A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Le mal philosophique…
Article mis en ligne le 22 mai 2018

par F.G.




« Les vivants se découvrent, chaque fois, au midi de l’histoire.
Ils sont tenus d’apprêter un repas pour le passé.
L’historien est le héraut qui invite les morts au festin. » (Walter Benjamin)

Les idées meuvent le monde, et bien plus encore elles le transforment. Ces affirmations se vérifient surtout à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, quand la manie de penser se répandit parmi les gens instruits, impliquant un processus de rationalisation qui ébranla les murs de la religion et de la coutume et entraîna une remise en question des autorités, aussi bien ecclésiastique que royale, des hiérarchies et, en général, de tout l’ordre monarchique légitimé théologiquement. Sans que personne ne s’en rendît trop compte, il se déroulait une crise intellectuelle qui se traduisait par une crise des élites. La culture cessa d’être modelée et définie selon l’intérêt de la domination, et le clergé, les aristocrates, les courtisans, les académiciens, etc., c’est-à-dire les classes cultivées, allaient s’incliner devant les jugements de la Raison. Nous pouvons alors parler d’une révolution philosophique ininterrompue comme principale caractéristique des Temps modernes jusqu’au milieu du XXe siècle, révolution dont les références principales ont été, à mon sens, les œuvres de Baruch Spinoza, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Walter Benjamin, non qu’elles soient les plus connues, mais parce qu’elles sont les plus représentatives. Leur contenu peut se résumer en trois idées qui constituent l’axe des trois périodes successives qui composent la Modernité : les Lumières, la domination bourgeoise et la Modernité tardive. Les idées clefs autour desquelles la Raison moderne gravitera successivement sont la Nature, l’Histoire et la Mémoire, concepts qui s’aboliront et se réaliseront dans ceux de Progrès, de Révolution et de Réparation. Les notions tardives de Mémoire et de Réparation – rédemption, dédommagement et satisfaction – n’auront jamais la même portée que les précédentes, car les soifs de liberté iront s’amoindrissant dans le monde industrialisé et le mal philosophique – la manie de penser, la théorie elle-même – au moment de la liquéfaction de la modernité et de la perte de son « aura », autrement dit au moment de l’autodestruction de la raison, perdra tout son pouvoir de pénétration. Dans un monde dominé par la déraison capitaliste, la vérité est seulement un moment du faux. Sa révélation ne change pas les choses. La Raison se soumet aux règles que lui impose la domination, et l’amour de la vérité qu’implique le mot « philosophie » se trouve enterré sous un amas aléatoire de décombres spéculatifs destinés au marché des idées, sans autre fonction que celle de faire l’apologie de l’existant.

Les Lumières furent le fruit de cette « crise de la conscience européenne » dont parlait l’historien Paul Hazard ou d’une « révolte intellectuelle », comme le dirent d’autres, la philosophie de Spinoza étant l’inspiratrice de l’aile la plus radicale et irrévérencieuse. En ces temps-là, une accusation de « spinozisme » suffisait à ruiner une carrière académique, conduire un accusé en prison, voire même sur le bûcher. De même, la revendication de tolérance et de liberté de pensée, la remise en question du contrôle ecclésiastique de la vie intellectuelle équivalaient à un aveu de naturalisme, déisme, fatalisme, matérialisme, athéisme ou épicurisme, tous synonymes de spinozisme, monstrueux crime hérétique digne des pires punitions sur terre comme au ciel. Dans la première grande revendication de la connaissance de la vérité, contenue dans le discours « De la dignité de l’homme » écrit par Pic de la Mirandole, la Raison, « le fleuve de la science », apportait un calme encore trop proche de la guerre, et « c’est pourquoi la philosophie naturelle ne pouvait pas nous apporter un vrai repos ni une paix solide, privilège de sa maîtresse La Très Sainte Théologie ». Durant la Renaissance, la Raison fit ses premiers pas et s’efforça de ne pas alarmer les gardiens de la quintessence religieuse, ses puissants adversaires. Plus tard, Pierre Bayle, une des plus grandes autorités des premières Lumières, proclamait l’incompatibilité entre la raison et la religion, ainsi que la primauté de la philosophie sur la théologie, celle-ci étant inadéquate pour trouver le chemin de la vérité. Pour sa part, Spinoza déclarait la religion absurde en affirmant que « toute chose contraire à la nature est contraire à la raison ». En conséquence, « philosophe » fut une autre des épithètes forgées pour désigner ceux qui ne partageaient pas la vision céleste aristotélicienne du monde, ni ne reconnaissaient le caractère divin de l’ordre traditionnel de la société. Spinoza fut coupable d’élaborer un système métaphysique complet et cohérent qui ne s’arrêtait pas, comme celui de Descartes, devant la destruction des liens entre l’autorité, la tradition et la divinité. Loin de chercher à s’accommoder de l’idéologie dominante et de conférer à Dieu et à l’Église les attributs qui leur permettaient de ratifier les privilèges de la hiérarchie en vigueur, il niait, en accord avec les préceptes de la raison et de la science, la Création, la Providence, les miracles, les apparitions, les spectres, l’existence de l’Enfer, le libre arbitre, le Jugement dernier avec ses récompenses et ses punitions, l’immortalité de l’âme, etc. Selon notre fabricant de lentilles optiques, Dieu et la Nature se confondaient en une seule « substance » infinie, cause d’elle-même et de tout, qu’englobait la réalité dont les attributs étaient la matière et la pensée. L’influence de Spinoza augmenta en proportion des attaques et interdits que subissait sa philosophie, diffusée clandestinement par des compendiums comme le Traité des trois imposteurs (Moïse, Jésus-Christ et Mahomet). Diderot imagina une manière ingénieuse de la propager en publiant dans l’Encyclopédie un article synthétique apparemment réprobateur et accusateur. Pour les « éclairés » modérés, la religion remplissait la tâche de pousser le « peuple » à l’obéissance, et c’est pour cela qu’elle était nécessaire ; cependant, dans leurs expressions les moins accommodantes, les Lumières fusionnaient le monde matériel et le monde spirituel en soumettant à la Raison la théologie, l’Église, la loi et l’autorité politique. Elles ont stimulé l’étude et la connaissance dans tous les domaines, aussi bien dans les sciences et les arts que dans le droit et la théorie politique. Elles ont également procuré l’arsenal conceptuel permettant de délégitimer le despotisme absolutiste et la superstition religieuse. L’idée de « perfectibilité » et de progrès humain développée par Condorcet, celle de la séparation des pouvoirs exposée par Montesquieu et celle de la volonté générale formulée par Rousseau, pour ne citer qu’elles, préparaient le terrain pour une grande révolution, dont le but n’était autre que « le despotisme de la liberté » (Robespierre). Assurément, dans un monde trompé par la religion et humilié par les rois, sans un Dieu pour veiller sur les siens ni une vie dans le Ciel à l’abri des maux terrestres, tel que le voyaient les « éclairés » et tel que le proposait le curé cartésien Meslier dans son Testament, il ne restait plus qu’à agir pour « que tous les Grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus avec les boyaux des prêtres ».

En fin de compte, Les Lumières ont divinisé la Nature et naturalisé la divinité. La consécration de la Nature libérait l’humanité des pouvoirs du ciel ou sanctionnés par le ciel, mais au prix d’un vide ontologique que l’explication scientifique ne pouvait combler. La Nature se plaçait en face de l’Homme, non en ennemie mais plutôt comme la scène muette de sa réalisation. Mais cet homme incapable de trouver sa place dans l’univers désacralisé – incapable de trouver le « cadavre de l’idée » – se retournait vers lui-même, vers son passé et vers son action dans le temps. Pour Hegel, la religion n’était pas un mensonge, mais plutôt une connaissance incomplète, la part non rationnelle de la vérité, puisque celle-ci ne pouvait être captée sous tous ses aspects que par la philosophie. Mais on ne restait pas dans la simple négation de la religion ; on la dépassait grâce à l’identification du principe métaphysique unitaire de la Nature – la « substance » de Spinoza – avec Dieu. La pensée philosophique moderne devait donc se développer sur un sol panthéiste, car « pour commencer à philosopher, il fallait être spinoziste ; l’âme devait se baigner dans l’éther de l’unique substance où était immergé tout ce qui était considéré comme vérité ». Cependant, l’Humanité devait chercher les réponses dans l’Histoire, le terrain spécifique où elle pouvait rencontrer la vérité de son être, une fois dissipée la vérité des cieux. C’était l’unique lieu où s’inscrivait vraiment son destin. L’appel à retourner à l’ordre naturel, à l’état naturel de liberté représenté par le « bon sauvage » ou à l’isonomie primitive, pour rencontrer la Raison, s’était conclu par une anthropologisation de la Nature et une divinisation de l’Histoire. La Révolution française avait facilité ce pas. Si les « éclairés » radicaux concevaient la Révolution comme un retour à l’« Âge d’or » primitif, c’est-à-dire comme une restauration, en revanche, les révolutionnaires étaient conscients de vivre un moment unique qui inaugurait une nouvelle époque, un commencement. Le temps se divisait en un avant et un après, comme cela fut concrétisé par le nouveau calendrier. C’était le temps historique, orienté vers un avenir prometteur, le but vers lequel se dirigeait l’Humanité poussée par une force dévorante, promptement nommée « nécessité historique ». La Révolution avait été le fruit de cette nécessité. L’Histoire plaçait l’œuvre humaine au centre de l’univers, incarnation même de la Raison dans le monde. La philosophie de Hegel avait dissous toutes les philosophies antérieures, se présentant comme leur aboutissement. Dans la Nature, Dieu existait hors de soi comme négativité, aliéné ; à travers l’Homme, Dieu ressuscite. L’Homme est l’unique être historique, celui qui marche vers sa réalisation complète, à travers un temps rempli de sens. Celui qui transforme la nature en son objet et dont la négativité ne s’arrête pas devant la simple destruction. L’« être en soi » qui dépasse son aliénation en transformant le monde en son monde, autrement dit en devenant « être pour soi ». La vérité historique émerge d’une série d’erreurs, car c’est « l’Esprit » qui se trompe, c’est-à-dire la Raison elle-même. Toutefois, la Raison ne trouvera aucun épisode heureux dans l’Histoire, car cette dernière ne connaît pas de morale : elle se fraie un chemin difficile parmi des intérêts limités et des passions particulières. L’Histoire est tragique parce qu’en son sein couvent et se développent des contradictions qui ne peuvent se résoudre que dans une lutte violente. Elle détruit, dissout et annihile jusqu’à révéler finalement son sens quand à minuit l’« oiseau de Minerve » prend son envol : c’est seulement aux spectateurs de l’issue macabre que sera révélé le secret. Bref, Debord dit que la philosophie hegelienne « n’est que la conscience qui arrive toujours en retard et qui énonce sa justification post festum ».

La philosophie de Hegel est le reflet intellectuel du triomphe de la bourgeoisie révolutionnaire. C’est une sorte d’algèbre de la révolution bourgeoise. C’est sa tâche de « reconnaître la rose de la Raison dans la croix du présent », autrement dit dans la révolution, mais alors seulement de manière spéculative. Le système hégélien développe les principes de la nouvelle classe comme catégories de pensée ; mais au moment de la vérité, l’« Esprit du monde à cheval » se concrétise pragmatiquement dans l’État consolidé, dans ce cas la monarchie constitutionnelle, fruit du consensus entre la haute bourgeoisie et l’aristocratie terrienne. Pour Hegel, l’État constitutionnel, tel qu’il est au sortir des guerres napoléoniennes, doit être le médiateur entre la Raison et la société civile consciente d’elle-même, entre les intérêts nationaux et le domaine privé. Dans l’État, et seulement grâce à l’État, le citoyen est libre. L’État fournit une existence rationnelle à ses sujets, mais ne doit plus être le fruit de bouleversements politiques. La magnanimité du prince surpasse en raison les mesures révolutionnaires extrêmes. Dans ce sens, il s’agit d’une philosophie légitimiste. Après avoir justifié la tâche révolutionnaire de la bourgeoisie, la philosophie hégélienne s’achève en porte-à-faux, aboutissant vers le pouvoir politique de la classe née de l’économie. Les « jeunes hégéliens » essaieront de renverser l’« idéalisme » spéculatif de Hegel en remettant son édifice sur ses bases matérielles et en s’appuyant sur la méthode dialectique, et non sur le système. Feuerbach entreprendra de « baser la critique de la philosophie humaine sur la critique de la philosophie divine », c’est-à-dire d’extirper la philosophie du royaume des « âmes mortes », royaume de la nécessité et de la misère. Mais la véritable rupture résidait dans la primauté de l’action ; pour Arnold Ruge, la praxis était « le mouvement des masses en direction de la théorie ». Cependant, la praxis n’était pas exclusivement théorique. Von Cieszkowski proclamait la fin de la contemplation et la mise de la philosophie au service de la praxis, dessinant ainsi le programme de la bourgeoisie radicale antimonarchique. La gauche hégélienne s’était résolument opposée à l’autorité politique et à une forme particulière d’« idéologie », l’« opium du peuple ». De même, pour Marx, « les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières, ce qui compte, c’est de le transformer ». Bakounine redéfinissait l’histoire comme un combat permanent entre Réaction et Révolution. La philosophie a mis en évidence les contradictions sociales et politiques, mais leurs résolutions ne peuvent être simplement théoriques, elles doivent être pratiques. Ainsi l’unité entre théorie et pratique ouvre la porte à l’action révolutionnaire. Bruno Bauer écrivait, avec la collaboration de Marx, un pamphlet anonyme du style de ceux de l’époque des Lumières radicales – La Trompette du Jugement dernier. Sur Hegel, les athées et les antéchrists –, dans lequel un supposé ultramontain dénonçait le péril que représentait l’hégélianisme en portant un coup mortel à la religion positive, fondement du trône et de l’État. Hegel était donc le pire des athées et le plus subversif des philosophes. Pour sa part, Marx ajoutait qu’il restait à l’Histoire une étape révolutionnaire à accomplir en faveur de la liberté, celle qui allait être jouée par un nouveau sujet historique : une classe mise en lumière par la généralisation du travail salarié, la classe ouvrière. Par sa nature propre, le prolétariat serait la classe universelle qui, après avoir renversé le pouvoir bourgeois et développé les forces productives, c’est-à-dire perfectionné son emprise sur la nature, libérerait l’Humanité entière de la nécessité économique. Marx fondait son système, le « matérialisme historique », sur deux notions de base, moteurs du changement, complètement incompatibles : le développement de la production et la lutte des classes. La première reproduisait l’idéologie du progrès, une sécularisation de l’idée de providence héritée de la bourgeoisie, tandis que la seconde, la lutte des classes, postulait une dernière bataille où la victoire définitive du prolétariat mettrait fin à l’Histoire, notion qui reprenait l’aspiration des classes opprimées de tous les temps, libérée tant de l’idéalisme transcendant de la philosophie que de sa matrice théologique originelle. Dans un premier temps, une « dictature » de classe en accord avec le modèle révolutionnaire de la Commune de Paris, c’est-à-dire un autogouvernement prolétarien anti-étatiste et horizontal, constituerait la forme politique de son émancipation. Dans une société sans conflit, c’est-à-dire sans classes, l’État deviendrait administration. Marx, avec le « socialisme scientifique », ne faisait que théoriser l’apparition et le développement du prolétariat dans le cycle des révolutions bourgeoises en définissant ses tâches en regard de son intervention finale comme classe révolutionnaire. Mais la majorité de ses disciples ne le comprirent pas ainsi. Dans la mesure où le mouvement ouvrier était organisé à l’ombre d’un parti, la critique de Marx fut transformée en « marxisme », l’idéologie rigide et fermée d’une bureaucratie jacobine, une sorte de positivisme historiciste parfaitement compatible avec le fatalisme dogmatique du croyant, à laquelle tous les mortels, surtout s’ils étaient ouvriers, devaient adhérer comme à un article de foi, s’en remettant aveuglément à elle comme s’il s’agissait d’une religion révélée.

Le fascisme a mis fin abruptement à la période de révolutions prolétariennes en s’affirmant avec force comme l’événement central du XXe siècle. Le totalitarisme – que ce soit le fascisme, le stalinisme ou le nazisme – signifiait tout autant une rupture radicale avec l’héritage bourgeois et celui des Lumières qu’avec l’humanisme socialiste et libertaire de la tradition ouvrière. Ses innovations et ses agissements ont rapidement dépassé toutes les limites de l’arbitraire et de la barbarie : l’écrasement du mouvement ouvrier, l’hypertrophie de l’État, le règne du Parti unique, l’industrialisation violente, l’anéantissement de populations entières dans les prisons et les camps de concentration, le terrorisme policier, la guerre de conquête, la géopolitique impérialiste, etc. Une classe bureaucratico-politique fonctionnant verticalement comme un appareil monolithique concentrait tout le pouvoir exécutif, judiciaire, idéologique et économique. Toute la vie sociale, publique, intellectuelle et privée se retrouvait objet de réglementation administrative. La rationalisation devenait pure instrumentalisation. En conséquence, la réflexion ou la recherche de la vérité étaient sans valeur, puisque l’ordre social était fondé exclusivement sur le « mensonge déconcertant ». Le raisonnement était devenu cryptogramme, tandis que la raison cédait la primauté à la violence de la déraison. Le régime totalitaire s’assimilait à une théocratie militariste dont les inquisiteurs faisaient partie d’un engrenage bureaucratique, huilé par des secrets indéchiffrables, qui contrôlait et déterminait tous les mouvements et toutes les consciences, en décidant minutieusement de ceux qui pouvaient survivre et de ceux qui étaient destinés à l’extermination. Kafka a su mieux que tout autre anticiper et exprimer l’atmosphère bureaucratico-totalitaire dans laquelle l’individu disparaissait face à l’appareil et où le réel devenait totalement irrationnel, mais déjà avant lui Dostoievski se posait la question du rôle inassimilable dans l’histoire des souffrances, des humiliations et des massacres.

La pensée la plus caractéristique de notre époque se trouve traversée par la douloureuse expérience du totalitarisme, effrayée par la facilité avec laquelle s’est propagé le phénomène, c’est-à-dire par « la disposition énigmatique des masses techniquement éduquées à tomber sous l’envoûtement de n’importe quel despotisme » (Adorno), par les complicités multiples qu’il a trouvées, par sa brutalité mécanique et par le délire paranoïaque de ses dirigeants. Des auteurs comme Arendt, Krakauer, Bloch, Adorno, Horkheimer, Marcuse, Dwight Macdonald, Anders, Karl Löwitz, Ellul, Weil, Reich, Orwell, Mumford, Debord, etc., portent l’empreinte de cette « crise de la raison ». Walter Benjamin, suicidé lors de l’apogée du fascisme, la portait également. D’autres comme Burckhardt et Nietzsche avaient déjà nié toute réalité aux lois historiques comme au gouvernement de la Raison dans les réalisations de l’Histoire universelle, comme à l’existence de tout plan, direction univoque ou finalité nécessaire en son sein : celui qui se prosterne devant le supposé pouvoir de l’Histoire est disposé à s’agenouiller devant n’importe quel pouvoir établi – puisqu’il s’agissait de cela –, à se réconcilier avec les pouvoirs du présent, justifiés en tant que nécessité. Leurs arguments, exposés à partir de points de vue individualistes ou conservateurs, n’ont pas été pris en compte jusqu’au moment où, avec un premier bilan du totalitarisme, il a fallu réviser des concepts fondamentaux de la modernité comme la Raison, le Progrès, l’Histoire, le Sujet, la Lutte des classes et la Révolution, tout en en réhabilitant d’autres, comme l’Inconscient, les Masses, l’Aliénation, l’Idéologie et le Fétichisme. On a alors passé au tamis la science, la technologie, la culture, l’État, le travail, la politique, la vie quotidienne et tout ce qui concerne la condition aliénée de l’individu moderne. Aucune théorie n’a résisté à l’épreuve, parce qu’aucun système de pensée ne pouvait expliquer rationnellement et historiquement une époque incohérente et aberrante, une époque où seuls la contingence et l’irrationnel étaient réels. L’échec cuisant des efforts pour concilier réalité et raison, ou Raison et Révolution, mettait en question la philosophie de l’histoire hégéliano-marxiste, car il révélait le manque de sens du processus historique, et par conséquent l’inexistence d’un objectif ultime, comme l’avait annoncé Nietzsche. Pour lui, « c’est l’histoire même qui doit résoudre les problèmes de l’histoire » ; en fait , il se défendait contre l’historicité de l’Homme en désacralisant l’Histoire et donc en la libérant des notions idéalistes – bourgeoises et socialistes – comme progrès, projet, mission, destin, objectif, etc., mais la métaphysique rentrait par la fenêtre sous forme de « volonté de pouvoir. » Sa prise de parti pour la vie devenait une déclaration artistique de guerre contre les idéals de nivellement et d’émancipation de la classe opprimée, et en definitive contre la Raison. Cette attitude d’esthète traduite dans nombreuses affirmations aberrantes lui a valu d’être revendiqué ou décrié comme héraut du fascisme. En considérant l’expérience totalitaire, personne ne pouvait échapper à la conclusion qu’en aucune manière l’arbitraire criminel ne pouvait se justifier par la nécessité historique. Le royaume de la liberté ne pouvait naître de l’anomie sociale, du culte de « Big Brother », de l’oppression, de la dévastation et du génocide : ni l’« Esprit absolu » ni le « prolétariat » ne pouvaient errer à ce point et continuer d’avancer, comme si de rien n’était, vers la « belle totalité » de la « société ouverte » ou du communisme. Le totalitarisme n’avait pas entraîné la fin de l’Histoire, mais seulement celle de son interprétation finaliste. En outre, la barbarie ne se prêtait pas à devenir une catégorie philosophique, pas plus qu’elle ne pouvait s’expliquer comme un fait quelconque. C’était l’antithèse d’une dialectique bloquée, sans possibilité de saut qualitatif, qu’Adorno qualifiera de « négative ». Une plaie dont la cicatrisation ne pouvait plus dériver que d’une réparation complète.

Un intellectuel singulier et inclassable comme Benjamin, un marginal comme Kafka, dont l’œuvre a été connue par le public de manière posthume, incarneraient tous deux l’image du penseur de la modernité tardive, mieux que n’importe lequel de ceux qui ont été mentionnés précédemment, même s’ils apparurent chronologiquement à la fin de la période précédente. Adorno dira dédaigneusement du travail de Benjamin qu’il était une « philosophie du fragment », mais cette fragmentation définissait précisément un nouveau style de réflexion qui, en renonçant au système, s’orientait « en direction du commentaire de textes particulièrement significatifs, autour desquels pouvait se cristalliser sa pensée » (selon les mots de son ami intime Gershom Scholem). Son contenu mi-poétique mi-sociologique, son expression métaphysique et aphoristique et surtout sa propre conception de l’Histoire, qu’il se permettait de « brosser à rebrousse-poil », constituaient le moyen le plus approprié pour affronter l’interprétation des matériels préhistoriques de la modernité bourgeoise et élucider les tendances qui éclairaient le fascisme. Il a été le premier à envisager l’Histoire comme une catastrophe et le premier également à critiquer au nom de la Révolution, l’idéologie du Progrès – si chère au capitalisme sous tous ses versants, et spécialement celui du totalitarisme. Walter Benjamin ne peut être considéré comme un philosophe, un théologien sui generis, un critique littéraire, un journaliste ou un écrivain, bien qu’il ait été un peu de tout cela. Hannah Arendt, qui le tenait depuis le début en grande estime, le définit comme un « … alchimiste pratiquant l’art mystérieux de transmuer les éléments fugitifs du réel en l’or brillant et durable de la vérité, ou plutôt observant et interprétant le processus historique qui amène une telle transfiguration magique » : Benjamin n’essayait pas de construire un système, mais seulement de trouver un point de convergence à des pensées apparemment dissemblables à partir duquel considérer chaque question. Dans son œuvre s’entrecroisent la rédemption juive et le matérialisme marxiste, une sorte d’anarchisme romantique comme celui de Landauer et une fascination pour des personnages aussi divers que Fourier, Blanqui ou Baudelaire. Nous nous limiterons principalement ici à examiner de près ses extraordinaires thèses Sur le concept d’histoire, écrites en 1940, peu avant son suicide à Port-Bou, qui sont réellement l’achèvement d’une « critique moderne de la modernité », comme le dit Michael Löwy. Il s’agit bien d’une critique de l’artificialisation de la vie, de la dissolution des liens sociaux, de la banalisation de l’existence, du Progrès en fin de compte, décrit ironiquement comme « confiance illimitée dans la IG Farben » (entreprise produisant le gaz utilisé dans les camps d’extermination). Dans un contexte marqué par la trahison de la social-démocratie, l’essor du fascisme et les Procès de Moscou, Benjamin rejette le terrain de la civilisation industrielle pour revendiquer la magie des cultures non capitalistes, les rêves de libération des opprimés, toutes choses qu’il avait en commun avec le surréalisme, « une idée radicale de la liberté » qui semblait s’être volatilisée avec Bakounine. Il ne s’agit pas d’un refus passéiste, mais d’une configuration du présent modelé par l’irruption salvatrice des gestes révolutionnaires vaincus et oubliés. Le présent ne sauve pas le passé en régressant jusqu’à lui, mais en l’élevant vers soi. Pour notre auteur, l’évocation collective des moments utopiques de perturbation de la continuité historique féconde le présent et le remplit de sens. Cette sorte d’« archéologie dialectique » qui interprète les traces du passé conservées dans le présent recréera l’Histoire en « déformalisant » sa temporalité, c’est-à-dire en démontant sa prétendue structure linéaire, continue et quantitative. L’Histoire est avant tout Mémoire.

Benjamin, théologien de l’Histoire ? Il ne fut pas un spécialiste de la religion et n’était pas préoccupé par l’existence ou la mort de Dieu. Simplement, il essaya de mettre au service du « matérialisme historique », c’est-à-dire du marxisme libéré de la métaphysique positiviste et de l’historicisme progressiste, l’esprit messianique des révolutions. De cette manière, il résolvait et dépassait le problème posé par une lecture matérialiste de l’histoire en tant qu’histoire de la révolution et une interprétation théologique de cette dernière en tant qu’histoire du salut. Le procédé mettra sur la table deux concepts fondamentaux : la Mémoire en tant qu’évocation des moments de défi insurrectionnel et la Rédemption en tant que réparation des dommages et humiliations infligés aux victimes par la réalisation de leurs désirs inaccomplis. La peine de la défaite est réparable : la bataille n’est pas encore perdue si la Mémoire reste présente. L’évocation « arrache l’époque au musée », empêche l’enfermement du passé dans les geôles de l’Histoire et envoie au présent le message messianique des luttes passées, et non l’image d’un quelconque messie. Il n’y a d’autre messie que la communauté des opprimés, ni d’autre Antéchrist que la classe dominante. Benjamin convie les opprimés à ne pas oublier les leurs s’ils veulent gagner la partie. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la productivité, le type de propriété ou la forme que devra revêtir l’État dans le socialisme, mais la lutte à mort entre les deux bandes face à face, celle des dirigeants et celle des dirigés. Il prévient d’un danger plus grand que l’oubli, celui de la transformation de l’histoire en arme des vainqueurs : cela leur est facile, puisqu’il s’agit de leur butin. Il faut neutraliser la version officielle en lui opposant la tradition irréductible des vaincus, leur héritage. L’historiographie progressiste établit une évolution temporelle linéaire et homogène qui va toujours du moins vers le plus : davantage de liberté, davantage de travail, davantage de développement. Mais c’est là uniquement le point de vue des vainqueurs. « Le temps de l’histoire n’est pas le temps de la mécanique », c’est un temps qualitatif dans lequel les moments pleins et vides alternent sans connexion causale ni succession logique : c’est une continuité de discontinuités. Pour la tradition révolutionnaire, la norme a été l’enchaînement des catastrophes. Le Progrès n’a laissé derrière lui que des ruines. Le fascisme apparaît dès lors dans l’histoire officielle comme un phénomène étrange, inhabituel, inexplicable. Mais pour l’histoire « à rebrousse-poil », c’est cependant la forme la plus moderne de l’état d’exception permanent dans lequel se trouvent les dominés. Ce n’est donc pas un archaïsme, mais la face la plus véridique du progrès scientifique et industriel qui a cessé de se cacher.

Benjamin a essayé de proposer une nouvelle philosophie de l’histoire reposant sur une théorie du fascisme : l’ange de l’Histoire marche de dos vers le futur avec le regard posé sur les ruines amoncelées du passé. L’image vient d’un tableau de Klee, Angelus Novus. Dans sa thèse VII, il résumait : « …il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie ». Mais contrairement à ce qu’affirmaient Marx et Hegel, aucune catastrophe n’est nécessaire, que ce soit sous forme de massacre ou de croissance économique, ni n’a apporté plus de liberté et de conscience. Les catastrophes ne furent pas les moyens qui facilitèrent l’avènement de la raison universelle, de la démocratie ou du communisme – le fruit de lois de fer incontournables –, elles furent seulement ruines et témoignages de la barbarie développementiste des classes dominantes. Pour Benjamin, il n’y a de continuité que dans la domination : les moments de liberté ne furent que des interruptions. La norme, c’est-à-dire, la catastrophe, ne peut être évitée que par la discontinuité, par la Révolution. Celle-ci n’est aucunement accoucheuse de l’histoire, mais plutôt un « frein de secours », une interruption brusque du Progrès, ce qui veut dire un saut en dehors de la sphère de l’Industrie et du Travail. Par conséquent, la critique de l’idée de Progrès aboutit à la critique de l’idéologie ouvriériste, qui a fini par asphyxier le mouvement ouvrier en le conduisant à la passivité et en l’enchaînant à une bureaucratie domestiquée et défaitiste. Si Benjamin trouve le modèle de la Révolution dans le mythe de la grève générale révolutionnaire des anarcho-syndicalistes (celle que Rosa Luxemburg appelait « grève des masses »), c’est par l’intermédiaire des « jeux passionnés » de Fourier qu’il affronte le problème de l’alternative au travail obligatoire. L’agent de la Révolution ne sera rien d’autre que « la dernière classe asservie », celle qui devra remplir la fonction sociale rédemptrice. Benjamin influencé, par Lukács et par Brecht, avait confiance dans le prolétariat désespéré des industries, celui qu’il croyait encore non corrompu. L’important était que celui-ci prenne conscience de sa mission, dans un de ces courts-circuits inattendus de la domination qui concentrent à un moment donné toute l’énergie accumulée des résistances passées. Pour lui, la Révolution était plutôt le contraire d’une apocalypse, tandis que « la société sans classes n’est pas le but ultime du progrès dans l’histoire, mais bien au contraire son interruption mille fois ratée et finalement achevée » (thèse XVIIa). La bourgeoisie était condamnée par ses contradictions fatales, mais « si l’élimination de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite » (Sens unique). À partir d’un certain stade, le développement aboutirait à une « mauvaise infinitude », c’est-à-dire à la fin de la civilisation, conséquence indésirable de l’échec de la lutte des classes. De telles affirmations éloignent Benjamin de Marx, et encore plus des postmodernes. En fin de compte, la modernité ne sera dépassée ni par le retour au paradis perdu ou par une nouvelle épiphanie, ni par la fin des « grands récits ». Il en reste beaucoup à conter.

Miquel AMORÓS
Conférence prononcée le 26 février 2015 à l’Institut Machado de Soria
[Traduit de l’espagnol par Michel Gomez et Marie-Christine Leborgne]

Texte en PDF

Dans la même rubrique