Une série d’images prises depuis un téléphone portable navigue sur la Toile des affects. On y voit une « ZAD » du pauvre bâtie à la va-vite sur un rond-point haut-savoyard, une baraque en flammes et des forces du désordre faisant cordon autour de femmes et d’hommes occupant les lieux et dansant en nombre sur la chanson La Foule d’Édith Piaf. À les regarder, ces images, on comprend l’essentiel d’un incroyable défi : détruisez, nous reconstruirons ailleurs. C’est l’expression même d’une authentique puissance fondée sur une claire conscience des fraternités et des connivences qui s’arriment depuis trois mois à ces éclats de fugue en jaune majeur que sont les ronds-points, les dérives en zone dangereuse, les coups de main échangés, les histoires partagées, les traverses empruntées, la vie réinventée.
Murmure des foules et parole d’experts
Par milliers, d’autres images témoignent, de la même façon, du réveil des multitudes, de leur joie d’être debout, rassemblées, vivantes, faisant communauté humaine, enfin. Ces images sont évidemment plus que des images. Elles disent, elles répètent ce « caractère immuable du murmure » auquel, affirmait André Breton, il faut toujours se fier. C’est précisément ce murmure, passé de la plainte au grondement, que la caste journalistique, tout empreinte de ses servitudes volontaires et si pauvrement dotée en intelligence critique, n’a pas su ou voulu entendre. C’est encore ce murmure que des « intellectuels » atones, puis désemparés, se sont tardivement mis en tête d’interpréter, ou de sur-interpréter, à partir de leur savoir théorique et des quelques critères – historiques et sociologiques – qu’il leur confère. Jacquerie, fronde, charivari, mais qu’est-ce ? Peuple, pas peuple, quart de peuple, plèbe, tiers de plèbe, comment dire ? 1789, 1830, 1848, quelle filiation ? Gauche, droite, ultragauche, ultradroite, d’où ça vient et où ça va tout ça ? Ils ont débattu, les intellectuels. Ils sont payés pour ça – pas cher, parfois, mais peu importe. Ils sont payés pour construire une vérité ou la déconstruire, ce qui somme toute revient au même. Le fracas de leur pensée n’impressionne que la caste des sous-experts qui les lisent – journalistes, universitaires, « gauchistes » ou « radicaux », dont les pauvres imaginaires se rejoignent dans leur commune détestation du « beauf » de la France d’en bas qui ne comprend rien à l’intersectionnalité et se soucie comme d’une guigne de l’écriture inclusive. Car les pauvres – ou les « petits-moyens », pour reprendre la subtile typologie de l’expertise – ont leurs limites, c’est bien connu. Ils comptent plus qu’ils ne pensent. Ils éructent plus qu’ils ne formulent. Ils manquent d’envergure, en somme, pour être autre chose que ce qu’ils sont : des « petits-moyens ».
C’est sur la base de ses préjugés ou de ses pré-requis, et passé un temps de reposant silence intellectuel, que la langue bavarde de la sociologie d’État a ouvert le vaste champ de l’analyse. Devenus sujets d’un inattendu, d’un non-prédit, les Gilets jaunes méritaient bien qu’on leur expliquât, enfin, où était, ou devait être, le sens de leur histoire. Avec les mêmes intentions – éclaircissantes jusqu’à l’obscur – ont suivi les historiens, les philosophes et les littérateurs, campant sur leurs propres repères et sûrs de leur fait, mais incapables de saisir, pour la plupart, la singularité de cette constellation jaune si intensément chargée de tout ce qu’on voudra de contradictoire, mais capable d’éprouver, par-delà les différences qui la fondent, cette émotion commune qui naît d’un soulèvement, cette solidarité joyeuse que suscite l’échange, cette joie certaine qui vient de l’idée d’un possible attesté par le fait que la peur est en train de changer de camp.
Et peur il y eut bien, et peur il y a encore. Il n’y a qu’à regarder n’importe quel Macron, Philippe, Castaner ou Griveaux pour s’en convaincre : ils ont vieilli d’un coup. Surarmée, la police veille. Le pouvoir se sait à l’abri. Provisoirement. Mais il n’ignore pas que la question reste ouverte. Et que c’est la bonne : comment tenir devant le trop-plein des colères conjugables ? Un ancien ministre de l’Éducation, dont même l’Académie ne veut pas, a donné la réponse : tirer au ventre.
Du domaine des vanités
Quand l’expert peine à appréhender le concret d’un moment d’histoire où tout bascule et tout s’emmêle des humiliations et des ressentiments accumulés depuis des lustres, il sort ses fiches, il trie, il classe, il sépare le bon grain de l’ivraie. L’expertise tient d’une méthode qui quantifie le malheur social, mais n’en prévoit aucun effet. Que celles et ceux qui, pressurés, licenciés, humiliés, surnuméraires, ponctionnés, rançonnés, oubliés, puissent un jour se lever, chacun pour ses raisons, mais en faisant cause commune, le logiciel de l’expertise ne l’a pas prévu. Les révoltes sont toujours soudaines ; c’est leur compréhension qui tarde.
Le « radical », lui, s’arrange avec ses certitudes. Besoin de rien, sauf de croire que sa raison aura raison de tout puisqu’il est, par définition, « dans l’Histoire », qu’il en maîtrise le sens, qu’il en connaît les ruses. Son truc, c’est « la Classe », une entité qu’il continue d’agiter comme un fétiche, à tout bout de champ, convaincu qu’il n’est de juste combat que venant d’elle, c’est-à-dire de nulle part désormais. Son cas relève d’une pathologie lourde : son objet s’est volatilisé, et il l’ignore. Du coup, il regarde passer les trains en attendant le bon, celui qui ne viendra jamais. L’histoire jugera de sa « radicale » pertinence.
Le « gauchiste » new style, converti au sociétal avec le même enthousiasme qu’un Goupil rallié au macronisme, peine, quant à lui, à suivre. Il est sans doute passé trop vite de l’avant-gardisme « de classe » au transgenre idéologique, du « parti ouvrier » à construire aux dominations à déconstruire. D’où son retard à l’allumage : presque deux mois en somme avant de trouver quelque intérêt au soulèvement en cours. Il est peu probable qu’il le contrôle, mais il n’est pas interdit de penser qu’il y pense. Car le « gauchiste » est entêté dans l’erreur.
L’ « anarchiste » d’aujourd’hui demeure un cas à part. Il aime l’ardeur et le goût de l’émeute, comme ses aînés, mais il s’est postmodernisé. Peu de différence, en somme, entre lui et un « gauchiste » sociétal de base. Tout est bon dans la lutte contre les discriminations, mais le « beauf » – chasseur, tricolore et viriliste – ne lui inspire, comme le militaire de Cabu, que mépris. De là à juger qu’un Gilet jaune est, par nature, suspect, il n’y a qu’un pas que le très pavlovien postanarchiste n’hésite pas à franchir, quitte à participer, plus ou moins clandestinement, aux dérives passionnées des samedis urbains. Comprenne qui pourra, d’autant qu’on connaît des anarchistes, et plutôt nombreux, qui, sans être particulièrement insurrectionnistes, participent au mouvement sur des bases plus claires et avec la seule volonté d’en être, à leur place, discrète. Il y a de tout dans la chapelle du « Ni dieu, ni maître », ce qui fit longtemps son charme, mais peut finir par lasser.
Vies réduites, vies quand même
Quiconque fréquente les bistrots du pauvre de la ruralité, des périphéries ou des centres urbains, ces espaces de sociologie participative où les aigreurs coagulent en colères de zinc, aura au moins compris, avant l’expert et le militant – ce qui n’est pas difficile –, que quelque chose couvait, et depuis longtemps, sous la cendre des humiliations, une sorte de rancœur majuscule, mais orpheline de toute perspective. À écouter ces voix de la misère active exprimant des récits de vies réduites à presque rien, on saisissait l’essentiel de ce qui allait faire l’originalité d’un mouvement éminemment populaire, c’est-à-dire parti d’en bas et non construit sur des bases idéologiques acceptables par l’expert et le militant. Car les pauvres ne se reconnaissent pas à ce qu’ils votent – d’ailleurs beaucoup ne votent pas, ou plus –, mais à cette vie dont on les prive parce qu’ils sont pauvres. Pas parce qu’ils sont ceci ou cela, mais parce qu’ils sont pauvres, communément pauvres. La relégation sociale dont on pérore dans les salons et les colloques, mais qu’on ne veut pas voir, elle est là, saisissante, dans n’importe quel bistrot du pauvre, ces universités de la misère. Sans espoir de rémission, jusqu’à l’étincelle.
Ce qui se passe sous nos yeux depuis trois mois est sans doute un événement considérable. Pour la première fois depuis longtemps, très longtemps, la question sociale – celle qu’on croyait noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste – est remontée, d’un coup, à la surface des choses en bousculant la totalité des repères du pouvoir, de l’expertise médiatique et des institutionnels en tout genre. Mais ce n’est pas tout, c’est même peu de chose à côté de l’essentiel : ce mouvement qui s’est emparée de la question sociale, et d’elle seule, ce mouvement dont le jaune participe d’une volonté d’indistinction – non pas politique mais partidaire – s’est placé, d’emblée, spontanément, intuitivement, sur le seul terrain où il pouvait espérer vaincre, celui d’une autonomie sécessionniste radicale, d’une méfiance clairement affichée de toute délégation et de toute représentation. Au fil dérivant de ses propres intuitions, il a senti – « dans ses propres profondeurs », comme disait Nestor Makhno, un homme de rien lui aussi – que son unité tenait à sa diversité, à ses objectifs, à ses affinités secrètes et à quelques références vagues, mais ferventes, dont personne ne pouvait se douter qu’elles feraient elles aussi, comme la couleur jaune, symboles d’un mouvement social d’envergure : le drapeau tricolore et La Marseillaise. On y verra, pour notre part, une forme de réappropriation populaire, mais on conçoit qu’un anarchiste de base s’en offusque en oubliant que les glorieux quarante-huitards n’avaient pas ce genre de prurit. Et pas davantage les anarchistes espagnols de 1936, ces working class heroes par excellence, qui, souvent, se levaient quand ils entendaient ce chant du peuple en révolution. Le plus simple serait finalement d’admettre qu’un drapeau, c’est toujours un drapeau, et que ce n’est que ça.
Espérance du concret
On a beaucoup glosé sur le côté terre-à-terre des revendications exprimées par les Gilets jaunes – baisse des taxes sur les carburants et augmentation des revenus, pour faire court – pour le renvoyer, in fine, à sa nature forcément poujadiste. C’était bien sûr ne rien comprendre au réel de la misère vécue dans la détresse des fins de mois qui s’étirent de plus en plus. Et pas davantage à cette espérance du concret qui naît de la fin du silence, de la collectivisation des adversités privées.
Cette plèbe telle qu’elle est telle qu’elle se découvre, ne se coalise pas sur des abstractions, ni même sur des rêves ; à l’ancienne, elle veut « du pognon » et, à sa manière, têtue, elle réclame son dû. Le premier temps de la révolte fut, en somme, révélateur d’un retour d’impolitesse, celle du gueux qui décide, un jour, sans qu’on sache pourquoi ni comment, qu’il n’ôtera plus sa gapette devant celui qui l’opprime. Le concret, c’est ce geste-là, l’infinie défiance que la morgue des puissants a instillée dans les têtes des pauvres et qu’une mesure de trop peut transmuer en révolte sociale de grande ampleur. C’est après, et après seulement, que la colère s’élargit, qu’elle déborde, qu’elle vagabonde, qu’elle fait mouvement, qu’elle se dépasse, qu’elle s’invente en se réinventant. Ce processus, cette dynamique relèvent d’un classique de l’histoire des soulèvements populaires : il suffit d’une flammèche pour mettre le feu à la plaine des passions tristes. Le reste est affaire d’inattendu. Vient un temps où, sans que personne ne l’eût prévu, de partout et de nulle part se coalisent des refus. La béance du pouvoir, alors, dit tout de sa propre misère. Il est détenu par des impuissants qui se sont résolus à leur impuissance. Pour avoir le pouvoir, précisément, qui n’est qu’une abstraction.
Il fut un temps, lointain il est vrai, où, dotés d’un savoir incontestable, les analystes proches du pouvoir savaient interpréter le désordre et ses dangers. Ainsi, à propos des événements de juin 1848, Alexis de Tocqueville (Souvenirs posthumes, 1893) comprit assez vite que l’émeute « n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société ». Cette levée en masse, ajoutait-il, « ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique […], mais un combat de classe, une sorte de guerre servile » – c’est-à-dire « propre aux esclaves ». Dans la prescience nous sommes loin, on l’admettra aisément, des haut-le-cœur éruptifs des commentateurs des officines télévisées d’ « information » continue. On pourrait même dire que la baisse tendancielle du niveau d’analyse l’a ramenée au caniveau, ce qui n’est peut-être pas étranger au fait que la profession de « journaliste » soit aujourd’hui plus détestée, et plus illégitime, que celle de policier. Malgré quelques correctifs compassionnels liés à l’invraisemblable violence répressive que déchaîne chaque samedi jaune, le ton des crétins à carte de presse de plateau ne varie pas. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qui les manipulent ? Qui en sont les chefs ? Où s’arrêteront-ils ? En ce sens, l’espérance de concret des Gilets jaunes aura révélé, mieux que mille discours critiques, l’impensé de la caste éditorialiste : sa haine de la plèbe, médiatiquement assimilée à des barbares. Sur ce terrain, le mouvement en cours a radicalement fait bouger les lignes. Quand la presse – cette presse – se dévoile si nettement, qu’elle fausse tous les chiffres, qu’elle étale à ce point son ignorance en matière d’histoire sociale, qu’elle dégueule la morale des puissants à longueur d’antenne, c’est, bien sûr, qu’elle a peur de l’inconnu qui, contre elle, et de samedi en samedi, s’agite sous ses yeux. Mais c’est aussi que le concret de la révolte des Gilets jaunes vise juste puisqu’il demeure, trois mois plus tard, insaisissable – ou inadmissible – par ceux-là même, éditorialistes du consentement, qui, depuis des années, vouent toute dissidence sociale aux poubelles d’une histoire qui leur confère leur sale rôle de légitimateurs du mensonge spectaculaire dominant.
Éloge d’une résurgence
Donc, une colère diffuse s’est levée le 17 novembre 2018 et, trois mois après, elle n’a pas cessé. L’événement est là, précisément là, dans la durée de ce mouvement qui ne désarme pas, se nourrit d’autres colères au gré du passage du temps, réinvente en permanence ses formes d’expression. Trois mois où tout aura été utilisé, dans le camp adverse, pour le ridiculiser, le salir, le calomnier, le diviser, minimiser la répression paroxystique qu’il subit. Trois mois… Ce n’est pas rien, trois mois, après des décennies d’humiliation sociale, de traque aux pauvres, d’insultes répétées, de silences impuissants. C’est plus qu’un réveil ; ça ressemble à une sécession. Souvenons-nous, après tout, que Mai 68, la plus grande grève sauvage de l’histoire de France, ne dura que six semaines de bonheur plus ou moins partagé.
On admettra, il est vrai, que, pour le cas, comparaison n’est pas raison. Car ce mouvement – inattendu, spontané, a-partisan, incontrôlable, sans direction précise, méfiant de toute représentation, ouvert à divers possibles parfois contradictoires – ne ferme pas un cycle, contrairement à Mai 68, mais en ouvre un nouveau : celui de révoltes plébéiennes de moins en moins canalisables fondées sur l’espérance concrète, pragmatique, mais non figée, d’un retour à la revendication essentielle d’égalité sociale. Si, embrayant sur une révolte de la jeunesse, Mai 68 fut l’occasion idéale, pour une classe ouvrière encore unifiée et massivement syndiquée, d’imposer des revendications concrètes, ce fut aussi la dernière. Un demi-siècle plus tard, cette classe ouvrière a globalement disparu sous les coups de butoir répétés du mouvement infini du capital déstructurant. Elle s’est inessentialisée. D’où l’absurdité manifeste de la refonder idéalement, comme le font les marxistes antiquaires, à partir d’un néant objectivement constatable. Les ouvriers sont bien là, camarades, toujours là, mais réduits à leur condition d’êtres atomisés, séparés, privés de statut, surexploités – et par eux-mêmes, parfois, quand ils entrent, par obligation de survie diminuée, dans des logiques auto-entrepreneuriales. Par sa nature interclassiste (c’est-à-dire, et pour cause, non strictement ouvrière), le mouvement des Gilets jaunes s’inscrit indubitablement dans une très ancienne tradition des révoltes pour le bien commun.
Il importe moins, au fond, de chercher à ce mouvement effervescent et diffus des parallèles historiques pertinents – il y en a pléthore – que de l’inscrire, comme résurgence du passé non advenu, dans la continuité discontinue de l’histoire des « communs », une histoire dont il signe sans doute le grand retour, la réémergence, en remettant la question sociale au centre des choses, en occupant l’espace plutôt que les usines, en contrariant les flux marchands, en refusant de limiter la question démocratique au droit de vote, en contestant de facto radicalement le système représentatif.
De la joie passive de l’émeute
Hormis sa dimension authentiquement populaire, l’autre caractéristique du mouvement des Gilets jaunes tient sans doute à son rapport non moraliste à la violence dans l’expression des colères.
Dans sa grande majorité pacifique – par nature, pourrait-on dire –, le mouvement cède très peu, cela dit, ou simplement à la marge, à l’injonction réitérée de la caste médiatique et des politiciens de tout bord à condamner les « casseurs », les « violents », les « black blocs » et autres « faux Gilets jaunes ». Il cède si peu que, si le niveau de participation aux « actes » des samedis baisse, comme on nous le dit, le prodige tient plutôt au fait que, trois mois après le premier, et malgré la violence de la répression policière, ces manifestations très incertaines quant à leur issue réunissent encore autant de monde. Quiconque arpente ces cortèges dérivants peut par ailleurs aisément constater que, contrairement à leurs médiatiques porte-voix autoproclamés aux avis changeants, la « marée jaune » des samedis (parisiens, pour le cas) ne manifeste aucune doctrine ni inclinaison fixes sur l’émeute. Elle juge plutôt sur pièce, de façon là encore pragmatique et souvent opportune. Ça sert ou ça dessert. Elle ne voit pas, derrière chaque émeutier, un provocateur, mais elle peut subodorer que l’étrange affect qu’il met dans son impulsion pourrait finir par contrarier la cause commune. Que des « black blocs », ou apparentés, ou supposés, cassent – on connaît leur rapport magique à la symbolique – tous les distributeurs bancaires qu’ils trouvent sur leur trajet, ça gêne peu de monde. Ils seront vite remplacés. Qu’ils explosent une officine à croix verte au principe qu’il faut s’en prendre à l’industrie pharmaceutique, ça fait question. Qu’ils défoncent tous les abribus – qu’on peut considérer, malgré Decaux, comme relevant d’une sorte de bien public –, ça semble complètement stupide. À notre connaissance, cela dit, jamais, au cours de ces samedis turbulents, aucun jeune impulsif n’a été livré ou dénoncé à la police par un Gilet jaune – ce qui pouvait arriver, on s’en souvient, dans un cortège de la CGT du temps où elle avait encore les moyens de contrôler son monde et de trier le bon grain syndicaliste de l’ivraie anarchiste ou autonome.
Reste l’esthétique d’une promesse, celle de la nuit rougie d’incendies qui tombe sur les beaux quartiers de Paris à l’heure où la dispersion s’annonce et où les corps, parqués dans les nasses ou fatigués d’avoir tant marché, couru, joué à cache-cache avec les représentants de l’ordre casqué, des corps chargés de frustration et d’adrénaline, ne se résolvent pas à quitter le terrain. Parce qu’il y a encore à voir. Parce que ce mouvement a quelque chose d’initiatique. Parce qu’il participe d’un jeu émeutier, le plus souvent passif mais généralisé, contre la France de « ceux d’en haut », celle d’ici, de ses lieux de pouvoir, de ses boutiques de luxe, de ses bagnoles, de ses caves à vins millésimés. Dès lors, l’émeute, prise en mains par des émeutiers qui savent y faire – il faut du savoir-faire en la matière et de la promptitude dans l’action –, l’émeute, donc, agit comme fascination spectaculaire sur une multitude, enfin débranchée de BFM, qui y voit, ravie, non pas les prémisses d’une victoire assurée, mais le signe évident d’une belle fin de journée. Bien sûr, les théoriciens de l’insurrection qui vient auraient tort d’y voir un aboutissement de leurs prophéties, mais on comprend qu’ils se réjouissent d’un changement de nature évident dans la perception, assez largement commune et partagée, de l’utilisation de la violence, y compris offensive, dans des quartiers où tout exhale la violence et la ségrégation sociales. Ce fut indéniablement le cas des cortèges non déclarés – contraints ou dispersés – des premiers samedis de décembre qui se terminaient, chaque fois, dans une sorte de joie de l’émeute (passive) non dissimulée, inquiète mais festive.
Comme une suite logique, en quelque sorte, du 1er Mai 2018, si l’on imagine – et pourquoi pas ? – que les 15 000 manifestants ayant quitté le défilé syndical parisien pour rejoindre la tête sauvage du cortège, eussent pu s’égayer, groupés, vers les beaux quartiers du pouvoir, du luxe, des médias et de la finance...
Réveil des lucioles
Ce jaune arboré par les Gilets du même nom – et que dégueulent, avec la même ardeur, le clown Lagerfeld et les derniers maniaques du rouge prolétarien – participe sans doute, par sa qualité de détournement, à l’une des premières originalités de ce mouvement singulier. Devenue visible, largement portée, cette couleur, la plus méprisée des primaires – qui prévient, de surcroît, d’une situation de détresse ou de danger que ledit « gilet » est communément censé signaler –, est parvenue, par son indétermination même, à transcender les identités multiples pour les unifier autour de l’idée simple que le temps était venu de se ressaisir collectivement pour réinvestir le champ de la résistance sociale aux inégalités de condition. On admettra que, dans un monde infiniment dégradé dont la lumière aveuglante a massivement chassé les lucioles des campagnes, le choix de la couleur peut avoir après coup une valeur symbolique inattendue.
On pourrait voir, en effet, les Gilets jaunes comme des lucioles qui résisteraient à leur néantisation et qui, pour se faire, se verraient dans l’obligation de s’inventer leurs propres formes de sédition. Et si on y regarde bien, sans œillères idéologiques, sans jugements préconçus, sans références construites et autocélébrées, le regard dépouillé, simplement attentif, à l’œil nu donc, cette atypique révolte des Gilets jaunes libère des énergies et des potentialités que personne n’aurait pu prévoir. C’est en ce sens qu’elle fait rupture et mouvement. Au fond, ce réveil des lucioles peut s’interpréter comme un double retour d’histoire : d’un côté, une aspiration massive à une vie simplement décente ; de l’autre, la conviction forte que cette perspective ne peut s’ouvrir que par la lutte et dans la confrontation.
Le pouvoir sait en principe user la révolte. Pour laminer celle-ci, il aura tout entrepris : le discrédit, la caricature et la répression – policière et judiciaire – en poussant chaque fois à l’extrême leurs logiques de haine. Il l’a fait de manière si grossière, si disproportionnée, si maladroite qu’il a coalisé contre lui tout ce que le pays, dans ses profondeurs, charriait de mécontentements rentrés. Il a joué, contradictoirement, le maintien de l’ordre le plus brutal et une pantomime « démocratique » de « grand débat » dont le seul effet fut de maintenir jusqu’à maintenant, et presque mécaniquement dans l’attente de ses « résultats » concrets, un niveau élevé de mobilisation entêtée, diversifiée, inventive.
Sur les ronds-points, dans les baraques de ces « ZAD » du pauvre, dans les blocages, dans les assemblées populaires, dans les manifestations des samedis, les Gilets jaunes se sont installés dans la durée, jouant de la guerre de tranchées et de la guerre de mouvement en fonction de leurs seuls intérêts stratégiques locaux, de l’état de leurs forces, avec intelligence, en improvisant beaucoup et plutôt bien. Car ce mouvement – qui n’a pas encore pleinement acquis la « science de son malheur », c’est-à-dire perçu et intégré les raisons objectives qui fondent le sort de ceux d’en bas, le leur – progresse très vite dans la conscientisation, terme que l’on préférera, et de loin, à celui de politisation. S’il est mouvement, c’est, d’abord, qu’il s’est exemplairement constitué, dès le début de la révolte, sur des invariants auxquels il n’a pas dérogé : refus des chefs, pratique de la décision partagée, actions directes, revendication de sa diversité d’inspiration, refus des assignations d’où qu’elles viennent. La conscience part de là, des intuitions du début que le mouvement affine au gré de la lutte prolongée, des liens qui s’y tissent, en les adaptant, en les modulant ou en les radicalisant. Ce que l’adversaire politico-médiatique n’a pas vu venir – et pas davantage les intellectuels organiques ou critiques, les « gauchistes » sociétaux ou classistes –, c’est la possibilité que surgisse, d’un non-lieu par excellence de la représentation, la naissance d’une intelligence collective sûre de la décence ordinaire de son combat et pour partie émancipée, par avance et par nature, des abstractions que la politique, institutionnelle ou contre-institutionnelle, véhicule.
Du fond des âges, pourtant, tout vient toujours de l’inattendu, tout passe par le réveil, au cœur des révoltes sociales, d’un idéal démocratique sans médiation, capable de déjouer les rapports de domination existants, de les contrarier pour le moins. Longtemps, on appela cela « la Liberté », celle qui se conquérait en reprenant, sans même le savoir, le fil de l’histoire des vaincus, ou des bribes de ce qu’il en restait. Ces révoltes sociales, toujours minoritaires, souvent fugitives, nettement insurgentes, marquaient invariablement des ruptures du temps, un « pouvoir d’agir » enfin reconquis, pour reprendre l’expression de Pierre Leroux. Cet inaccoutumé, cet insolite pointant de nulle part, avec ses emblèmes propres, ses coutumes, ses manières de faire et de défaire, ses illusions, ses limites, c’était invariablement le signe d’une éruption de frustrations que le passage du temps historique avait glacées et que, sans qu’on sût pourquoi, le « principe espérance », cette force de l’agir en mouvement, transformait, d’un coup, en révoltes. Ce fut ainsi, toujours. L’Histoire est pleine d’histoires dont les historiens brocanteurs filent la trame sans en tirer toujours les bonnes leçons.
Du réveil des lucioles au « principe espérance », il n’y a qu’un pas que ce mouvement des Gilets jaunes a déjà franchi, malgré diverses tentatives de dénaturation ou de dévoiement. Sa dynamique même, qui n’est pas révolutionnaire mais résurgente, rend possible le dépassement, et c’est en cela qu’elle rompt d’évidence avec une continuité historique de quarante ans, pesante comme une chape de plomb. En se pensant comme peuple qui aurait la loi pour lui, c’est-à-dire la conviction que rien ne justifie l’inégalité sociale et la dépossession politique de souveraineté dont il est victime, les Gilets jaunes percutent de front l’immuable d’un ordre désormais perçu comme injuste, voire despotique. Et ce faisant, il ouvre l’espace à l’invention de possibles hier encore inimaginables, comme l’Assemblée des assemblées de Commercy, qui incarne sans doute l’expression la plus haute d’une conscience qui se construit en résistant. Peut-être que ce mouvement, irréductible au connu, à ce qui va de soi, au repérable, est-il en train d’ouvrir, sans l’avoir prévu un seul instant, une brèche dans le temps de l’histoire, un moment où le conflit défensif mute à l’offensive, où la résignation devant l’ordinaire accablant de l’injustice sociale se change en refus collectif et opiniâtre de ses causes. Si tel était le cas, nous serions devant un événement historique de belle ampleur : un ressaisissement, par en bas, d’une conscience commune et partagée. C’est possible. « Le réel quelquefois désaltère l’espérance, disait René Char. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance survit. »
Freddy GOMEZ