Un des chapitres était consacré à Makhno et à la Makhnovchtchina. Je ne connaissais rien à tout ça ni à l’anarchisme, mais je fus fasciné par cette histoire et je décidai d’écrire un livre là-dessus. Il me fallut de nombreuses années de recherche pour y parvenir. Par bonheur, je me trouvais à Paris où vivaient encore de nombreux exilés anarchistes et communistes ainsi que quelques-uns qu’on appelait « blancs » et des suiveurs de Simon Petlioura, le leader ukrainien responsable de nombreux pogromes. Je me souviens avec une tendresse particulière des anarchistes Ida Mett et Nicolas Lazarévitch que je rencontrai et appréciai [4]. Mon livre fut le premier à paraître après le Seconde Guerre mondiale qui traitait de la Makhnovchtchina, et je continue à a penser qu’il s’agit d’une description honnête du rôle que joua le mouvement pendant la guerre civile. La Fédération anarchiste française considéra que j’attribuais trop d’importance à Makhno en tant qu’homme et que, parfois, je ne le montrais pas sous un éclairage indulgent. C’est vrai. Les individus m’intéressent plus que les mouvements. Je n’écrivis pas un livre de propagande anarchiste mais un hommage à Makhno, à partir de la tentative d’élucidation des diverses facettes de sa personnalité.
C. A. : Votre deuxième livre, En exil chez les hommes, une histoire romancée de la bande à Bonnot, marque le tournant dans votre œuvre vers l’anarchisme individualiste, qui, me semble-t-il, est votre meilleure source d’inspiration.
M. M. : C’est vrai. Je crois que c’est à partir de là que j’ai trouvé ma voie. Quand je commençai mes recherches, je découvris que d’innombrables livres sur les « bandits tragiques [5] » avaient été écrits et publiés. Généralement, ces livres décrivent les protagonistes comme des fantoches et chacun d’eux reprend les lieux communs du précédent. Je ne voulais pas faire la même chose et j’essayai de reconstruire leur dimension humaine. Pour cela, une seule manière : écrire un roman. Jean Maitron, l’historien de l’anarchisme bien connu, ne comprit pas mon choix [6]. Il pensait qu’un roman n’est pas rigoureux puisqu’il asservit la réalité à l’imaginaire. Malgré tout, j’ose penser que, dans mon roman, Bonnot et ses compagnons sont plus authentiques que dans un livre d’histoire. Par ailleurs, j’ai écrit mon roman alors que les « bandits tragiques » ne jouissaient pas d’une très bonne réputation et le manuscrit a été refusé par de nombreux éditeurs. Pierre Belfond, qui avait publié mon livre sur Makhno, refusa même de lire le manuscrit. « La bande à Bonnot, dit-il, n’intéresse personne. »
C. A. : Parlez-nous de vos rencontres avec les derniers survivants de la bande à Bonnot. Quel souvenir avez-vous de Léon Rodriguez, que vous avez connu. Que pensez-vous de ses Mémoires jamais publiées ?
M. M. : Beaucoup parmi les protagonistes me demandèrent de ne pas divulguer leur identité. Jeanne Belardi, l’ex-compagne de Carouy [7], se refusa à parler. Pourquoi raconter à un étranger ce qu’elle n’avait jamais révélé à ses amis les plus proches ? Ida Barthelemas, la veuve de Jean de Boë [8], me dit la même chose. Ma rencontre la plus émouvante fut, peut-être, celle avec Anna Dondon, l’amante de René Valet [9]. Elle vivait seule dans une petite chambre triste d’un vieil immeuble situé dans un quartier pauvre de Paris. Elle était très vieille, parfois incohérente et elle ne savait pas répondre à des questions directes. Elle commença par raconter des épisodes sans liens de sa vie jusqu’à arriver aux « bandits tragiques ». Vous pouvez imaginer avec quelle émotion je l’écoutai évoquer les figures de Valet, de Callemin et de Bonnot, qui avaient une fois dormi dans un appartement de la rue Ordener, par terre, tout près de son lit [10]. Le cas de Rodriguez est plus compliqué car il était soupçonné d’avoir pris langue avec la police. J’ai moi-même lu la lettre qu’il écrivit au commissaire Louis Jouin après sa détention dans laquelle il proposait de le mener à Bonnot en échange de sa liberté [11]. Rodriguez appartenait à un monde souterrain où se mêlaient criminels et anarchistes. En réalité, sa participation aux activités de la bande ne fut que marginale et il n’aurait rien pu dire, simplement parce qu’il ne savait rien. Il vécut le reste de sa vie comme un véritable individualiste. J’ai beaucoup parlé avec lui de ses rencontres avec Garnier et Bonnot, et mon sentiment est que, presque soixante après, il continuait à avoir peur d’eux [12]. Je considère que l’autobiographie de Rodriguez est un document unique. C’est le récit, parfois confus, de la vie d’un illégaliste et d’un authentique rebelle (en-dehors). C’est une lecture captivante. J’espère que quelqu’un se décidera un jour à le publier, après l’avoir révisé bien sûr.
C. A. : Une de vos meilleurs livres, me semble-t-il, est Trois contes des îles. Vous décrivez là, avec une grande maîtrise, l’existence héroïque des prisonniers (et pas seulement anarchistes) des bagnes, leurs révoltes, leurs tentatives d’évasion. Je sais que pour mieux entrer dans leur monde vous avez fait un voyage à Cayenne. Quels souvenirs conservez-vous de cette expérience ?
M. M. : Je débarquai avec la même émotion qu’un musulman arrivant à La Mecque. Je visitai l’île Royale et je passai une après-midi complètement seul sur l’île déserte de Saint-Joseph. Je me souviens du soleil, de la mer. Je déambulai dans les couloirs de la prison de Saint-Laurent-du-Maroni et je visitai l’île Saint-Louis, située sur le fleuve Maroni, où étaient confinés les prisonniers atteints de lèpre. Je n’oublierai jamais les longues conversations avec les anciens détenus qui étaient restés à Cayenne après la fermeture du bagne. J’imagine qu’ils sont maintenant tous morts. Je revois encore la tristesse dans les yeux des ex-prisonniers noirs qui gisaient, affaiblis et dans un état de somnolence permanent, dans un foyer sordide qui leur avait été assigné dans l’hôpital de Cayenne. Mon récit sur la rébellion anarchiste de 1894 se fonde non seulement sur mes propres expériences des îles mais aussi sur les documents conservés aux Archives des colonies, aux Archives nationales de France et sur les Mémoires de deux prisonniers anarchistes de cette époque, Clément Duval et Auguste Liard-Courtois [13].
C. A. : Desde las montañas de Colombia (Depuis les montagnes de Colombie), votre unique livre publié en espagnol, est une reconstruction des origines des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). C’est une histoire intéressante mais elle me paraît très éloignée de vos inclinations. Comment l’expliquez-vous ? Qu’est-ce qui vous amena en Colombie ?
M. M. : J’ai déjà évoqué mon premier voyage en Amérique latine. En Colombie, j’eus l’occasion de parler avec les paysans déplacés qui fuyaient les persécutions de l’armée et qui dormaient en plein air à proximité de leurs villages. Les soldats montaient dans les autobus et arrêtaient les passagers soupçonnés d’avoir des liens avec la guérilla. C’était l’époque de « la Violencia » [14] et je ne comprenais rien à ce qui se passait. Par la suite, je revins souvent en Colombie – le pays d’Amérique latine que j’aime le plus – et je commençai à comprendre les événements de ces années-là, l’implacable lutte pour le pouvoir entre les partis conservateur et libéral et l’effrayante violence sur laquelle elle déboucha : arrestations, persécutions et assassinats en masse. Dans les montagnes des trois départements, Huila, Tolima et Cauca, de petits groupes de guérillas communistes se soulevèrent en armes pour défendre les paysans contre les forces répressives de l’État. J’appris ce que furent la guerre de Villarica et lesdites républiques communistes indépendantes [15]. Je décidai de rendre hommage à ces guérilléros en écrivant un livre sur eux. Je ressens personnellement une forte hostilité à l’égard des communistes, mais ce n’est pas une bonne raison pour ne pas célébrer ces hommes courageux. Un des chefs, Manuel Marulanda, alias Tirofijo, fut le meilleur guérillero des temps modernes en Amérique latine [16]. J’insiste. Ça n’a pas été Che Guevara – malgré les louanges dont il est l’objet – mais bien Tirofijo. J’ai vécu, à différentes époques, pendant des mois dans les montagnes ; j’ai parlé avec de nombreux paysans et des survivants de la guérilla, je suis arrivé à Marquetalia et Río Chiquito, où les guérilleros avaient résisté avec un grand courage aux assauts de l’armée [17]. J’ai même rencontré Marulanda. Mon livre est l’histoire de la guérilla pendant les années antérieures à la fondation des Farc, une époque de grande intégrité dans le combat et dans l’idéologie. Mon livre n’est pas un roman, mais un travail d’histoire vécue. Il n’a jamais été publié. Les éditeurs européens ne s’intéressaient pas à ce qui s’était produit en Colombie ; quant aux colombiens, ils craignaient les représailles qui suivraient la publication d’un livre favorable aux guérillas communistes. En définitive, j’ai moi-même financé une petite édition à Bogotá.
C. A. : Parlez-moi de votre dernier livre, Mastatal, l’histoire d’une colonie individualiste au Costa Rica, qui accueillit, entre autres, des survivants de la bande à Bonnot.
M. M. : Mastatal est le nom d’une petite colonie anarchiste fondée dans la jungle montagneuse du Costa Rica par un individualiste français qui vécut là sous le nom de Pedro Prat [18]. La colonie dura quelques trois décennies, dans la première moitié du siècle passé. Très peu de monde connaissait son existence, même dans les milieux libertaires ; c’est au cours de mes recherches sur la bande à Bonnot que je la découvris [19]. Je savais que Rodriguez y avait séjourné, longtemps après les faits sanglants de 1912, et même qu’il avait essayé de lui imprimer une nouvelle vie. De nombreuses années se sont écoulées avant que j’aille moi-même à Mastatal et que je noue une longue amitié avec le dernier survivant de la colonie. Les communautés, les colonies et les autres formes de vie en commun ne m’ont jamais beaucoup intéressé. En outre, l’épisode de Mastatal a été pratiquement ignoré de l’anarchisme français et a existé en marge de son histoire. Je me suis intéressé aux vies obscures des personnes qui, à un moment ou à un autre, sont passées par là. Et il me semble que le projet de forger leur propre émancipation ici et maintenant, à partir d’une expérience de « retour à la nature », mérite notre attention même s’il peut paraître aujourd’hui ingénu. Dans ce livre, j’essaie, en outre, de reconstruire l’histoire du mouvement anarcho-individualiste français de l’entre-deux guerres.
C. A. : Comme je vis en Amérique latine et que je connais un peu les luttes des peuples indigènes, votre manière de décrire l’incompréhension entre vos personnages, tous évadés des révoltes européennes, et les civilisations méso-américaines m’a semblé très honnête. À quoi est due, selon vous, cette incompréhension ?
M. M. : Je ne veux pas m’aventurer sur ce terrain. Il est vrai que les anarchistes français qui se rendirent à Mastatal – et pas eux seulement – traitèrent avec une apparente indifférence les Indiens Huetares qui vivaient dans des conditions épouvantables. Le problème est que ces hommes et ces femmes arrivèrent au Costa Rica dans une époque de colonialisme rampant où prédominait en Europe la croyance en la supériorité intellectuelle, morale et technique de la race blanche sur toutes les autres. À la différence d’aujourd’hui, les socialistes et les anarchistes d’alors ne savaient pratiquement rien des luttes des autres peuples. Il est bien connu, par exemple, que la majorité des acteurs de la Commune de Paris déportés en Nouvelle-Calédonie choisirent le camp de leurs geôliers pour affronter les natifs canaques lorsque ceux-ci se rebellèrent contre la domination coloniale. Les anarchistes de Mastatal luttèrent pour leur émancipation dans une région reculée du Costa Rica ; ils refusèrent les idées fallacieuses, les concepts et les conventions que la société utilise pour limiter et soumettre les individus. C’est là leur réussite, mais il est vrai aussi qu’ils ne pouvaient se défaire de la conscience d’être blancs avec tout ce que ça implique. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que ce n’était pas des anarchistes sociaux mais des individualistes qui se proposaient d’abord de changer leur vie, et non pas la vie. Ce qui, bien entendu, n’est pas une excuse.
C. A. : Quel sera votre prochaine aventure littéraire ?
M. M. : Cinq livres en quarante ans – des livres qui ont eu peu de résonance – ce n’est pas beaucoup. J’ai parfois le sentiment d’avoir passé toutes ces années à chercher des éditeurs pour mes livres et à travailler pour financer les traductions. Je sais parfaitement que je ne suis pas le seul dans ce cas et que beaucoup d’autres écrivains ont vécu la même expérience. Mais non. D’autres projets, je n’en ai pas.
Malcolm et moi ne sommes pas d’accord là-dessus. Je sais qu’il va continuer à écrire – je devine même sur quoi, mais je ne le dirai pas – et que son œuvre, comme celle de tous les bons écrivains, finira par trouver sa voie.
Entretien recueilli par Claudio ALBERTANI
(traduit de l’espagnol par Oscar Borillo)
Paris-Tepoztlán, janvier-septembre 2010
Le Monde libertaire, hors-série, n° 40,
du 23 décembre 2010 au 23 février 2011.
[bleu marine]BIBLIOGRAPHIE DE MALCOLM MENZIES[/bleu marine]
● Makhno, une épopée. Le soulèvement anarchiste en Ukraine (1918-1921), Paris, Belfond, 1972 ; réédition : Makhno, une épopée, Paris, L’Échappée, 2017.
● En exil chez les hommes, Troesnes, Corps 9 Édition, 1985 ; réédition : Paris, Rue des Cascades, 2007.
● Trois contes des îles, Troesnes, Corps 9 Édition, 1987.
● Desde las montañas de Colombia, Bogotá, Editorial Mabillon, 1999.
● Mastatal, Bassac, Éditions Plein Chant, 2009.
● Deux lueurs de temps. Le poète et le bandit, Bassac, Éditions Plein Chant, 2014.
Trois livres de Malcom Menzies ont été recensés sur À contretemps :
En exil chez les hommes
Mastatal
Makhno, une épopée