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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Les évasions impossibles de Victor Serge
À contretemps, n° 20, juin 2005
Article mis en ligne le 23 avril 2006
dernière modification le 15 novembre 2014

par .

Claudio Albertani – que nos lecteurs connaissent pour avoir lu son « Toni Negri et la déconcertante trajectoire de l’opéraïsme italien » dans le numéro 13, septembre 2003, de notre bulletin – travaille depuis plusieurs années à une biographie de Victor Serge. La raison nous a semblé suffisante pour lui proposer d’introduire ce numéro, ce qu’il a accepté de bonne grâce. L’étude qu’il nous livre résulte de la fusion de deux textes : « Las evasiones imposibles de Victor Serge », datant de mai 2003 et déjà publié en espagnol, et « De exilio en exilio : Victor Serge en la Ciudad de México (1941-1947) », écrit en février de cette année et inédit à ce jour. Le portrait de Victor Serge qui se dégage de cette étude est, selon nous, fort juste, et il l’est d’autant que Claudio Albertani a pu compter sur le témoignage du peintre Vlady Kibaltchiche, son fils, installé à Cuernavaca (Mexique), et consulter ses archives personnelles. Gageons que le lecteur appréciera cette entrée en matière.

« Planète sans visa, sans argent, sans boussole, grand ciel nu sans comètes,
Le Fils de l’homme n’a plus où reposer sa tête... »

Victor Serge


Victor-Napoléon Lvovich Kibaltchiche – alias Victor Serge, Le Rétif, Le Masque, Ralph, Victor Stern, Alexis Berlovski, Sergo, Siegfried, Gottlieb, V. Poderewski et quelques autres pseudonymes – naît en exil, à Bruxelles, le 31 décembre 1890, de parents russes, et meurt, toujours en exil, à Mexico, le 17 novembre 1947.

Une existence à la frontière de deux mondes : l’optimiste et hypocrite Europe d’avant la Grande Guerre et les sombres empires totalitaires de la première moitié du XXe siècle. Une vie de lutte passionnée contre l’un et l’autre. Militant dès l’âge de quinze ans, il connaît la prison à vingt-deux, participe aux révolutions russe, espagnole et allemande, développe ses activités dans quatre autres pays : la Belgique, la France, l’Autriche et le Mexique. Malgré sa grande intelligence et son talent, il ne succombe jamais, comme tant d’autres révolutionnaires, à la tentation de devenir un chef.

Le parcours d’un hérétique

Il commence à gagner sa vie à treize ans et exerce les métiers de dessinateur, photographe ambulant, gazier, typographe, traducteur, correcteur d’imprimerie. Une journée de travail de dix heures et un salaire de misère ne l’empêchent jamais de nourrir son esprit, d’étudier, de cultiver l’amitié. Il est vrai que, peut-être par tradition familiale, Victor dispose d’un bien très rare – encore plus rare de nos jours qu’à cette époque : la conscience sociale. Autodidacte, anarchiste convaincu, il donne sa première conférence à quinze ans. Le thème ? La révolution russe de 1905.

Encore adolescent, il part pour Paris où il se lie avec des anarchistes individualistes qui prônent une guerre à mort contre la société. Partageant leur indignation, mais non leurs méthodes, il est pourtant impliqué dans une tragique affaire où s’illustrent les activistes – romantiques et végétariens – de la bande à Bonnot. Innocent, il refuse de les dénoncer, purgeant ainsi, et uniquement pour cette raison, cinq années d’emprisonnement. Sa première condamnation. Il y en aura d’autres.

Libéré en 1917, il passe juste à temps les Pyrénées pour participer au soulèvement manqué de juillet à Barcelone. Il commence alors à signer ses articles, dans la presse anarcho-syndicaliste, sous le pseudonyme de Victor Serge, qu’il gardera jusqu’à la fin de ses jours.

Quand brille, au lointain, la flamme de la révolution russe, Victor entend l’appel de ses origines et, après de multiples aventures et un séjour prolongé dans un camp de concentration français, arrive à Petrograd au début de 1919. Dans ce « monde mortellement glacé », il se trouve des racines et, en pleine guerre civile, adhère avec enthousiasme, comme d’autres anarchistes de cette époque, à la cause de Lénine.

« Nous sortons du néant, nous entrons dans le domaine de la volonté... Un pays nous attend où la vie recommence à neuf... », écrit-il dans Mémoires d’un révolutionnaire [1]. Ce qui suit relève de l’histoire : Victor Serge participe à la fondation de l’Internationale communiste (Komintern) et devient membre du conseil des commissaires du peuple de la Commune du Nord (Petrograd). Ce faisant, il ne met jamais en veilleuse sa sensibilité libertaire à fleur de peau et sa forte indépendance d’esprit, qualités qui l’inciteront, par la suite, à se livrer à une féroce critique du stalinisme. Combattant, journaliste, traducteur, organisateur des services de presse du Komintern, agent clandestin en Allemagne, membre de l’Opposition de gauche à partir de 1924, Victor Serge vit de l’intérieur l’échec de la révolution en Europe et la dégénérescence progressive du régime soviétique. Sans jamais perdre l’espoir, cependant, d’une transformation sociale radicale.

C’est relativement tard qu’il commence à écrire. « Pas par amour de la “littérature” », précise-t-il, mais parce qu’ « il faut témoigner sur ce temps ; le témoin passe mais il arrive que le témoignage reste » [2]. Le besoin naît en 1928, alors qu’il se remet d’une grave maladie où il a frôlé la mort. L’écriture devient, dès lors, une nouvelle raison de vivre. « Mon activité antérieure, témoigne-t-il, m’apparut tout à coup comme futile et insuffisante. L’impulsion que je reçus alors – plus exactement qui naquit en moi – fut d’une telle vigueur qu’elle s’est maintenue jusqu’à ce jour, dans les circonstances les plus contraires. » [3]

Bien que sa maîtrise du russe soit parfaite, Victor Serge choisit d’écrire en français, sa langue natale. Il est vrai que ses chances d’être édité en URSS sont nulles. Arrêté une première fois en 1928, il connaît une période de profonde solitude, où, s’attendant à chaque instant à recevoir la visite de la police secrète, il écrit sans cesse, affinant ses idées.

En 1933, Serge est envoyé en résidence forcée à Orenburg, antichambre géographique et politique de la Sibérie. À cette époque, presque personne ne sort d’URSS – encore moins de captivité –, mais la campagne qu’organisent ses amis français autour de « l’affaire Victor Serge » et la discrète intervention de Romain Rolland en sa faveur rendent la chose possible [4]. Cas pratiquement unique dans l’histoire du communisme, Serge, son épouse Liouba Alexandrovna Roussakova et ses deux enfants, Vlady et Jeannine, peuvent quitter l’URSS. C’est le l7 avril 1936, quelques mois avant les procès de Moscou, qu’ils débarquent à Bruxelles.

À partir de ce moment, notre auteur n’a plus qu’une obsession : raconter la tragédie de la révolution triomphante qui se dévore elle-même. Plein de sa propre expérience, il explore tous les genres : mémoires, romans, correspondances, essais et études historiques, sans compter des centaines d’articles et un nombre incalculable de pages restées inédites. Quelques mois après son arrivée en Europe occidentale, il publie Destin d’une révolution [5], première étude de l’univers concentrationnaire soviétique.

À travers cinq romans d’une grande force épique, Victor Serge s’attachera à décrire les grands soulèvements révolutionnaires auxquels il fut mêlé, mais aussi les réussites et les échecs de leurs protagonistes : les prisonniers dans la France de la Belle Epoque dans Les Hommes dans la prison, les insurgés de Barcelone en 1917 dans Naissance de notre force, les défenseurs de Petrograd en 1919 dans Ville conquise, les vieux bolcheviques déportés en 1933-1936 dans Il est minuit dans le siècle et le drame de la fidélité au Parti à l’époque des grandes purges dans L’Affaire Toulaev, probablement son chef-d’œuvre [6].

Étrange paradoxe : cet homme, qui fut avant tout un révolutionnaire, vit se briser l’espoir de « transformer la société », s’excusa presque d’oser écrire des romans et finit par laisser une œuvre littéraire admirable qui transcende toutes les frontières et où, comme le dit son fils, le peintre Vlady, « l’éthique se mue en esthétique ». Une œuvre qu’il composa dans l’errance, confronté à d’énormes difficultés matérielles, plusieurs fois dépouillé du peu qu’il possédait, poursuivi par la police et les dictatures, avec pour seul et unique désir l’impérieuse nécessité de redonner vie à des êtres humains uniques et inconnus.

L’envers de l’histoire

Les Mémoires d’un révolutionnaire expriment avec une force particulière l’idée de littérature de témoignage, qui traverse toute l’œuvre de Victor Serge. Au fur et à mesure qu’on pénètre dans ce « monde sans évasion possible où il ne restait qu’à se battre pour une évasion impossible » [7], le lecteur plonge dans le destin impénétrable des héros anonymes et vaincus. Aucune condescendance, cependant. « J’exècre le rôle de victime », écrit Victor Serge. « Il n’y a de pire que l’autre. Une nécessité pareille à une complicité rattache souvent la victime au tourmenteur, le supplicié au bourreau. » [8]

Il en résulte une histoire faite de beaucoup d’histoires ou, si l’on préfère, un roman polyphonique où les acteurs, individuels et collectifs, jouent tour à tour leur rôle, nous renvoyant une image grandiose d’une humanité en mouvement. Et l’une des vertus des Mémoires d’un révolutionnaire tient, précisément, à sa profondeur plastique. Comme dans une fresque monumentale, les grandes étapes du drame révolutionnaire se succèdent, l’une après l’autre, dans un ordre implacable. La fin était-elle implicitement contenue dans le commencement ? Serge pense que non. Le stalinisme a triomphé, mais le dénouement aurait pu être différent. Même le mot « destin », qu’il emploie fréquemment, n’implique aucune nécessité mécanique ; il exprime plutôt la possibilité de revenir à l’histoire, de saisir pour l’avenir l’héritage de ses opportunités perdues.

Quand prit fin la guerre civile, nous dit Victor Serge, on aurait pu chercher la solution des problèmes de la nouvelle société dans la démocratie ouvrière et dans la liberté d’opinion plutôt que dans le monopole du pouvoir, la répression des hérétiques et le parti unique. La création de la Tcheka, insiste-t-il, avec ses méthodes d’inquisition secrète, fut une erreur tragique, comme le fut la répression barbare exercée, en 1921, contre les marins de Cronstadt qui, loin d’être des contre-révolutionnaires, exigeaient la démocratie. Dans tout cela, la responsabilité du Parti bolchevique est énorme, et l’écrire vaudra à Victor Serge une douloureuse, mais nécessaire, rupture avec Léon Trotski [9].

Recherche incessante d’alternatives libertaires et refus de tout pensée close, telle est la grande leçon que l’on peut tirer de la lecture des Mémoires d’un révolutionnaire. Pessimiste de la raison, Victor Serge ne perd pas plus espoir qu’il ne renonce au projet socialiste des origines, dont il fait l’axe central de toute une vie. C’est cette approche qui fait l’originalité de ce livre, si différent, par ailleurs, de tous ceux qui ont traité du communisme. Une récente anthologie sur le totalitarisme, rassemblée par Enzo Traverso [10], inclut, ainsi, deux textes de notre auteur, dont l’un – un fragment d’une lettre de 1933 figurant dans les Mémoires d’un révolutionnaire [11] – constitue probablement la première contribution d’orientation marxiste où l’on emploie le terme totalitarisme dans son sens actuel. De son côté, Adam Hochschild, auteur d’une importante étude sur les survivants des camps de concentration d’URSS, fait des mêmes Mémoires un « classique oublié », une clef indispensable pour comprendre les origines de la terreur soviétique dans les années 1920-1930 [12]. Inventaire des espoirs du siècle passé et évaluation lucide de ses échecs, les Mémoires d’un révolutionnaire se ferment sur un bilan amer, contrasté, et finalement encourageant : « Nous ne sommes vaincus que dans l’immédiat, y écrit Victor Serge. Nous avons apporté dans les luttes un certain maximum de conscience et de volonté, de beaucoup supérieure à nos propres forces... Nous avons tous quantité d’erreurs et de fautes derrière nous parce que la démarche de toute pensée créatrice ne saurait être que vacillante et trébuchante... Cette réserve faite, qui appelle les examens de conscience, nous avons eu étonnamment raison. » [13]

D’exil en exil : le Mexique (1941-1947)

Les Mémoires d’un révolutionnaire s’arrêtent « au seuil du Mexique ». Dernière étape d’une existence d’éternel proscrit, le séjour mexicain de Victor Serge occupe le plus souvent une place marginale dans les essais biographiques qu’on lui consacre. Ici, et pour d’évidentes raisons de proximité psycho-géographiques, on lui accordera l’importance que, d’après nous, il mérite à plusieurs points de vue.

Victor Serge arrive au Mexique le 5 septembre 1941, en compagnie de son fils Vlady, après une pénible expédition faite d’attentes et de détours par Marseille, Casablanca, la Martinique, Ciudad Trujillo (Saint-Domingue), La Havane et Mérida. Pour tout bien, père et fils possèdent deux lourdes malles emplies de manuscrits, d’aquarelles et de dessins, une valise de vêtements et quelques objets de famille sauvés à grand-peine du naufrage. Pour seule pièce d’identité, une pauvre fiche d’immigrants apatrides expédiée le 28 janvier 1941 de Marseille par le consul général du Mexique, Gilberto Bosques, diplomate courageux et bienfaiteur de centaines de réfugiés antifascistes.

Les cheveux gris, de taille moyenne, robuste, Victor Serge paraît alors un peu plus que ses 51 ans. Il émane de son regard une force tranquille, une profonde intégrité, une pointe de lassitude aussi. À l’aéroport Benito Juarez de Mexico, les attend la silhouette familière de l’écrivain Julián Gorkin (Julián Gómez Garcia). Il est accompagné de l’éditeur Bartolomeu Costa Amic et du journaliste Enrique Gironella (Eric Adroher i Pascual). Tous trois sont des membres importants du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), parti communiste espagnol dissident dont le secrétaire général, Andres Nin, grand ami de Serge, a été assassiné à Barcelone par des agents soviétiques. Tous trois sont aussi des réfugiés politiques, survivants d’un autre drame : la révolution espagnole.

Dans les mois précédant l’arrivée de Victor et de Vlady, Gorkin, Costa Amic et Gironella ont exercé une pression discrète, mais constante, auprès des autorités mexicaines pour activer la venue de leurs amis. « Sans eux, écrit Victor dans ses Mémoires, j’étais presque irrémissiblement perdu. Destin privilégié, c’est la deuxième fois en six ans que ce miracle rationnel de la solidarité s’accomplit pour moi. Nous nous tenons ainsi, d’un bout à l’autre, peu nombreux, mais sûrs les uns des autres. » [14] Eux et les autres, ces « peu nombreux » qui permirent pourtant à ces « individus sans État ni nation », à ces proscrits de fuir la peste brune, il faut les citer pour le coup : Varian Fry, un Nord-Américain courageux qui, de Marseille, risque sa vie pour sauver des artistes et des intellectuels menacés [15] ; Nancy et Dwight Mac Donald [16], des activistes de la gauche new-yorkaise ; Max Eastman [17], un ancien collaborateur de Léon Trotski ; Frank Tannenbaum, le grand historien de la révolution mexicaine [18].

Épuisés par leur long périple, Victor et Vlady passent leur première nuit mexicaine à l’hôtel Gillow, situé dans le centre-ville, non loin d’Isabel la Catolica et de Cinco de Mayo, et qui existe encore. Nul doute qu’ils savourèrent le plaisir de dormir enfin tranquilles.

Premières impressions de Mexico ? La ville a de quoi étonner le visiteur débarquant d’une Europe de toutes les pénuries. L’ambiance y est frivole et la foule festive ; les automobiles importées des États-Unis y étalent leur luxe ; les cafés y débordent de clients jusque tard dans la nuit ; les clinquantes réclames publicitaires y affichent leur modernisme agressif ; dans les cinémas, Arturo de Cordoba, jeune premier de l’époque, fait salle comble.

Mais Serge comprend vite que le Mexique est un pays excessif, où l’opulence la plus flagrante et la misère la plus extrême coexistent et semblent s’ignorer mutuellement. Les mesures révolutionnaires du président Lázaro Cardenas ont, certes, bénéficié aux ouvriers et aux paysans, mais désormais un autre vent souffle. Élu l’année précédant l’arrivée de Serge, au terme d’un processus électoral contesté, le gouvernement du président Manuel Ávila Camacho a tout du régime de transition. Transition vers quoi ? Rien n’est sûr. Tandis qu’à Mexico, le tout nouveau chef du département du District fédéral, Javier Rojo Gómez, planifie des travaux ambitieux pour la ville, les campagnes s’enfoncent dans la misère. Là-bas, la vie s’écoule comme avant, selon ses rythmes séculaires, faits de lenteur et de violence. Observateur subtil, Serge est frappé par la culture indigène, en étudie sérieusement les racines et comprend que l’avenir du Mexique ne passe pas par l’imitation du pire qu’offre le modèle nord-américain. Pour aller de l’avant, pense-t-il, le pays doit chercher une autre voie. La fréquentation du Mexique lui permettra d’élargir ses horizons intellectuels. Serge y pressent en tout cas l’importance de l’homme « non européen » ; il y exprime aussi des opinions très actuelles sur le pays. Celle-ci, par exemple : « Le Mexique est un pays en deux tons, sans classes moyennes ou insignifiantes ; en haut la société du dollar, en bas la primitivité, souvent la misère, de l’Indien. » [19]

Dès son arrivée au Mexique, les difficultés matérielles pointent. Malgré ses nombreux talents, Serge éprouve les pires difficultés à trouver un emploi correspondant à ses capacités. Supportant avec dignité de travailler pour une misère, il survit en économisant sur tout : les timbres, le papier (pelure, le moins cher) sur lequel il écrit ses manuscrits, les cafés – très populaires parmi les exilés – qu’il ne fréquente jamais, faute d’argent, de temps aussi. Il parvient à louer un petit appartement, rue Pedro Baranda, puis partage celui de Julián Gorkin, rue Victoria, avant de se fixer finalement rue Hermosillo de la Colonia Roma. Mais son principal sujet d’angoisse tient, alors, au sort de ses proches restés en Europe : sa fille Jeannine, âgée d’à peine cinq ans ; son ex-épouse Liouba qui, nerveusement épuisée, se trouve internée dans une clinique psychiatrique du côté d’Aix ; sa nouvelle compagne, enfin, la future archéologue Laurette Séjournée. Il lui faut attendre mars 1942 pour que Jeannine et Laurette puissent, après beaucoup de difficultés, le rejoindre à Mexico [20] et que, sur ce plan-là au moins, il connaisse une certaine quiétude.

En règle générale, pourtant, les temps sont difficiles. Des histoires d’espions nazis atterrissant dans des régions éloignées du Mexique pour attiser clandestinement la propagande belliciste contribuent à amplifier le sentiment que le pays ne pourra pas se soustraire longtemps au conflit mondial. Des titres de presse sur huit colonnes enregistrent jour après jour l’avancée apparemment irrésistible des troupes allemandes en territoire soviétique [21]. Le Mexique fait l’effet d’un chaudron où bouillonnent des idéologies contraires servies, en toute impunité, par des agents de l’Axe, des États-Unis et, plus particulièrement, de l’Union soviétique, dont le dernier fait d’armes est l’assassinat de Trotski. Un Mexique de tous les dangers, en somme.

Assurer la survie de sa famille, certes, mais surtout continuer d’écrire, de porter témoignage, avant que le destin s’en mêle. Ces années mexicaines furent, pour Serge, de grande solitude, mais aussi d’intense créativité. Il écrit « pour le seul tiroir », à la fois conscient de la valeur de son œuvre et convaincu que l’époque n’est pas mûre pour la recevoir, mais il écrit du matin au soir, sans s’accorder le moindre repos, presque frénétiquement, comme tenaillé par une sorte de quête mystique. En cinq ans, sa production atteint des niveaux impressionnants. Qu’on en juge : outre qu’il achève la rédaction des Mémoires d’un révolutionnaire, il rédige Les Années sans pardon, Carnets, les Derniers Temps [22] et Vie et mort de Léon Trotski [23]. À cela, qui n’est pas rien, il faut ajouter une quantité infinie de nouvelles, poèmes, essais, dont certains demeurent inédits, et d’articles, qui lui permettent de toucher quelques subsides et sont publiés dans la presse nord-américaine, grâce à son ami Dwight Mac Donald, et latino-américaine. Serge y aborde des thématiques aussi différentes que le Mexique précolombien [24], l’antisémitisme, la guerre du Pacifique, le Japon, l’Allemagne, le ghetto de Varsovie, tant d’autres encore.

Pourtant, Serge, qui fut d’abord écrivain, n’accorde qu’une importance secondaire à son travail de création littéraire. Pour le moins, il ne le sépare pas de son activité politique au sein d’une « émigration socialiste composite et plutôt défavorisée », cette communauté militante n’ayant, comme il le dit lui-même, « jamais cessé de maintenir [sa] protestation contre tous les despotismes sans exception » ni « consent[i] à dénoncer certains camps de concentration en faisant le silence sur d’autres... » [25]

Avec quelques-uns de ces exilés non conformes – et parmi eux, entre autres, les « poumistes » espagnols Julian Gorkin, Narciso Molins i Fabregas, Sergio Balada, le « psopiste » français Marceau Pivert, le poète Benjamin Péret, l’ex-communiste italien Paul Chevalier (Léo Valiani), l’écrivain polonais Jean Malaquais (Vladimir Malacki) et l’ex-communiste allemand Gustav Regler –, Victor Serge fonde un petit cercle de réflexion, « Socialismo y Libertad », animé du désir de reconstruire, au-delà des anciennes divisions entres socialistes, anarchistes et communistes, un grand mouvement socialiste internationaliste. Le groupe éditera deux revues d’excellente facture : Análisis, et plus encore Mundo – dont Vlady et José Bartoli seront les illustrateurs. Outre des informations sur la résistance antifasciste en Europe, on y trouve des analyses de haut niveau sur la culture mexicaine, l’indigénisme, le cardénisme, la problématique latino-américaine, mais aussi sur la psychologie, le bolchevisme, la question juive, le nationalisme et la question du totalitarisme, abordée sans céder aux sirènes de la propagande pro-américaine et dans une double perspective, européenne et latino-américaine.

Jusqu’à nos jours, l’histoire est demeurée résolument muette sur cette expérience, à bien des égards unique, du groupe « Socialismo y Libertad » [26] et de sa revue, Mundo, qui représenta l’un des rares espaces de débat et d’analyse politiques où, au-delà de tout dogmatisme et sectarisme de chapelle, des socialistes de diverses tendances purent réellement échanger des idées. Inutile de préciser qu’en son temps ce projet éditorial se heurta à la franche hostilité d’une gauche mexicaine largement inféodée aux directives de Moscou et qui s’arrangea pour le déconsidérer et le boycotter. Ainsi, parce qu’ils étaient la conscience inaudible d’une révolution russe ayant accouché du pire, la rencontre de Serge et de ses amis avec le Mexique eut tout du rendez-vous manqué et de l’hypothèse impossible.

Manipulés dans la coulisse par des agents d’influence pro-soviétiques – parmi lesquels Otto Katz, Léo Zuckermann, Paul Merker, Anna Seghers, Ludwig Renn et Vittorio Vidali –, le Parti communiste mexicain et le journal El Popular, dirigé par Vicente Lombardo Toledano, entreprennent une campagne visant à obtenir l’expulsion de Serge et de ses compagnons du Mexique sous l’extravagante accusation d’être des agents du nazisme [27].

« Dans les rues de Mexico, écrit Serge, j’éprouve la sensation singulière de n’être plus hors du droit. N’être plus l’homme traqué, en sursis d’internement ou de disparition... “Méfiez-vous, me dit-on seulement, de certains revolvers” Cela va de soi. J’ai trop vécu pour ne vivre que dans l’immédiat. » [28] La méfiance était bonne conseillère puisque, le 1er avril 1943, il échappe à une tentative d’assassinat quand, aux cris de « Mort à la Cinquième Colonne », une centaine de nervis staliniens armés de poignards, de matraques et de pistolets, assiègent le local du Centre culturel ibéro-mexicain où Serge doit s’exprimer en public.

Si elle n’atteignit pas son principal objectif, la campagne stalinienne de discrédit contribua à isoler politiquement le groupe « Socialismo y Libertad », et Serge du même coup. De fait, il eut ici peu d’amis. Le plus proche d’entre eux fut sans doute le psychanalyste juif autrichien Fritz Fraenckel, qui avait organisé, en Espagne, le service sanitaire des Brigades internationales avant de devenir un adversaire définitif du totalitarisme stalinien [29]. Personnage méconnu, F. Fraenckel exerça une profonde influence sur Serge, le poussant à étudier la relation complexe entre psychologie et socialisme que notre auteur analysera dans un texte portant le même titre publié dans Mundo. Parmi les amis mexicains, il faut citer Octavio Paz, même si la seule personne avec laquelle il entretint des liens de profonde amitié fut certainement Ramón Denegri, vieux magoniste et ex-ambassadeur du Mexique auprès de la République espagnole.

Victor Serge meurt le 17 novembre 1947 dans un taxi, seul, avec, en poche, un poème – Mains – qu’il n’est pas parvenu à remettre à Vlady. Le chauffeur dépose le corps au poste de police le plus proche. Écoutons le témoignage de son ami Julián Gorkin : « Passé minuit, nous trouvâmes le corps. Dans une pièce aux murs gris, nue et misérable, il était étendu sur une vieille table d’opération. Les semelles de ses chaussures, usées jusqu’à la corde, étaient trouées. Il portait une chemise d’ouvrier. Un morceau de sparadrap maintenait sa bouche fermée, cette bouche qu’aucune des tyrannies n’était parvenu à bâillonner. Ce corps aurait pu être celui d’un vagabond recueilli par charité. Mais n’avait-il pas été un éternel errant de la vie et de son idéal ? Son visage portait encore une expression d’ironie amère et de protestation, la dernière de Victor Serge, un homme qui, sa vie durant, avait protesté contre les injustices humaines » [30]. Cause de la mort : attaque cardiaque, selon le rapport médical. Comme Tina Modotti, ex-agent soviétique, morte de la même manière : dans un taxi et d’une attaque cardiaque... Empoisonnement ? Improbable, mais des doutes subsistent. Notons simplement que Serge était effectivement malade du cœur et ajoutons qu’aucune autopsie ne fut pratiquée. Quelques jours après le décès de Serge, Ramón Denegri confie à Vlady : « Il faut que vous sachiez que l’on a tué votre père. » Ainsi, la vérité sur la mort de Victor Serge ne sera jamais sûre.

Claudio ALBERTANI

[Traduit de l’espagnol par Monica Gruszka.]


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