Notre Paris d’avant, qu’une littérature buissonnière nous laisse encore entrevoir, se perd lentement dans les ombres d’une mémoire brouillée. Nous n’en avons connu que l’agonie, mais ce qu’il fut, même sur sa fin, nous tient à cœur. Non parce que son pittoresque nous séduirait exagérément, mais parce que notre jeunesse en éprouva les derniers charmes : la « culture du zinc » – culture au sens anthropologique du terme –, qui se pratiquait dans certains de ses bistrots, lieux prolétariens et « assemblés du peuple » par excellence. Une culture aujourd’hui disparue. Ceux qui se souviennent de ce que furent, avant la chute finale, la Mouffe, les Halles, Belleville, la rue de Lappe, Saint-Germain et leurs troquets enfumés, aux murs jaunis par la nicotine, tenus par des bougnats à qui on ne la faisait pas, peuplés d’originaux, de rebelles, tous pratiquant avec constance une dégustation permanente de rouge de qualité variable, ceux de Bercy n’étant pas les meilleurs comme chacun sait, ceux-là savent à quel point cet univers irradiait l’insoumission. Grâce à Prévert, à Doisneau, en passant par les indispensables Maître Yonnet [1] et Monsieur Bob [2] (Robert Giraud), sans oublier l’impertinent René Fallet, nous pouvons encore en savourer, entre les lignes et en images, la richesse humaine et l’art de vivre en famille… d’adoption.
Ce Paris populaire, ce fut une langue au verbe haut, une sociabilité parfois orageuse mais toujours complice ; ce fut aussi une forme de défis crânes lancés avec gouaille à la face des règles de la bienséance bourgeoise. Un Paris qui voyait biffins, trimards et clochards, putes et gitans, paumés et crève-la-dalle trinquer avec les ouvriers du cru, les artisans du coin, les artistes désargentés, les dandys et quelques bourgeois en goguette. Un Paris où l’on partageait peines et ivresses et qui portait haut les couleurs de l’insolence et du sens de l’honneur – que, bien sûr, certains, pour survivre vendaient aux plus offrants comme on se sépare de l’ultime parcelle de son humanité [3]. Un Paris de l’impertinence qui prônait, sans chichi et avec noblesse, des valeurs comme l’amitié et la camaraderie. Ses adeptes les pratiquaient comme une évidence liée à un sentiment de liberté farouche pouvant se payer parfois cher. Car le refus – subi ou choisi – du salariat, le choix de la marginalité et l’alcool conduisent aussi à la cloche, au sombre désarroi à qui l’on fait la nique en compagnie des potes, au tragique que l’on toise avec la dignité de ceux qui refusent de rendre les armes à la sagesse des enfants de Bouvard et de Pécuchet, à la résignation. Les femmes et leur progéniture souvent en pâtissaient, c’est sûr.
Dans ces rades de plus ou moins bonne réputation, on buvait, on mangeait à la bonne franquette, on tapait le carton et on parlait une langue fleurie, vivace, piquante. Le verbe inventif et imagé rythmait vigoureusement le cours des conversations. Ce verbe, cette langue, cette culture tenaient d’un torrent qui dévalait la pente chaotique de ces vies échappant au cours tranquille de la moraline à deux balles des as de la soumission à un monde qui, de toute façon et quoi qu’ils fassent, les méprisait. Toute une humanité turbulente donc – des vies brisées parfois, hommes de peine, hommes de rien – où la débrouille l’emportait sur la résignation. Il était rare d’y côtoyer, perdus dans cette humanité imparfaite et qui se revendiquait comme telle, des gens se prenant au sérieux, pontifiant ou, pis encore, des faiseurs. Des grandes gueule, oui ! Des génies de la tradition orale, comme Yonnet et Giraud, oui ! Des poètes, aussi, des philosophes, des enfants tendres et amoureux, des errants las de tout sauf de la vie, attachés à leurs rues, amoureux du zinc, de leur chopine et de la solidarité qui les liait les uns aux autres malgré la dèche, les jours sans, et, pour les plus chanceux d’entre eux, leurs insalubres crèches.
Ce Paris – dont Louis Chevalier [4] dénonça si puissamment la destruction en temps de paix sous les coups répétés des promoteurs, des technocrates, des politiciens, des marchands d’illusions et des trafiquants de rêves – fut, dès le milieu des années 1960, voué à disparaître dans les poubelles aseptisées d’une révolution anthropologique toujours en cours. Ce Paris, qui avait été l’âme des poètes – de Villon, de Baudelaire, de Prévert –, la ville des passages de Walter Benjamin et de Klaus Mann, la capitale des pas perdus des surréalistes et des adeptes – lettristes, puis situationnistes – de la dérive psycho-géographique, fut bien ce lieu ensorcelant où l’on préférait vivre pauvre que riche ailleurs [5]. Symbiose il y eut, sur un long temps historique, entre la faune populaire parisienne des marginaux sociaux, condamnés au noir quotidien de l’industrialisation, de la précarité et du dénuement, et ceux qui, venant d’une marginalité poético-critique, se firent l’écho de leur noblesse et s’inspirèrent de la flamme insurrectionnelle qui animait le peuple de Paris [6]. Le souffle de l’esprit libertaire donnait alors de la vigueur aux cris de liberté, d’égalité et de fraternité [7].
Ce Paris désormais si loin de nous, il faut le chercher dans l’œuvre de « Monsieur Bob » (Robert Giraud) – Le Vin des rues, hélas épuisé, La Petite Gamberge ou Les Lumières du zinc) –, dans celle de Jacques Yonnet (Rue des maléfices et Les Troquets de Paris –, dans Le beaujolais nouveau est arrivé, de René Fallet (si mal servi par le cinéma) ou, sur un registre subtilement empreint d’empathie, de délicatesse et de profonde tendresse, chez Monsieur Henri Calet, notre préférence, dont les récentes rééditions sont l’occasion de marcher à ses côtés dans ses excursions à travers « les quartiers de roture » [8]. On en sort ébloui.
Nous reste donc la littérature pour attiser notre goût pour ces ambiances, pour ces parfums de venelles sombres, pour ces effluves d’estaminets, pour ces odeurs de poil à bois, pour la sciure répandue sur un sol où se mêlent mégots et traces de vin renversé par une main tremblante, un rire hoqueté, une intempestive manifestation d’impatience. On s’y nourrit des conversations familières d’une époque ponctuée de cris, de rires et de larmes, mais qui respectait la langue, ses finesses et l’infinité de ses élégances, y compris dans la trivialité des propos qu’elle charriait. Entre petits riens et colères, cette langue disait surtout le cœur des hommes dont on moqua les appétences avant de bétonner leur espace vital. Oui, nous avons du goût pour ces ambiances et le sentiment, intimement vécu, que seule, désormais, cette littérature peut nous rapprocher de ces passions humaines d’une époque non encore totalement asservie au Spectacle, qui, comme chacun devrait le savoir depuis l’éclairante prophétie de Debord, est devenu le rapport social dominant de notre temps.
Allez, à la bonne vôtre, tout de même ! Et surtout, surtout, bonne lecture de Yonnet, Giraud, Calet et Fallet. Et, dans un genre un peu différent, de Jean Meckert, dont il faut lire, relire et relire encore Les Coups [9] , cette absolue merveille.
Jean-Luc DEBRY