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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Introduction au confédéralisme démocratique
Article mis en ligne le 7 août 2018

par F.G.

■ Nous avions recensé en son temps Un autre futur pour le Kurdistan. Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique [1] – Paris, Éditions Noir et Rouge, 2017 –, de Pierre Bance [2]. L’article que nous reprenons ici, du même Pierre Bance, a été originellement publié en castillan dans Libre Pensamiento, revue de réflexion et de débat de la CGT espagnole – n° 94, printemps 2018, pp. 35-45. L’étude offre, nous semble-t-il, des éléments d’appréciation intéressants sur la genèse et la gestation – difficile au vu de la situation politico-militaire des territoires où elle aspire à se développer – de cette étrange, mais inspirante, alchimie communaliste kurde. Pierre Bance – qui en est, du côté libertaire, l’un des plus actifs partisans – ne s’en fait pas, cela dit, le propagandiste acritique : il en pointe aussi, en observateur pointilleux, quelques-unes des limites ou impensés. Dans la nuit sans fin où s’immole aujourd’hui (mais depuis longtemps) le Moyen-Orient, ce coin du monde où les haines nourrissent les charniers, un espoir a peut-être levé du côté du Kurdistan. Un espoir ténu certes, mais réel. À condition de ne pas y mettre autre chose que ce qu’il incarne : une lumière et quelques inconnues dans le noir omniprésent d’une régression barbare et sans limites.– À contretemps.


Des printemps arabes terminés en dictature, une lutte des Indignés d’Espagne récupérée et dénaturée par les politiciens de Podemos, un mouvement social en France contre les lois travail vaincu par le néo-libéralisme de Macron… Partout dans le monde, ceux qui n’acceptent pas l’aliénation étatique et la domination du marché constatent leur impuissance. Pourtant, çà et là, des poches de résistance existent dans les villes comme dans les bourgades, dans les usines comme dans les campagnes. Mais, dispersées, sans projet politique global, sans organisation fédérative pérenne, elles ne constituent pas une force susceptible d’inquiéter durablement le pouvoir et la finance. Que ce soit pacifiquement ou par la violence, les États gèrent plus ou moins habilement les zones d’autonomie et les groupements rebelles. Voilà pourquoi le confédéralisme démocratique se présente comme une idée nouvelle, universaliste, une proposition révolutionnaire syncrétiste, une dernière chance pour un socialisme moribond. Cihan Kendal, commandant du Centre d’entraînement international des Unités de protection du peuple (YPG) de Syrie, en donne cette brève définition :

« Ce n’est ni l’idée anarchiste d’abolir l’entièreté de l’État immédiatement, ni l’idée communiste de prendre le contrôle de l’entièreté de l’État immédiatement. Avec le temps, nous allons organiser des alternatives pour chaque partie de l’État contrôlée par le peuple, et quand elles fonctionneront, ces parties de l’État se dissoudront. [3] »

Comment cette idée a-t-elle germé ? Le confédéralisme démocratique n’est pas né, un matin, de l’imagination fertile d’un homme providentiel s’appellerait-il Abdullah Öcalan. Celui-ci a tiré les enseignements de l’impasse politique et militaire du marxisme-léninisme comme du nationalisme en Turquie et s’est inspiré d’une branche de l’anarchisme, le municipalisme libertaire. L’ambiguë révolution syrienne donnera aux Kurdes du Rojava l’opportunité de le mettre en chantier et d’opérer de la sorte ce qui paraît une impossible conciliation entre démocratie directe et maintien – provisoire – d’un État et du capitalisme. Quels enseignements en tirer ?

La genèse d’une alternative socialiste

C’est au sein du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) que naquit le « confédéralisme démocratique ». Quand est fondé ce parti, en 1978, il adopte une ligne marxiste-léniniste dure, avant-gardiste et nationaliste. Une ligne qui se renforce et se militarise quand il décide, en 1984, de mener une guerre de libération nationale contre la Turquie. L’erreur serait, toutefois, de penser que le PKK est une organisation monolithique. Dès la fin des années 1980, et plus encore dans les années 1990, tant la discipline interne que l’objectif politique sont discutés dans l’organisation : bien-fondé du marxisme-léninisme, indépendance ou fédéralisme, rapports entre hommes et femmes, écologie et protection de l’environnement, sont des sujets de réflexion. Le génie d’Öcalan sera, d’une part, de saisir ces évolutions, de comprendre qu’elles sont inéluctables pour la survie du parti, d’autre part, d’être capable de mener une transformation radicale de la doctrine, au moins dans le discours. Le hasard aidera cet aggiornamento. En prison depuis 1999, après un enlèvement au Kenya auquel collaborèrent services secrets turcs, américains et israéliens, Öcalan prend connaissance, par l’intermédiaire de l’un de ses avocats, des travaux du philosophe Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le municipalisme libertaire. Il y trouvera une solide base théorique, au point de pouvoir se dire l’élève de Bookchin.

■ Ancrage anarchiste du municipalisme libertaire

Murray Bookchin est né à New-York, en 1921, et mort, en 2006, à Burlington dans le Vermont. Jeune ouvrier chez Ford, il termine sa vie professeur d’université. Intellectuel militant, il se fait connaître comme le penseur de l’écologie sociale. Pour lui, « l’obligation faite à l’homme de dominer la nature découle directement de la domination de l’homme sur l’homme » et « la mise en coupe réglée de la terre par le capital accompagne la mise en coupe réglée de l’esprit humain par le marché » [4]. Aussi, l’écologie sociale se pose comme rempart aux intentions des capitalistes d’exploiter et de détruire la nature à leur profit, et comme chemin menant à l’émancipation. C’est une théorie potentiellement révolutionnaire à laquelle il convenait de donner une assise politique. D’abord marxiste orthodoxe, puis trotskiste, Bookchin s’accommode mal de l’autoritarisme organisationnel et politique de ces courants. Il rejoindra rapidement les anarchistes mieux à même de comprendre une écologie radicale qui, loin de rejeter le progrès technologique, veut libérer l’homme des travaux pénibles tout en préservant la biodiversité. Il va alors imaginer le municipalisme libertaire, une variante de l’anarchisme dont la première particularité est, bien sûr, de faire de l’écologie le pivot de la doctrine, car à quoi bon poursuivre une révolution politique si les humains continuent de détruire la planète et sont voués à la disparition.

Le municipalisme libertaire est une démocratie directe, fondée sur la commune et le fédéralisme. La commune élabore une charte municipale sur les droits et libertés des citoyens et sur ses modes de fonctionnement. Les décisions se prennent en assemblées populaires de quartier ou de village avec tous les habitants. Un conseil communal, composé de délégués strictement mandatés et révocables à tout moment, est chargé de l’administration. Autonome et écologique, la commune tend à l’autosuffisance, c’est-à-dire à utiliser les richesses humaines et naturelles de son territoire de manière rationnelle. L’exploitation des biens communs sera raisonnable, les activités industrielles non polluantes et l’agriculture biologique. Le travail doit être, dans la mesure du possible, épanouissant et de courte durée pour permettre la participation à la vie politique. Autosuffisante, la commune n’est pas autarcique, elle échange et s’associe avec d’autres communes pour assurer les besoins collectifs ou réaliser les projets intercommunaux. Dans un cadre fédéral souple, adapté au sujet traité, chaque commune conserve son autonomie. Elle n’est pas tenue d’appliquer les décisions collectives dans la mesure où son refus ne nuit pas aux autres communautés. En tout domaine, le municipalisme libertaire prône la fin de la domination dans une société autogérée et non-hiérarchique.

Une démocratie directe mais avec une spécificité stratégique. Plutôt que l’affrontement brutal avec l’État et les classes dominantes, le municipalisme libertaire contourne les institutions, les marginalise et tente de les subvertir. Dans chaque quartier, ville ou village, les conseils communaux entrent en concurrence avec les conseils municipaux légaux sur toutes les questions relatives à la vie en société. Sur mandat et sous le contrôle des assemblées populaires, ils mettent en place des organisations parallèles aux institutions officielles, tels des écoles, des associations d’aide sociale, des comités pour le logement, les transports, etc., ou au capitalisme, à l’image des coopératives de production municipale. La mise sur pied de milices communales d’autodéfense fait débat. Simultanément, ils agissent comme groupes de pression auprès du conseil municipal légal pour qu’il agisse dans le sens qu’ils préconisent. Lorsque l’assemblée populaire locale est forte, la participation aux élections municipales n’est pas écartée. Si elle obtient des élus minoritaires au conseil municipal, ils serviront de relais dans la revendication. Si elle en prend le contrôle, le conseil communal populaire se substituera au conseil municipal légal devenu une simple couverture juridique.

Le fédéralisme permettra qu’un même mouvement se développe au niveau national. Les assemblées populaires et leurs conseils communaux, fédérés dans divers champs territoriaux, se substitueront aux administrations d’État et aux entreprises capitalistes au point de les rendre inutiles jusqu’à parvenir au point de rupture révolutionnaire. Bookchin n’exclut pas un court moment de violence pour les faire disparaître définitivement.

Aux États-Unis, comme dans le reste du monde, le municipalisme libertaire n’a pas provoqué un courant d’adhésion significatif. Il suscita même de l’hostilité de la part d’une majorité d’anarchistes troublés par le recours aux élections. Et voilà qu’en ces premières années 2000, son fédéralisme et sa stratégie communalistes séduisent Öcalan, à son tour suivi par la fraction la plus consciente du PKK et la jeunesse des mouvements kurdes.

■ Théorie et pratique du confédéralisme démocratique

Tous ont compris que le marxisme-léninisme n’est plus en mesure de répondre aux défis de la modernité capitaliste et que le nationalisme a été la cause de dizaines de milliers de morts kurdes et turcs, sans parvenir pour autant à l’indépendance. Après une longue maturation organisationnelle, le 20 mars 2005, à l’occasion de son adresse au peuple kurde pour Newroz, le nouvel an kurde, Abdullah Öcalan, rend public le projet de confédéralisme démocratique. Celui, « extraordinaire », d’une société sans État. Dans un texte d’à peine quatre pages, il en livre les grands principes théoriques et stratégiques : mettre fin à toutes les dominations, qu’elles soient politiques, patriarcales, ethniques ou religieuses, par l’organisation autonome de la société civile. La proximité avec le municipalisme libertaire de Murray Bookchin est évidente mais le confédéralisme démocratique n’en est pas une simple réplique. Öcalan doit l’adapter aux traditions politiques ou culturelles moyennes-orientales et rechercher une entente préalable avec l’État. Comment reconnaître et s’inscrire dans une République démocratique turque sans renoncer à l’idée socialiste anti-étatique et anticapitaliste ? Question que n’avait pas envisagée Bookchin et qu’il aurait considérée comme dépourvue de sens car fondée sur une incompatibilité théorique.

Le confédéralisme démocratique possède cet avantage sur le municipalisme libertaire de disposer, au Kurdistan du Nord (Bakûr), d’un réseau serré d’organi-sations politiques et civiles locales souvent constituées en assemblées populaires. Parallèles aux institutions d’État, elles ont pour vocation d’en restreindre les pouvoirs ou de s’y substituer. À partir de 2007, elles sont fédérées sous le nom d’Union des communautés du Kurdistan (KCK), et aujourd’hui de Congrès pour une société démocratique (DTK). Elles représentent un véritable proto-parlement du peuple qui, à l’échelle de la Turquie, s’appelle le Congrès démocratique du peuple (HDK). Elles interviennent dans tous les domaines de la vie civile, culturelle et économique. Elles créent et font vivre aussi bien des écoles kurdes, des coopératives de production, des associations de solidarité sociales ou féminines que des comités de conciliation évitant la justice d’État. Malgré la folle répression de Recep Tayyip Erdoğan, elles maintiennent une force de résistance indestructible même si parfois elles se mettent prudemment en sommeil.

Conformément au municipalisme libertaire, une action électorale est menée au niveau des municipalités kurdes par un parti légal, avec un réel succès. En 2014, ce parti prend le nom de Parti des régions démocratiques (DBP). Une fois élues en respectant la parité homme-femme et l’équilibre ethnique, les municipalités, co-présidées par un homme et une femme, collaborent avec les associations et appuient de nombreuses réalisations notamment celles des femmes puisque, comme le dit Öcalan, « les femmes sont véritablement les agents sociaux les plus fiables sur le chemin d’une société égale et libertaire » [5]. On s’approche du conseil communal de Bookchin.

Cependant, pas plus que la force armée du PKK, devenue force d’autodéfense, la société civile ne paraît en mesure, seule, de venir à bout de l’État comme le prévoyait le municipalisme libertaire. Continuant une longue tradition, un parti politique est maintenu. Il participe aux élections législatives, en espérant envoyer des députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Ce parti, depuis 2012 Parti démocratique des peuples (HDP) auquel est affilié le DBP, obtiendra 10,8 % de voix et enverra au Parlement 59 députés, en novembre 2015 [6]. Une dizaine dont ses deux co-présidents sont actuellement en prison.

En 2009, Öcalan avait affiné la stratégie en terminant la rédaction d’un projet de constitution pour une Turquie démocratique devant reconnaître l’autonomie du Kurdistan et de toute autre région qui le souhaiterait. Dans ce cadre, le confédéralisme démocratique pourrait être expérimenté au Bakûr en restreignant les pouvoirs de l’État pour les cantonner à des fonctions régaliennes (émission de la monnaie, production du droit national, défense du territoire, diplomatie notamment). Avec cette feuille de route, en 2013, des négociations de paix entre le PKK et le gouvernement turc furent engagées. Alors que les observateurs pensent que les négociateurs pouvaient aboutir, en 2015, Erdoğan rompit les négociations. Paniqué par les résultats électoraux locaux du DBP et nationaux du HDP, et surtout par les succès militaires des Kurdes de Syrie, il lança sa police et son armée contre les quartiers et villes où des militants du PKK avaient proclamé, témérairement, l’autonomie démocratique. Cette rupture annonçait l’image déplorable que la Turquie allait donner des droits de l’homme, image renforcée après le coup d’État manqué de juillet 2016. Cette dégradation continuelle scelle le destin commun des Kurdes de Turquie et de Syrie.

L’expérience de la Syrie du Nord

Si le processus de mise en place du confédéralisme démocratique est bloqué en Turquie, il connaît dans le Kurdistan de l’Ouest (Rojava) et le nord de la Syrie une résurgence insoupçonnée en étendue et en richesse. Dans l’hypothèse de Bookchin, l’État est hostile. Dans celle de la constitution turque d’Öcalan, l’État est restreint. En Syrie du Nord, un État fonctionnel et une société civile vivent en osmose, chacun tenant un pan du combat dans une phase préalable au socialisme. En symbiose, peut-être, tant est présent le Parti de l’union démocratique (PYD). L’auto-administration démocratique, comme se nomme le régime, est chargée d’assurer et d’encourager la réalisation du confédéralisme démocratique grâce à la démocratie directe et au respect des valeurs démocratiques. Le projet est d’abord acté dans la Charte du Rojava du 29 janvier 2014. Suivra le Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, adopté, le 29 décembre 2016, par une assemblée constituante formée par consensus des divers courants politiques, ethniques, culturels et religieux [7].

Dans ces deux textes perce une contradiction entre :
– un projet révolutionnaire anticapitaliste et l’adhésion aux références occidentales des droits de l’homme ;
– une ambition libertaire anti-étatique et l’adoption d’une constitution de démocratie parlementaire.

À y regarder de plus près, s’agit-il véritablement d’une double contradiction ou plutôt d’une stratégie assumée qui s’inscrit dans une adaptation du projet révolutionnaire de Bookchin et d’Öcalan ?

■ Droits de l’homme et capitalisme

L’article 17 du Contrat social affirme que la Fédération « respecte la Déclaration universelle des droits de l’homme [du 10 décembre 1948] et toutes les chartes de droits de l’homme associées ». L’affirmation du libre exercice des droits humains et des libertés fondamentales signifie, pour les constitutionnalistes, que toute personne est protégée contre toute tentative du pouvoir étatique d’y porter atteinte. Lecture qui laisse à penser qu’il y a bien un État au nord de la Syrie.

Le Contrat social dresse une liste de ces droits et libertés conformément aux références internationales. Ils sont effectivement appliqués, parfois contrariés par la situation de guerre ou la nécessité de convaincre certaines populations culturellement rétives. Ce volontarisme n’est pas seulement un progrès ; il devient source d’émancipation dans un Proche-Orient où les droits fondamentaux, même inscrits dans un texte constitutionnel, sont rarement respectés.

Un certain nombre de droits et libertés repose sur le principe d’égalité : égalité des sexes et entre générations, véritable contestation du patriarcat ; égalité des races, des ethnies, de leur langue et de leur culture, soit le refus de la domination et de l’assimilation ; égalité entre les religions qui n’interviennent pas dans la chose publique ; droits des étrangers et protection des réfugiés.

Ainsi, le décret-loi sur la famille signée le 1er novembre 2014, fondée sur la Charte du Rojava, interdit la polygamie, les mariages forcés ou avant dix-huit ans, organise le mariage civil et annule la dot, institue l’égalité devant l’héritage, l’égalité des salaires et le droit au congé de maternité, condamne le travail des enfants…

Sont énumérées les libertés physiques : droit à la vie et l’intégrité corporelle qui interdit la peine de mort et les tortures ; droit d’aller et venir ; sûreté personnelle, etc. D’autres dispositions du Contrat social concernent la liberté de l’esprit : liberté politique et d’opinion ; droit à l’éducation gratuite dans la langue maternelle ; liberté religieuse et de pensée ; droit à l’information ; résistance à l’oppression, etc. Sont reconnus des libertés collectives : liberté de se réunir, de s’associer, de se syndiquer. Les droits sociaux ne sont pas oubliés : droit à la santé, à la protection sociale notamment des personnes âgées et handicapées ; droit d’avoir un logement et de vivre dans une société écologique ; droit au travail et liberté d’entreprendre.

Cette dernière liberté éveille évidemment la critique socialiste. La liberté d’entreprendre ne se comprend qu’avec la reconnaissance du droit de propriété qui est « inviolable et sacré » depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Naturellement, l’article 43 du Contrat social dispose que « le droit à la propriété privée est garanti sauf s’il contredit l’intérêt général ». L’intérêt général peut être de protéger les biens communs par exemple. La terre, l’énergie et les ressources naturelles en surface ou en sous-sol (pétrole, minerais, eau, bois) sont une « propriété de l’ensemble de la société » (article 41) ; encore faut-il mesurer la portée de cet article qui n’interdit certainement pas la privatisation de tous terrains, agricoles notamment. La propriété privée des moyens de production et d’échange n’est pas davantage remise en question. Le capitalisme n’est pas aboli en Syrie du Nord. La réglementation de l’investissement local et étranger en fournit une preuve supplémentaire. Comme dans toute démocratie, le capitalisme est seulement régulé, dans son propre intérêt d’ailleurs.

Pour autant, la position du Contrat social envers la propriété est présentée comme en phase avec à la stratégie du municipalisme libertaire et du confédéralisme démocratique. Au même titre que la société civile va se substituer à l’État, l’économie sociale soutenue et emmenée par les coopératives de production et de consommation subvertira le capitalisme. Ce sera long car l’économie sociale est encore embryonnaire. Risqué aussi puisque l’histoire des révolutions apprend que le temps joue en faveur de l’alliance Capital-État.

■ Constitution démocratique et société sans État

En Syrie, sous l’impulsion du PYD, s’est développé un maillage d’organisations politiques, associatives, culturelles et religieuses. Dans les villages, les rues, les quartiers et les villes, ces organisations forment des communes ; « la commune [qui] est la forme organisationnelle de la démocratie directe […] fonctionne comme une assemblée autonome » (article 48). Les communes se fédèrent entre elles en tant que de besoin. Regroupées au sein du Mouvement pour une société démocratique (TEV-DEM), semblable au DTK-HDK de Turquie, les communes et autres organisations sociales assurent une bonne partie des missions d’administration et de service public normalement dévolues à l’État : éducation, santé, transports, sûreté intérieure, ravitaillement et économie notamment. Ce proto-parlement populaire n’a pas été considéré comme suffisamment fort et organisé par les meneurs de la révolution pour qu’on puisse encore se passer d’un État, mesure prise des impératifs de politique intérieure (ne pas laisser le pouvoir vacant), diplomatiques (exister sur la scène internationale) et militaires (lutter contre l’État islamique).

Le Contrat social est le support juridique d’une fédération de trois régions formées de deux cantons chacune (régions de Cizîre, de l’Euphrate, d’Efrîn [8]). Chaque entité territoriale, de la commune à la Fédération, possède son assemblée ; « les assemblées organisent la société en mettant en place la démocratie directe et en établissant les règles et les principes de la vie démocratique et libre » (article 49). Que penser d’une démocratie directe qui institue une démocratie représentative avec ses pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire selon les règles de la démocratie bourgeoise ?

Le Congrès des peuples démocratiques (Assemblée nationale), paritaire et co-présidé par un homme et une femme, est, comme toutes les autres assemblées de la Fédération, composé de 60 % d’élus directs sans mandat impératif et de 40 % d’élus « par les composantes, les groupes et les segments sociaux » de la population (article 50) ; au regard du communalisme, la société civile reste en minorité face à la société politique [9]. Le Conseil exécutif (gouvernement) et ses départements (ministères), selon le discours officiel, ne font qu’appliquer les décisions du Congrès des peuples démocratiques, elles-mêmes reflets de la demande des communes. Le système de justice est indépendant avec cette particularité de posséder un Conseil de justice des femmes qui « s’occupe de toutes les affaires et de toutes les questions propres aux femmes et à la famille » (article 69). Enfin, une Assemblée du Contrat social (conseil constitutionnel) veille à la bonne application juridique et pratique des dispositions constitutionnelles.

Quel que soit le bien-fondé des arguments avancés pour justifier cette organisation politique, l’État est bien là. Se restreindrait-il à des fonctions régaliennes telles l’élaboration et l’application de la législation fédérale, la défense du territoire ou la diplomatie, il contrôle la société sinon la domine. Jusqu’à quand ?

Des lendemains qui chantent ?

Après cette approche des idées et des institutions en Syrie du Nord, il est légitime de s’interroger sur l’avenir et sur la valeur de l’exemple.

■ État ou société sans État

La Fédération démocratique de la Syrie du Nord ne revendique pas l’indépen-dance et son Contrat social prend soin de la situer dans le cadre d’une Fédération de la Syrie démocratique unie. Pour l’heure on ne peut aller plus loin dans la considération de cette fédération nationale encore improbable, mais la question se pose du devenir de la région autonome de la Syrie du Nord. Plusieurs hypothèses peuvent être émises :

– Les tenants du pouvoir en Syrie du Nord – État et PYD – veulent le conserver et n’ont ni la volonté, ni l’intention d’enclencher le processus de dissolution des institutions proto-étatiques vers le confédéralisme démocratique. Au contraire, ils verrouillent les institutions et amendent le Contrat social vers plus d’État. Alors, dans un événement paradoxal, la société civile se révoltera-t-elle, au nom du confédéralisme, contre les gouvernants et un parti issus de ses rangs ? Contre un État du Rojava devenu hostile ? Les « Communards » de Syrie chercheront-ils à appliquer les stratégies d’Öcalan et de Bookchin pour substituer la commune des communes autonomes à l’État régional kurde ?

– Les autorités sont confrontées à d’insurmontables problèmes internes et internationaux. Elles se résignent à opter pour une sorte de démocratie libertaire, une république sociale respectant les libertés publiques, protégeant les identités ethniques, maintenant l’égalité des genres, développant la participation des citoyens à la vie politique avec une bonne dose de démocratie directe, encourageant l’économie sociale. Elles pérennisent – provisoirement – le Contrat social.

– Les autorités et le peuple développent le réseau communal qui assure de plus en plus les fonctions dévolues à l’État, l’économie sociale entre en concurrence avec le marché capitaliste et le marginalise. Les institutions étatiques abandonnent progressivement leurs prérogatives pour se mettre en sommeil. Le PYD renonce à tout contrôler. Le processus s’inscrit dans ce qui est parfois appelé « troisième voie ». Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique se construisent graduellement selon le plan de Bookchin et d’Öcalan.

La deuxième hypothèse qui peut être admise comme un progrès au milieu des dictatures du Proche-Orient, comme la troisième, celle souhaitée par les révolutionnaires de là-bas et d’ailleurs, viendraient contredire le vieux théorème anarchiste, maintes fois vérifié, selon lequel l’État, serait-il restreint ou fonctionnel, toujours tente de se reconstituer, de se renforcer, de reprendre au peuple ce qu’il lui a cédé. La présence d’un puissant parti, même bien intentionné, simplement parce qu’il est un parti, conforte cette crainte.

■ Vocation universelle du confédéralisme démocratique

Pour le moment, pourquoi ne pas faire confiance aux responsables et aux peuples du nord de la Syrie, avec les réserves et critiques constructives que chacun peut apporter selon ses convictions ? Expérience unique, elle mérite d’être soutenue par tous ceux qui, à travers le monde, aspirent à un changement de société pour en finir avec la domination et l’aliénation du couple fusionnel État-Capital.

Le confédéralisme démocratique n’est pas la propriété des Kurdes, il a une vocation universelle et est adaptable localement. En Europe, où les mouvements sociaux peinent à se fédérer alors que les foyers de lutte se multiplient tant dans la société que dans le monde du travail, il peut contribuer à la constitution d’une force révolutionnaire en mesure de changer la société. La fédération des communes autonomes fondée sur l’autonomie, l’intérêt commun et la solidarité plutôt que sur une base idéologique d’un autre siècle, vivifiée par la démocratie directe, n’est-elle pas à envisager ? Au moins à considérer ?

Pierre BANCE

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