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Du sexisme inclusif
Article mis en ligne le 1er octobre 2018

par F.G.

De plus en plus se répand l’idée que, pour lutter contre le sexisme et la domination masculine, il faut introduire partout l’écriture inclusive, c’est-à-dire écrire les noms et les adjectifs au pluriel avec les marques grammaticales conjointes du masculin et du féminin. Je voudrais qu’on réfléchisse sans préjugé au bien-fondé de cette pratique et à ses effets.

Il semble au premier abord évident qu’en mentionnant systématiquement les deux genres grammaticaux on évite d’exclure ou de discriminer l’un des deux sexes. Cependant, par rapport à la pratique héritée qui consiste à désigner par un seul terme au pluriel l’ensemble des personnes qu’on vise, l’écriture inclusive introduit une dichotomie y compris dans des groupes mixtes où la différence sexuelle n’est pas pertinente. Considérée de ce point de vue, c’est la pratique héritée qui est inclusive et l’opposition binaire qui est exclusive.

L’effet réel de l’écriture dite inclusive et des autres énoncés dichotomiques, c’est qu’à tout instant on divise en deux l’humanité sur la seule base du sexe biologique. Quand on écrit « les lecteurs.trices », « les travaileur.euses » ou « les ami.e.s », et de même quand on dit « les lecteurs et les lectrices », « les travailleurs et les travailleuses », « les amis et les amies », on rappelle constamment à chacun que, quoi qu’il fasse et qui qu’il soit, il est marqué par sa catégorie sexuelle. Bien plus, on laisse entendre que les activités de lire, de travailler ou d’aimer ne sont pas les mêmes lorsqu’elles sont faites par un homme ou par une femme. On charge sexuellement le langage pour parler de choses qui ne sont pas sexuées mais qui sont communes à l’humanité, et de ce fait on introduit dans l’humanité une coupure fondamentale, omniprésente, inéluctable. Le procédé obtient dès lors l’inverse de son intention : il conforte l’idée réactionnaire selon laquelle un individu est déterminé en tout premier lieu par son sexe, la différence sexuelle se répercutant sur toutes les capacités, comportements et réalisations des individus.

Le problème linguistique

Jusqu’à il y a peu, on n’avait aucun problème à désigner un groupe par un pluriel grammaticalement masculin parce qu’on savait très bien que, par défaut, ce pluriel est mixte (et non pas neutre, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre) et que, si l’on veut désigner un groupe exclusivement masculin, c’est alors qu’on doit ajouter une précision. Or, en répandant la pratique des énoncés dichotomiques, on génère un doute et un besoin de précision dans des énoncés que jusqu’ici on comprenait immédiatement comme inclusifs par défaut. On est en train de créer l’impossibilité de parler de l’humanité comme une.

Certains inversent le procédé en utilisant les féminins grammaticaux pour exprimer le pluriel mixte et en comptant sur l’effet de surprise pour « rendre visible » une domination qui serait dissimulée. Mais quel est l’intérêt de faire exprimer le mixte par un genre grammatical plutôt que par l’autre ? Si le langage avait effectivement un effet de domination, à quoi servirait-il d’inverser cette domination ?

Il n’est pas impossible que, historiquement, l’instauration du masculin comme pluriel mixte ait été liée à la domination masculine dans les sociétés de l’époque. Encore faudrait-il qu’une étude linguistique approfondie détaille toute la variété des expressions du pluriel mixte dans les milliers de langues du monde et établisse une relation claire entre le sexisme dans la langue et le sexisme dans la société. Autant dire que ce n’est pas pour demain. Mais on peut déjà observer, si l’on considère les langues les plus anciennes que nous connaissions dans le groupe indo-européen, que le rapport entre l’évidente domination masculine dans ces sociétés et la prévalence du genre grammatical n’est pas direct et univoque. Dans ces langues à déclinaisons, certains cas ont une seule forme de pluriel, commune pour le masculin, le féminin et le mixte, et dans ces cas la précision sexuelle, si elle est nécessaire, est donnée par le contexte ou par un terme supplémentaire. Au cours de la disparition des déclinaisons, les cas morphologiquement sexués ont été sélectionnés, entraînant la généralisation du masculin comme pluriel mixte ; or cette évolution ne reflète pas une intensification du sexisme dans ces cultures. Par ailleurs, les Grecs du Ve siècle avant notre ère s’interrogeaient déjà avec perplexité sur l’origine des trois genres grammaticaux (masculin, féminin et neutre), qui, pour la plupart des mots, n’ont aucune justification. Pourquoi estimer dès lors que la langue reflète fidèlement l’état d’esprit d’une culture, alors qu’elle n’est pas une institution établie par des décisions conscientes et volontaires mais un processus évolutif dont les usagers ignorent l’origine des particularités morphologiques ?

Certes, rien n’empêche d’intervenir volontairement dans ce processus dans un but précis, comme on le fait d’ailleurs par la fixation de l’orthographe et l’officialisation d’un bon usage. S’il était avéré que des usages linguistiques ont un effet sur les structures sociales, il serait tout à fait recommandé de les orienter dans le sens qu’on estime juste socialement. Mais est-ce vraiment le cas ? Et surtout, à quel degré par rapport aux autres facteurs de domination ?

Le problème de la domination

On prend pour preuve de la domination par la langue la fameuse règle « le masculin l’emporte en grammaire ». Certaines personnes témoignent qu’elles ont vécu l’apprentissage de cette règle comme une oppression. J’en ai un tout autre souvenir. Chaque fois qu’on évoquait cette règle, à l’école primaire, les instituteurs et les élèves des deux sexes disaient : « le masculin l’emporte… en grammaire ! » en insistant sur les derniers mots avec force regards complices et ironiques, et il n’aurait pas fallu qu’un gamin prétende l’emporter à d’autres égards. Loin donc d’avoir un effet de domination, la règle était l’occasion de réaffirmer que ce qui était vrai en grammaire ne l’était pas ailleurs et qu’il n’était pas question de tolérer quelque discrimination que ce soit.

Si même on admettait que le pluriel masculin puisse avoir un effet encourageant sur la discrimination sexiste, de quel poids cette règle grammaticale pèserait-elle par rapport à ce qu’il reste de domination masculine dans nos sociétés ? Soutiendra-t-on sérieusement que la grammaire est un élément important dans le maintien du « plafond de verre », dans les violences faites aux femmes, dans la tentation toujours renouvelée de justifier « scientifiquement » des aptitudes différentes entre les sexes ? Il est bien plus manifeste que l’exigence d’une écriture inclusive et l’exacerbation du débat qu’elle suscite détournent l’attention de facteurs de sexisme beaucoup plus déterminants et empêchent d’y réfléchir de manière plus sereine, plus intelligente, et par suite plus efficace.

Pour toutes ces raisons je pense que le féminisme dans ce combat se trompe de cible et laisse ses véritables ennemis bien tranquilles. Plus grave encore, il se retourne contre lui-même en réalisant ce qu’il prétend vouloir abolir, la coupure de l’humanité en deux groupes opposés. Personnellement, je refuse d’être rangée dans une catégorie dichotomique qui se superpose à toutes les autres même quand la distinction n’a rien de pertinent pour la question. Je suis très contente d’être une femme, mais je suis aussi des milliers de choses indépendantes du fait d’être une femme et je ne veux pas qu’on leur appose un signe féminin qui les oriente alors qu’elles ne le sont pas.

Agacée par la vitesse de diffusion de l’écriture inclusive dans les milieux « bien- pensants », j’ai voulu faire circuler quelques arguments qui en montrent les effets pervers, pour les mettre à la disposition de toutes les personnes qui n’osent plus se dérober à ce procédé par crainte d’être considérées comme réactionnaires, conservatrices, cramponnées à leur privilège pour les hommes et à leur sujétion pour les femmes. Je revendique le caractère conventionnel de la langue et j’insiste sur l’urgence de mener une réflexion approfondie sur la lutte contre toutes les dominations, en commençant par identifier leurs véritables causes.

Annick STEVENS

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