A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De la proie à l’ombre : fin d’époque
À contretemps, n° 19, mars 2005
Article mis en ligne le 6 janvier 2006
dernière modification le 14 novembre 2014

par .

■ Guy DEBORD
CORRESPONDANCE
Volume 4 (janvier 1969 - décembre 1972)

Paris, Fayard, 2004, 622 p.


Dans un livre fort pertinent consacré à Guy Debord [1], Vincent Kaufmann définissait une méthode « pour [le] comprendre ou simplement éviter de se tromper sur ce qu’il a été » : le lire, et le lire entièrement. « L’époque raffolant de jugements autant qu’elle répugne à la lecture, précisait-il, on pourra désormais au moins juger Debord sur pièces, sur l’ensemble des pièces. »

Ayant approuvé en son temps ce point de vue, nous ne sommes évidemment pas de ceux qui, à chaque édition ou réédition d’un « Debord », dénoncent, l’air accablé et soupçonneux, la prétendue bonne affaire éditoriale que la posthume renommée du disparu induirait dorénavant. Et pas davantage de ceux, les mêmes, qui, l’air entendu cette fois, s’interrogent sur la valeur de ses refus au motif que la pertinence critique de ses textes serait vantée, à longueur de colonnes, par d’insignifiants laudateurs appointés.

En bref, n’ayant rien à prouver ni sur Debord ni sur ses héritiers testamentaires, nous nous félicitons, au contraire, qu’à l’occasion, par exemple, du dixième anniversaire de son suicide (les commémorations ont cela de bon), le « lecteur sans qualités » et sans conscience malheureuse qu’appelait de ses vœux V. Kaufmann, puisse lire Le marquis de Sade a des yeux de fille  [2], Mémoires  [3] ou La Planète malade [4], et juger ainsi, « sur pièces », de la cohérence et de la singularité d’un parcours, dont la Correspondance donne assurément quelques clefs.

C’est précisément au quatrième volume de cette Correspondance [5] que nous nous intéresserons ici. L’époque qu’il couvre –1969-1972 – marque sans doute une étape décisive pour Debord, celle qui, d’une part, sonne « l’heure du spectacle », c’est-à-dire son triomphe comme « moment historique », et, d’autre part, débouche sur la fin de l’Internationale situationniste comme « territoire du qualitatif ». Au bout du bout, et comme on le verra, l’auto-dissolution de l’IS en 1972 – ou plus précisément la dissolution de l’IS par Debord – sera pour lui l’occasion de lâcher la proie pour l’ombre en employant désormais son temps à vivre d’autres « aventures incomplètes ».

Mais d’abord, il convient de se souvenir de l’intérêt que suscitèrent, dans l’immédiat après-Mai, surtout du côté d’une jeunesse en révolte, deux ouvrages réédités aussitôt qu’épuisés – et volés plus que d’autres : le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations et La Société du spectacle  [6]. Si l’on y ajoute de multiples éditions pirates de la brochure De la misère en milieu étudiant, une floraison de mauvais livres sur l’influence supposée (et, le plus souvent, gonflée) des situationnistes lors du mouvement des occupations, l’intérêt que leur portent certaines feuilles du gauchisme contre-culturel, l’entrée du terme « situationniste » au Larousse 1969 [7] et la soudaine prolifération de groupes « pro-situs », on aura dessiné les contours d’un indiscutable engouement.

C’est sans doute la rançon du succès que de finir étouffé sous sa propre notoriété. En cette époque où le spectacle a bien plus appris de la « révolution » de Mai que les gauchistes eux-mêmes, « la “gloire” publicitaire » à laquelle, par exemple, succombe rapidement un Cohn-Bendit [8] caractérise on ne peut mieux un de ses principaux écueils, celui qui, de la même façon, guette l’IS en général et Debord en particulier. « Beaucoup de nos adversaires étant portés à me présenter sottement comme le “chef” de l’IS, écrit-il ainsi à ses compagnons le 28 juillet 1969, je crois que nous devons prendre garde, au point de vue des fabricants extérieurs de vedettes, à me faire rentrer dans l’ombre autant que nous pourrons. » Et il ajoute : « Il serait encore pire, d’un point de vue interne, qu’une confiance accordée automatiquement par l’IS finisse par accréditer l’illusion que je pourrais avoir en quoi que ce soit un rôle irremplaçable. Ces raisons sont si convaincantes qu’il est inutile d’évoquer quelques motifs personnels, que j’ai en surplus. » Ainsi, le cadre est posé : refuser les lauriers du spectacle, se méfier de l’auto-célébration de ses propres talents et se défier de ses meilleurs amis. Tout ensemble. Pour avoir quelque chance, précisera-t-il dans une lettre du 17 mars 1970, d’ « encore étonner ce monde », sans qu’on sache exactement de quel monde il parlait...

Car le fait est là. À l’aube des années 1970, Debord secouera d’abord son petit monde en engageant consciemment et irrémédiablement l’IS dans la voie de l’auto-dissolution. Outre ses propres motivations – diverses – et la stratégie qu’il employa pour parvenir à ses fins – parfaitement maîtrisée –, le quatrième volume de sa Correspondance apporte, sur ce point d’histoire, mais aussi sur le microcosme situationniste et son appétence à vivre dans l’auto-admiration contemplative de ses anciens succès, quelques précieuses mises en perspective.

Il est deux façons, nous semble-t-il, d’aborder cet épisode de l’auto-dissolution de l’IS. La première, c’est de le lire politiquement, comme on le ferait de n’importe quel autre conflit organisationnel, en analysant les différences programmatiques de ses tendances et sous-tendances, en comptant les forces en présence [9], en décryptant les causes réelles du conflit, en subodorant les non-dits et les intentions cachées de tel ou tel de ses adeptes. La seconde, c’est de le prendre pour ce qu’il fut, un jeu de Debord avec l’histoire – la sienne et celle de l’IS (mais elles se confondaient beaucoup) –, un jeu relevant du brouillage, puisqu’il s’agissait d’achever une IS déjà presque morte en donnant à la cérémonie funèbre toutes les apparences d’une belle guerre interne.

Quoi qu’il en soit, et en tenant pour sûr que Debord eût préféré qu’elle disparût dans la tourmente d’une grève générale insurrectionnelle et définitive, l’auto-dissolution de l’IS contribua pour beaucoup à sa légende – celle de l’IS, s’entend – en la tirant de l’enlisement auquel elle était probablement condamnée. La certitude, rapidement acquise par Debord, que l’IS avait atteint son but – ou fait son temps – et qu’elle n’avait, désormais, plus de raison d’être, sauf à vouloir se complaire dans l’éternelle répétition du roman de ses origines, impliquait, contre toute rationalité militante communément admise, non qu’il la quittât, mais qu’il précipitât sa chute. On verra là, et l’on n’aura pas tort, le comportement d’un démiurge. Mais, une fois encore, cette rationalité commune fait peu de cas d’une donnée de base sans laquelle on ne comprend rien à cette histoire, et que seul V. Kaufmann, à notre connaissance, a subtilement pointée : « La dissolution de l’IS est aussi à comprendre comme une figure du rapport de Debord à sa propre parole et même à sa propre personne. Elle est son affaire personnelle, comme l’a peut-être été toute l’histoire de l’IS. » [10]

C’est un fait : les lettres de Debord qu’on lira dans ce quatrième volume sont souvent consacrées à accabler les « métaphysiciens » de l’IS, pétrifiés dans leur « inactivité réelle », leur « médiocrité » et leur « nullité véritable ». Pourtant, au détour d’une raide critique ou d’un jugement sans appel porté contre tel ou tel, monte parfois le mélancolique regret que des « individus remarquables » se fussent de telle manière laissés aller à la facilité, ou l’éloge d’un avant où « Vaneigem avait alors du génie ». On pourra y voir, de la part de Debord, une pose devant l’histoire, mais aussi une façon de contredire « la triste légende – écrit-il le 2 octobre 1971 à Jean-Marc Loiseau – selon laquelle j’aurais coutume, d’une manière irresponsable et en m’appuyant sur je ne sais quelle autorité, de traîner dans la boue, et de montrer au même degré absolu de l’ignominie, tous ceux qui m’auraient déçu ou déplu en quoi que ce soit ». Chez Debord, la déception est irrévocable et rédhibitoire. Elle n’efface pas le passé, mais elle obstrue l’avenir. D’où sa manière de rompre, définitive, avec ceux auxquels il a cru ou qu’il a aimés. Pour les autres, ayant été sans illusion depuis le début, il se contente de mépriser – les « pro-situs », par exemple, « [ces] roquets admiratifs qui voudraient même nous mordre » et dont la « connerie » et le goût pour la « subordination envieuse » sont, à ses yeux, sans égal.

« Je n’ai qu’une qualité, indique Debord à Juvénal Quillet dans une lettre du 8 janvier 1972 : je comprends la vie et les gens assez profondément, et je suis capable de le prouver dans la pratique. » De le prouver et de l’éprouver. Rappelons, à ce propos, et pour clore ce chapitre de l’auto-dissolution, que la fabrication du douzième numéro d’Internationale situationniste, sorti en septembre 1969, permit à Debord d’éprouver, « dans la pratique », le réel décalage entre le dire et le faire au sein de la tribu. Car s’il « fit », lui, l’essentiel de ce numéro, les autres ne le lui reprochèrent même pas. On sait la suite : il n’y en eut pas d’autre. Et il n’est pas interdit de penser que la lassitude éprouvée par Debord de « tenir le rôle inconscient (...) du chef (approuvé mais non suivi) et de l’employé (non payé) » y fut pour beaucoup. Comme quoi Debord n’était certes pas l’IS à lui tout seul, mais sans Debord l’IS n’était plus grand-chose.

Exposant, le 13 novembre 1969, à Gianfranco Sanguinetti ce qui différenciait, pour l’essentiel, les sections italienne et française de l’IS, Debord écrivait : « Si vous avez eu le défaut de trop discuter, de faire et soutenir trop longuement trop de nuances théoriques (ou pseudo), les Français ont eu le défaut inverse : tout le monde tout de suite d’accord sur tout ce qui était dit, écrit ou proposé par ceux qui étaient – par hasard ou habitude – sur la brèche » (sous-entendu : moi). D’un côté, reddition paresseuse et « chute concrète du dialogue jusqu’à son minimum de routine » ; de l’autre, « un programme de travail [...] splendide, presque effrayant ». « Il est vrai, ajoute Debord, qu’en Italie on doit aller vite. »

G. Sanguinetti fait, sans conteste, figure de personnage central de ce quatrième volume de la Correspondance – et d’abord par le nombre de lettres qui lui sont adressées. Son allant, son talent, sa propension à vivre et à penser sans entraves le désignent naturellement, aux yeux de Debord, comme le caro compagno, l’interlocuteur privilégié de ces années, et ce d’autant qu’il réside en un pays où pointe la guerre civile et où la section de l’IS, la plus dynamique en ce temps, est confrontée aux premiers soubresauts de la « stratégie de la tension ». Mais il y a davantage, sans doute : dans l’ennui d’une vie parisienne qu’il supporte de plus en plus mal – tribu comprise, on l’a vu –, l’Italie offre désormais pour Debord un territoire ouvert aux errances, aux plaisirs, au dépassement et à la guerre sociale. Autant dire une belle promesse.

Le « mai rampant » italien permit, d’après V. Kaufmann, aux « idées situationnistes, relayées par la nouvelle section de l’IS – mais aussi par de nombreux groupes libertaires qui diffus[aient] ces idées ou s’y reconnaiss[aient] » de rencontrer, bien plus qu’ailleurs, quelques échos parmi la classe ouvrière [11]. Pour Debord, en tout cas, comme il l’écrit alors à Paolo Salvadori, l’Italie « est au cœur des contradictions du vieux monde » et, de ce fait, « elle est devenue une bonne école de révolution ». A posteriori, le jugement pêche, certes, par optimisme, même si l’on pouvait, en effet, croire, alors, que, d’émeutes en grèves sauvages, ce « mai rampant », assurément violent, avait quelque chance de déboucher sur cette insurrection finale fantasmée par les situationnistes aussi bien que par les anarchistes. Et, quoi qu’on pense des illusions d’époque – et elles furent légion –, le danger subversif devait être assez réel pour que, le 12 décembre de cette année 1969, les services secrets de l’État italien affinent leur sinistre stratégie de la tension en posant des bombes à Rome et à Milan (16 morts piazza Fontana) et en attribuant la paternité de ces attentats aux anarchistes.

Giuseppe Pinelli, on le sait, sera retrouvé mort, le 15 décembre 1969, au pied de l’immeuble de la préfecture de police de Milan, où l’interrogeait le commissaire Luigi Calabresi. Pietro Valpreda, qu’on accusa de participation directe aux attentats, ne sera libéré que trois ans plus tard. Le 23 décembre, dans une lettre à J.V. Martin, Debord s’exprime ainsi : « Naturellement, Pinelli a été assassiné. Cela fera au moins un “coupable” qui gardera le mystère si le procès contre Valpreda et les jeunes anarchistes n’est pas assez convaincant. Les vrais auteurs de l’attentat sont certainement des experts de la police secrète, ou de l’armée. La bourgeoisie voulait briser le climat actuel qui menait directement à la révolution. Ces bombes étaient donc très utiles. On va maintenant réprimer tous les gauchistes et les révolutionnaires (au moins pour leurs écrits, pour leur “responsabilité”). »

Commentant, dans une lettre à G. Sanguinetti du 2 juin 1972, l’assassinat de Luigi Calabresi survenu quelques jours plus tôt, Debord écrit : « Dans Lucien Leuwen, Stendhal a très bien présenté la question dans une phrase d’un personnage un peu plus conscient que Calabresi : “Quand quelqu’un agit pour les ministres, ce n’est pas de l’adversaire qu’il a peur, mais des gens qu’il sert. C’est ainsi que les choses marchaient à Constantinople dans le Bas-Empire.” (...) On pourrait fort bien, selon l’opportunité, découvrir – morts ou vifs – quelques assassins de Calabresi et plus facilement parmi ces groupes d’imbéciles qui ont parlé d’ “exécution” et de “justice du peuple” ! »

« On admet aujourd’hui beaucoup plus facilement qu’il y a trente ans, note V. Kaufmann dans son livre consacré à Debord, que c’est à cause de ce contexte insurrectionnel que l’État italien, via ses services secrets et quelques loges “maçonniques” douteuses, “produira” – du moins en partie, à coups de manipulation et d’infiltrations – le terrorisme et ses multiples attentats destinés à faire en sorte que la population prenne peur et se range derrière les tenants de l’ordre. » [12] Sur ce point, on accordera à Debord – et au caro amico Gianfranco – le bénéfice de l’intuition géniale : « les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie » passaient bien par les « années de plomb », et plus précisément par l’opération « Gladio », dont le massacre de la piazza Fontana, à Milan, fut l’un des hauts faits [13].

Il y aurait encore à dire sur cette correspondance, mais l’espace manque. Le lecteur intéressé par Debord y trouvera matière à explorer : des lettres d’insulte, des jugements d’anthologie, des saillies vachardes et de subtiles analyses. Et puis il y a le reste, ce qui relève de l’intimité amoureuse ou du jeu libertin. Cette dimension, plus présente dans ce volume que dans les précédents, en dit beaucoup, nous semble-t-il, sur le désir de Debord de renouer, alors, avec les « plus heureux désordres » de sa jeunesse, celle où la Seine valait bien l’Arno. Comme si, une fois entré dans l’ombre, et volontairement, il restait à vivre. En espérant croiser, ici ou là, quelques êtres singuliers.

Freddy GOMEZ


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