[…] Ce n’est pas sauver l’idée du bonheur,
c’est trouver cette misère bien assez bonne pour soi. [1]
Narcisse ne voyant pas l’eau dans laquelle il se mire, n’entrevoit du monde que son propre aveuglement. « Il n’y a plus de berge ni de source ; plus de métamorphose et plus de fleur mirée ; rien que le seul Narcisse… », écrivait André Gide dans Le Traité du Narcisse (1891). L’introspection du narcissique – l’aveuglement – ne porte pas sur soi, mais sur son image sociale. Il préfère son image et, dit Clément Rosset, souffre de ne pas s’aimer : ni l’autre ni lui-même. Et toujours selon l’auteur du Réel et son double et de Loin de moi, il se définit par les regards que l’on porte sur lui, à commencer par le sien propre tel qu’il s’évertue – et l’on sent tout le tragique de sa situation – à se considérer avec les yeux de l’autre, instrument spéculaire de son identité insaisissable, toujours fuyante et fatalement incomplète.
L’hédonisme commercial comme miroir du narcissisme
Le narcissisme demeure, quoi qu’on en dise, la scène sur laquelle le sujet postmoderne se représente sous les traits d’un heureux bénéficiaire de l’hédonisme commercial [2]. Et c’est bien à ce titre qu’il est sollicité de toutes parts (d’aucuns disent « stimulé »). La jouissance promise attise sa fascination et ne peut, par principe, être différée. « L’immédiateté de la satisfaction narcissique » est arrimée à l’hédonisme commercial [3]. D’où l’importance de la part du fantasme, dans sa forme placebo, qu’elle marchande et qui semble si bien « lui réussir ».
La maîtrise des désirs est l’un des enjeux idéologiques majeurs du capitalisme. Sa traduction en termes d’offres et de demandes, scientifiquement et savamment maitrisées dans la perspective d’une subjectivité tout entière dominée par « le signifiant maître » qu’est l’argent (métonymie du Marché) [4], celui-ci devient l’essence et le sens de la vie et n’a, dit Marx, d’autres horizon que de se reproduire lui-même (Manuscrits de 1844). La compulsion marchande y trouve son compte dans une sur-jouissance magnifiée par sa mise en scène permanente. La vie, le désir, l’humanité, la jouissance, l’activité sous toutes ses formes, tout cela appartient au cycle économique (production, consommation) dont l’argent est l’âme. L’endettement, les privations, le travail aliéné sont autant de conditions auxquelles il nous faut impérativement nous soumettre. Ils sont élevés au rang d’impératif moral. Le passage du cycle du capital industriel (argent-marchandise-argent augmenté) au cycle du capital fictif (argent-argent augmenté) se traduit par une profonde mutation anthropologique. Toutes les passions sombrent ainsi dans une soif de « plus-de-jouir » [5] nécessaire à sa reproduction, ce qui provoque, à l’occasion, des crises de nature culturelle de type anomique [6].
« Le-plus-de-jouir » lacanien serait donc à la consommation sous toutes ses formes ce que le travail abstrait est à la valeur : sa substance. Si l’on suit l’auteur du Séminaire dans son exposé, il est le versant imaginaire d’une réalité marchande, elle-même structurée par l’univers symbolique de l’économie capitaliste. Autrement dit, en termes lacaniens, le discours propre à la logique du marché comble de sa jouissance le possesseur d’un objet marchand qui, tout bien considéré (sic), ne vaut que par les fantasmes socialisés – ce dont nous instruit le marketing – qui lui sont attachés de manière consubstantielle. « Aucun singe, écrit Marshall Sahlins, ne peut faire la différence entre de l’eau bénite et de l’eau distillée […] parce qu’il n’y a aucune différence d’un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui lui donnent de la valeur et utilisent de l’eau bénite. » [7] La puissance de cette attraction confère aux impératifs marchands mis en scène par l’industrie du « désir » – la mode, le culte fascinant de l’éphémère, mais aussi le marketing, rebaptisé societing, et sa banalisation dans la culture du divertissement – une forme désirable qui justifie que l’on s’y complaise dans une sorte de « plus-de-jouir » qui hystérise le consommateur. Lacan met en évidence les similitudes qui, selon lui, existent entre « l’objet pulsionnel » et la « valeur d’échange ». « L’objet, écrit-il, porte en lui-même quelque chose de la plus-value » et, dans le même mouvement, la possession de cet objet – devenu, pour que l’échange soit possible de façon massive et permanente, objet du désir – induit une compensation imaginaire dans le cadre de la compulsion marchande, là où se formule, sous l’effet du discours, la promesse d’une jouissance aliénée à son objet. Dans Les Aventures de la marchandise, Anselm Jappe a souligné le lien qui existait entre les théories anthropologiques sur le fétichisme – mana (une force immatérielle, surnaturelle et impersonnelle) et totem (une projection humaine au sens anthropologique du terme) – et le concept de fétichisme utilisé dans la théorie psychanalytique. Dans un essai datant de 1927 – « Le fétichisme » [8] –, Freud indiquait que la principale caractéristique de la jouissance procurée par le fétiche tenait au fait qu’elle excluait toute idée de rencontre avec l’autre, l’autre en tant que sujet. Une métonymie, la partie pour le tout, l’objet en lieu et place du sujet.
L’égotisme et le « conformisme de masse » émergent des tourbillons d’une dialectique dans laquelle gravite le sujet esseulé et grégaire. L’atmosphère qui en émane, tout de tensions, de dépressions, d’exaltations, se nourrit et témoigne d’un volontarisme régénéré par toute une scénographie – une langue, des postures, etc. – dédiée à sa narration. Convoqué à comparaître sur la scène de l’hédonisme commercial, l’ayant droit s’y « produit » jusqu’à devenir, à lui-même, son propre spectacle. S’engage alors un dialogue semblable à celui de Sosie face à Mercure : « Qui va là ? », demande le second ; « moi », répond le premier.
La domination de la marchandise que chacun d’entre nous finit, peu ou prou, par mettre en scène tel un comédien cherchant la lumière qui le « met en valeur », suppose que nous intériorisions, à des degrés divers, les contraintes sociales nécessaires à son exercice dans le cadre d’un amour de soi – certes ambivalent, mais fondateur de cette forme moderne de l’autodiscipline. Ce qui, comme le pointèrent les théoriciens de l’École de Francfort, est en soi un « fait social » [9]. La norme est alors de donner toute son énergie, son intelligence et, dit-on, « sa créativité » afin de se signifier en tant que « sujet » à travers des codes et des rituels, des us et des coutumes, produits et reproduits comme autant de signes d’une bonne adaptation à la réalité sociale, elle-même produite par la domination de l’économique : le procès de valorisation du capital [10]. Cette domination s’étend dans les domaines du symbolique et de l’imaginaire, de sorte qu’à l’exception de sa grammaire, rien d’autre ne semble « raisonnable ». Et du coup, le Désir est mis au service de cette grande cause.
Le culte de la soumission à l’hédonisme commercial
et sa sacralisation
Le fonctionnement du capitalisme dans sa dimension anthropologique a cela de commun avec la religion [11] qu’il répond aux mêmes inclinations et surtout, avec sa part de rêve (la manipulation des imaginaires), aux mêmes espoirs d’ « extase éternelle » – et ce bien que la modalité de satisfaction du désir du « croyant » se modifie sensiblement selon les époques (médiévale, précapitaliste, capitaliste et enfin de capitalisme total et planétaire, comme la nôtre). Norbert Lenoir [12] nous rappelle fort à propos que le fétichisme de la marchandise – celui de l’être humain dominé par les objets qu’il met en circulation dans le cadre de l’économie marchande – « est le nouvel enchantement » du monde et crée le consentement actif aux rapports sociaux correspondant à la valorisation du capital. Dans un monde désenchanté, sans dieux, déshumanisé, le besoin se fait, en effet, sentir de louer le désir qui naît dans notre relation avec la marchandise en tant que médiation sociale et de considérer ses productions imaginaires comme autant de preuves du bien-fondé de notre allégeance. Cette forme d’aliénation du sujet sous l’égide d’une dimension sacrée implique une hégémonie qui le réduit à l’état d’objet au service du sujet abstrait qui en est la substance.
Alors que le Sacré, tel qu’il se débandait sous les coups de boutoir d’une aspiration, à proprement parler bourgeoise, de rationalité et d’efficience industrielle, le triomphe de l’idéologie petite-bourgeoise (la culture de masse) va assurer, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’hégémonie de la notion de sphère privée. Dès lors, l’ego a trouvé son enclos. Entre indécence, exhibitionnisme et obligation de transparence, son caractère intime se distingue, aujourd’hui, par son ambivalence. Une vie tout entière soumise aux impératifs économiques de la rentabilité immédiate, nous transforme en esclaves du couple fatal « plaisir-angoisse » [13].
Comme le montre fort bien Jean-Pierre Baudet dans un texte remarquable de clarté et d’érudition [14], le capital, être abstrait et tout-puissant, n’est « soumis à aucune règle conçue dans ce monde ». Quelle que soit la forme culturelle sous laquelle il est décliné, il se tient en lieu et place de Dieu pour dominer le monde et dicter sa volonté, prétendant être l’essence de toutes choses, y compris dans la dimension ontologique de ses sujets dont il détermine l’existence [15]. Figures de la domination, elles sont plus importantes et plus essentielles, précise Baudet, « que toute réalité physique, en permanence en conflit avec la réalité physique, supprimant le temps et l’espace et les soi-disant lois de la nature ». « L’économie moderne est, affirme-t-il, un héritage de l’activité de sacrifice, et l’émancipation apparente de la dette sociale (typique dans les sociétés primitives) conduit en réalité à des formes beaucoup plus strictes de la dette. » La vie est une dette qu’il ne sera jamais possible de rembourser. De la même façon le bonheur que l’on doit à la valorisation de la valeur se présente sous la forme d’une dette – au propre comme au figuré – qui justifie son pouvoir et notre dépendance vis-à-vis de lui. L’économie politique se substitue à la théologie. « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel – écrivait déjà Marx dans Le Capital [16]. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe de choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. »
Il convient, toutefois, de se montrer prudent par rapport à ce type d’analogie, comme nous y engage d’ailleurs Hannah Arendt lorsqu’elle précise, à propos du nazisme et du stalinisme considérés par certains comme des « religions séculaires », que tout ce qui renvoie à la même fonction ne doit pas nécessairement porter le même nom. Et la philosophe d’ajouter : « C’est comme si j’avais le droit de baptiser marteau le talon de ma chaussure parce que, comme la plupart des femmes, je m’en sers pour planter des clous dans le mur. » [17] Elle ajoute très précisément ceci : « Pour ma part, bien sûr, je ne crois pas que toute chose ait une fonction, ni que la fonction ou l’essence soient la même chose ; et pas davantage que deux choses complètement différentes – comme la croyance à une Loi de l’Histoire et la croyance en Dieu – remplissent la même fonction. Et même si, dans certaines circonstances particulières, il devait arriver que deux choses singulières jouent le même “rôle fonctionnel”, je ne les tiendrais pas davantage pour identiques que je ne crois que le talon de ma chaussure est un marteau lorsque je l’utilise pour enfoncer un clou dans le mur. » [18] Si l’on prend cet avertissement au sérieux, il faudrait donc considérer la conception idolâtre de la domination de l’économique – sa traduction en termes de pratique sociale et de nécessité psychologique – comme un substitut de la religion, une sorte de métaphore, une religion réduite aux acquêts. Mais quoi qu’il en soit, cette fonction s’apparente à un « enchantement » qui justifie le désir que nous avons de le réactualiser sans cesse. Un peu comme si nous voulions calmer l’angoisse sourde naissant du vide qui lui est attaché et que nous cherchions à nous en prémunir, si aberrantes que nous paraissent les manifestations qui en découlent.
Chacun pour soi ! Et que Dieu témoigne de son existence en permettant aux « méritants » d’édifier le commun. Pour asseoir sa légitimité autant que la jouissance qui vient de surcroît, le « moi-je » est – et de loin selon les adeptes – préférable à l’éthique humaniste fondée sur la solidarité, l’entraide et « l’égalité des talents ». En affirmant sa volonté « objective », martelée sur tous les tons, d’améliorer, au cas par cas, l’individu, ce « moi-je » est en passe de devenir une figure structurante du libre arbitre. Même si, hypocritement, l’on jure ses grands dieux, en réunion de service, que le salut est dans le collectif. Cette structure mentale se révèle parfaitement adaptée aux exigences du management louées par les maîtres de l’art qui forment au « savoir-être ». Elle encourage et conforte, dans toutes ses pratiques, un public assoiffé de certitudes opérationnelles et si prompt à servir sa propre ambition avec la bonne conscience du winner. « Réduit à l’état de miroir ou de spectateur, autrui est exploité, grugé, disqualifié. Aucun scrupule n’arrête le narcissique en son triomphe ; rien ne lui résiste ; tout lui appartient ; tout doit se soumettre et plier. » [19]
Il s’agit-là d’une mentalité individuée, d’une pratique sociale et d’un discours s’incarnant dans un vaste ensemble – assez flou, d’ailleurs. Un discours chevauchant la vague mourante des syncrétismes largement importés de la novlangue et des pratiques New Age étasuniens dont les odeurs d’encens colonisèrent les imaginaires en quête d’une spiritualité compatible avec la « gestion de soi » comme marchandise concurrentielle sur le grand marché de la performance économique (« suis-je ou ne suis-je pas… rentable ? »).
Fondée sur une adhésion anhistorique et apolitique, cette inclination transforme l’économique en « substance sociale objective ». Elle crée un langage dont l’individu use pour lui donner « corps », corps vivant en elle et avec elle et pour elle, langage qui occupe surtout cette place jadis réservée à la transcendance (son produit, en somme). Cette fonction – la divinisation de l’économique – ressemble, comme nous l’avons formulé précédemment, à une sorte de liquide amniotique dans lequel barbote notre imaginaire. Il est sa grammaire et sa syntaxe, porte ses rêves « structurés par son langage ». En nous confortant dans notre sentiment de toute-puissance narcissique, il formule notre ontologie. Dans cette optique, les individus mis en concurrence, vivent leur « succès matériel » comme preuve de leur « valeur » – mot qui, dans son ambiguïté sémantique, confond le caractère moral et le prix des choses. Il est vrai que le même sort a été réservé au mot « fortune » dont la divine prêtresse des origines s’est vue, en quelques siècles, dépossédée de ses attributs de hasard pour ne plus désigner finalement qu’abondance de biens d’argent.
Jean-Luc DEBRY