Trois ouvrages récemment parus ont retenu notre attention. Ils explorent, chacun dans son domaine, le labyrinthique parcours qu’emprunta, pendant la longue nuit du franquisme, la CNT de l’exil et de la clandestinité. Le premier – La CNT durante el franquismo. Clandestinidad y exilio (1939-1975), d’Angel Herrerín López – nous offre une étude exhaustive, mais discutable, de cette très conflictuelle histoire. Le deuxième – Facerías. Guerrilla urbana (1939-1957), d’Antonio Téllez Solà – s’intéresse, à travers la figure de José Lluis Facerías, aux groupes d’action libertaires qui menèrent, le plus souvent en francs-tireurs, la lutte armée contre le franquisme pendant les années 1940 et 1950. Le troisième – Les Ombres ardentes, d’Alain Pecunia – témoigne d’une expérience personnelle : celle qui mena un jeune anarchiste français de dix-sept ans dans les geôles franquistes pour avoir prêté son concours actif, au début des années 1960, aux résistants libertaires espagnols.
■ Angel HERRERÍN LÓPEZ
LA CNT DURANTE EL FRANQUISMO
Clandestinidad y exilio (1939-1975)
Madrid, Siglo Veintiuno, Madrid, 2004, 468 p.
Dans l’importante historiographie produite en Espagne depuis la mort de Franco et ayant trait à l’opposition anti-franquiste, la CNT demeura longtemps un objet non identifié. Comme si les professionnels de l’histoire avaient intégré, à quelques exceptions près, les limites du consensus élaboré par les forces politiques en charge de la « transition démocratique ». Non pour passer sous silence la CNT, entendons-nous bien, mais plutôt dans l’idée de mettre en adéquation la recherche historique avec une époque où, la gauche institutionnelle (PSOE et PCE) ayant décidé de ne plus s’opposer à rien, il fallait bien qu’on sache qu’elle s’était, au moins, opposée avec détermination au franquisme. Ainsi s’enclencha, pour un temps du moins, le mouvement de surévaluation des uns et de sous-évaluation des autres, le tout sur fond d’à-peu-près, de demi-vérités et de pieux mensonges.
Objet non identifié, la CNT le fut aussi, ne l’oublions pas, parce qu’elle se rendit, alors, difficilement identifiable et que, sauf à lui porter un intérêt sans limite, le triste spectacle qu’elle donna d’elle-même, sitôt sortie de la longue nuit du franquisme, n’incitait certes pas l’historien à tenter, sans risque, une étude sereine de son parcours antérieur. Le reste est connu, ou devrait l’être. Après quelques illusoires soubresauts, le monstrueux rejeton d’une très ancienne histoire s’autodétruisit à la vitesse de l’éclair. Depuis, l’anarcho-syndicalisme vivote entre deux pôles : l’un, très minoritaire, mais ayant reçu des tribunaux bourgeois l’autorisation de pérenniser le sigle CNT et d’en tirer son seul titre de gloire ; l’autre (CGT), plus implantée, mais probablement plus proche d’un syndicalisme alternatif d’opposition que du cénétisme classique [1].
Dans ce désert historiographique [2], donc, l’ouvrage d’Angel Herrerín López – La CNT durante el franquismo – marque une étape importante et fera, par force, référence. D’abord parce qu’il est le premier à traiter, sur sa longue durée, de la complexe histoire de la CNT sous le franquisme. Ensuite, parce que, quelles que soient les critiques qu’on lui fera, le tout forme indiscutablement une étude sérieuse et documentée qui, on l’espère, en appellera d’autres.
Le livre, explique son auteur, se fixe comme « double objectif » de « déchiffrer les causes de l’éclipse de la CNT durant la période du franquisme et de le faire de façon interprétative » en s’intéressant d’abord à son « histoire politique », c’est-à-dire aux débats et aux affrontements qui la traversèrent, au type de relations qu’elle maintint avec d’autres secteurs de l’opposition anti-franquiste et à sa structure organisationnelle en exil et dans la clandestinité. Car Herrerín López est clair sur un point : ramener cette progressive disparition de la CNT à une cause unique et extérieure – la forte répression, par exemple, que durent subir, sous le franquisme, ses militants [3] – servirait surtout à en masquer d’autres, également mortifères, mais d’ordre interne. Autrement dit, en procédant de la sorte, l’honneur de la CNT serait sauf, mais la vérité en pâtirait.
Partant d’un constat qu’aucun observateur sensé ne saurait contester, Herrerín López se livre donc au décryptage minutieux de cette histoire interne de la CNT des années d’exil et de clandestinité. La tâche, avouons-le, n’était pas aisée, et si, pour l’essentiel, l’historien s’en sort plutôt bien quand il expose le déroulement des luttes intestines qui occupèrent tant de place dans cette histoire, le point de vue explicatif qu’il adopte se révèle, parfois, un peu court – ou trop mécanique – pour en saisir exactement les enjeux. Pour Herrerín López, en effet, la contradiction principale que la CNT dut affronter, entre 1939 et 1975 [4], fut la permanente réactivation en son sein de l’ancienne dualité des années 1930 entre « réformisme » et « faïsme ». De n’avoir pas su la résoudre, elle se serait condamnée, de scissions en fausses réconciliations, à reproduire éternellement et, jusqu’à épuisement, le clivage récurrent de son histoire que seule l’Histoire aurait permis d’estomper, le temps d’une révolution [5].
La grille interprétative appliquée par Herrerín López à cette période fait, à notre avis, doublement problème. D’abord, parce qu’elle ne diffère pas, fondamentalement, de celle qu’utilisèrent à satiété les bureaucrates de la CNT en exil pour justifier leurs exploits purificateurs au nom de l’anti-réformisme. Ensuite, parce qu’elle situe, comme eux, cette période très particulière de l’existence de la CNT dans la continuité historique de son glorieux passé. Et c’est précisément là que le bât blesse. Car si la guerre civile mit à mal l’anarcho-syndicalisme comme paradigme révolutionnaire, la défaite le condamna sûrement à n’être plus qu’une fantomatique incarnation de lui-même. En ce sens et à ce titre, 1939 marque probablement une rupture définitive dans l’histoire de la CNT, et si les conflits qui, dès lors, l’agiteront à n’en plus finir, peuvent effectivement se lire, pour partie du moins, comme une éternelle resucée du clivage entre « réformisme » et « faïsme », ou entre pragmatisme et orthodoxie, ils ne le sont qu’en apparence – comme l’anarcho-syndicalisme professé par l’une ou l’autre de ses tendances et sous-tendances ne sera plus désormais qu’apparent, par impossibilité même de le pratiquer. En exil comme à l’intérieur de l’Espagne.
Herrerín López met, d’ailleurs, le doigt sur cette spécificité quand il définit assez justement la CNT en exil comme une « confédération syndicale sans syndicats » fonctionnant de fait, mais sans que cela fût dit, comme une organisation politique. Cette particularité définit d’ailleurs aussi bien la CNT clandestine d’Espagne. La seule différence entre les deux, c’est que les militants de l’intérieur, très directement confrontés au franquisme triomphant, assumèrent sans états d’âme, au lendemain de la défaite, l’idée somme toute logique que l’heure n’était plus à la révolution, mais au rétablissement de la démocratie. En cela, ils furent sans doute pragmatiques, non par choix idéologique, mais plutôt par nécessité de survie. Comme le furent, de l’autre côté des Pyrénées, les cénétistes de base, du moins les plus déterminés d’entre eux, qui s’engagèrent dans la Résistance avec l’intime conviction que la défaite des forces de l’Axe provoquerait, de facto, celle de Franco. Par une sorte d’antifascisme pragmatique de circonstance, en somme [6].
Du côté des « élites » de la CNT-FAI – progressivement transformées en dirigeants sans contrôle ni mandat à la faveur d’anciennes « circonstances » –, le pragmatisme releva plus précisément alors de la realpolitik. Ainsi, la constitution purement bureaucratique, le 25 février 1939, d’un Conseil général devant fonctionner, du moins dans l’esprit de ses fondateurs, comme une structure de direction, leur permit, en tant que représentants « légitimes » autoproclamés du Mouvement libertaire espagnol (MLE), de négocier leur petite place dans la pêche aux subsides attribués aux réfugiés – et très maigrement aux libertaires – par le Service d’évacuation des républicains espagnols (SERE), organisme présidé par Juan Negrín et étroitement pris en main par les staliniens.
Si le livre d’Herrerín López n’apporte aucune révélation particulière sur l’activité controversée du Conseil général du MLE, dont l’histoire reste à faire – ne serait-ce que pour dissiper la légende noire qui l’entoure encore –, il a le mérite de souligner la place qu’y occupa, graduellement, Germinal Esgleas et le rôle que cette contestable « légitimité » joua dans le dispositif ultérieur de prise en main de la CNT en exil par le clan « esgléiste » – ou par « la famille », comme on disait également [7].
Pour Herrerín López, la stratégie de contrôle de la CNT en exil par le clan « esgléiste » passa par la reconstitution, fin 1944, d’une FAI entièrement dévouée à cette tâche, ce qui est difficilement contestable mais n’explique pas le fait que la militancia exilée en France ait pu rallier dans de telles proportions [8], lors de la scission de 1945, la fraction dite « apolitique ». Sur ce point d’importance, il faut bien admettre qu’Herrerín López n’avance aucune explication satisfaisante, et ce pour au moins trois raisons. La première, c’est qu’il confond, en général, les motivations de l’ « élite » et celles de la base. La deuxième, c’est que son penchant pour la rationalisation l’empêche visiblement de saisir, dans toute sa complexité et ses nuances, la mentalité et l’imaginaire de l’exil cénétiste. La troisième, enfin, c’est qu’à trop vouloir démontrer que l’ « esgléisme » n’aurait été, in fine, qu’une « crispation » d’orthodoxie anarchiste, il prend assurément un faux nez idéologique pour une vérité d’évidence, ce qui convient à sa thèse, mais nuit à la compréhension du phénomène.
Avivant des contradictions non résolues et opposant des légitimités antagoniques, la scission de 1945 provoqua l’éclatement de la CNT en deux organisations concurrentes [9] dont les divergences d’ordre stratégique – plus qu’idéologique – dissimulaient à peine des enjeux de pouvoir et de représentation très directement liés, dans un premier temps du moins, à la perspective – illusoire – d’un rapide effondrement du régime franquiste comme conséquence de la victoire des Alliés. Sitôt acquise la certitude, à l’orée des années 1950, que le franquisme n’obsédait plus que les anti-franquistes et que la géopolitique mondiale délimitait désormais les contours d’une nouvelle guerre – dite froide – qui contribuera pour beaucoup à sa consolidation, les causes qui avaient déclenché la scission de 1945 devenaient automatiquement caduques [10], ce qui ne l’empêcha pas de perdurer jusqu’en 1961.
Herrerín López inventorie méticuleusement les désavantages que cette dualité cénétiste occasionna (rivalité, méfiance, coups bas, neutralisation réciproque), mais, là encore, il ne se départit pas suffisamment d’un préjugé trop favorable à l’une des deux CNT, la « politique », qui aurait fait preuve, selon lui, de pragmatisme, alors que l’autre, l’ « apolitique », se serait condamnée d’elle-même, par excès d’ « orthodoxie », au verbalisme incantatoire et à l’activisme minoritaire. Au vu du tableau qu’il trace, pourtant, de la période 1952-1961, le sentiment qui domine, c’est plutôt que les deux CNT naviguèrent à vue, et dérivèrent souvent vers une même inefficacité pratique. Ainsi, sitôt close la phase de « ministérialisme » républicain, la première (sa pragmatique direction, du moins) sombra rapidement dans une absurde politique d’alliance et de conspiration avec les opposants monarchistes au franquisme, tandis que la seconde (son « esgléiste » et inamovible direction, du moins) manifesta une rare irresponsabilité en prônant un activisme qu’elle n’avait ni l’envie, ni la capacité, ni les moyens de mettre en œuvre.
Pour Herrerín López, la réunification de 1961 procéda davantage d’une « absorption » que d’un « assemblage ». Autrement dit, les « possibilistes » auraient été, à l’entendre, purement et simplement digérés par les « orthodoxes ». Ce point de vue mériterait certainement d’être nuancé, même s’il paraît indéniable que, d’une part, le principal atout de la fraction « politique », l’appui que lui accordèrent les militants de l’intérieur au moment de la scission, n’avait plus du tout, seize ans après, le même impact légitimant et que, de l’autre, le faible état de ses forces en exil [11] ne lui permettait pas de négocier favorablement les termes d’une réunification tardive. Il n’en demeure pas moins que la démarche unitaire, amplement relayée par la base confédérale des deux entités, releva d’une conviction sincère et qu’elle résista aux nombreux obstacles que les anti-unitaires des deux bords placèrent sur son chemin. S’il est patent, par ailleurs, que la réunification ne déclencha pas le même enthousiasme au sein du clan « esgléiste » que chez les « apolitiques » de base, la suite de l’histoire démontrera amplement que son ralliement forcé au processus unitaire contraria, de facto, les perspectives d’avenir qu’il avait enclenchées. En bref, la CNT réunifiée n’enraya pas son déclin historique. De là à en tirer argument, comme le fait Herrerín López, pour affirmer, sans risque et a posteriori, que les dirigeants « possibilistes » commirent sans doute l’erreur de céder aux sirènes unitaires de leur propre base au lieu de pousser plus avant l’aggiornamento commencé vers un syndicalisme débarrassé de toute tutelle « faïste », il y a un pas que seule la conviction idéologique permet de franchir avec une telle aisance. Car, sans être le moins du monde un « intégriste », on pourrait, a contrario, imaginer tout aussi bien vers quelle impasse un tel aggiornamento « possibiliste » (le terme convenant pleinement, cette fois) eût risqué de conduire une CNT « politique », dont le pragmatisme avéré n’avait jusqu’alors, c’est le moins qu’on puisse dire, rien prouvé de très glorieux en matière d’intelligence tactique.
On ne niera pas, cependant, que la réunification fut, effectivement, un coup pour rien. À mesure que passa le temps, elle déboucha même sur la solidification d’un noyau bureaucratique régnant en fin de parcours – et quel parcours ! – sur une caricature de CNT progressivement vidée – au sens propre, insistons bien – de ses diverses dissidences. Parallèlement, pourtant, elle libéra des énergies multiples qui, séparément ou coalisées, tentèrent toutes d’affirmer, chacune à sa façon et souvent contradictoirement, une présence confédérale et libertaire en rupture avec l’immobilisme « esgléiste ». La liste serait trop longue des espoirs qu’elle draina et qu’elle déçut aussi vite. L’un d’eux raviva l’idée bancale d’un activisme spécialisé, mais rattaché à la maison mère. Ainsi, Defensa Interior ( [12], organisme clandestin créé dans l’euphorie et les coulisses d’un congrès pour réactiver de l’extérieur la lutte armée en Espagne, s’alimenta de la seule flamme de certains de ses composants, naïvement convaincus qu’une organisation légalement constituée accepterait de risquer sa mise hors la loi dans une aventure à laquelle elle avait finalement feint de croire. De la parole aux actes, l’existence de Defensa Interior fut brève, mais assez tumultueuse (et chaotique) pour réveiller le réflexe légitimiste d’une base vieillie et rangée qui, deux ans seulement après la réunification, ramena G. Esgleas aux affaires. Avec lui, il est vrai, elle pouvait mourir tranquille. Ce qui arriva.
Sur ce chapitre comme sur tous les autres, le livre d’Herrerín López fourmille de notations souvent fines et de renseignements toujours précieux, fruit d’un méticuleux travail de dépouillement d’archives inédites [13]. On pourra regretter, en revanche, que l’historien n’ait pas toujours su traiter avec la suffisante distance critique les matériaux difficiles à manier que sont les sources orales. Non que la méthode nous dérange, mais elle suppose une grande maîtrise du sujet pour déceler ce qui relève, chez l’intervenant, de l’exposé des faits ou de leur reconstruction, de la mémoire ou de la légende, de l’examen objectif ou de l’auto-justification [14].
Une remarque, enfin, sur l’étrange contresens que fait Herrerín López en mettant sur le compte de « l’anticommunisme viscéral » de la CNT le fait qu’elle se fût désintéressée de l’émergence spontanée, au début des années 1960, de « commissions ouvrières » dégagées, alors, de toute influence « partidaire ». Car une chose est de verser cette myopie au panier sans fond de ses erreurs tactiques et une autre d’y voir, comme Herrerín López, une preuve de son « anticommunisme » aveugle. Sur ce point, l’historien s’est mélangé les crayons. Par « anti-anticommunisme », sans doute...
José FERGO
■ Antonio TÉLLEZ SOLÀ
FACERIAS. GUERRILLA URBANA (1939-1957)
La lucha antifranquista del Movimiento libertario en España y en el exilio
Barcelone, Virus Editorial, 2004, 408 p., ill.
Lors de la première édition de son Facerías, en 1974, chez Ruedo Ibérico, Antonio Téllez Solà dissimula soigneusement l’identité de plusieurs protagonistes de son livre en recourant au subterfuge des initiales. La précaution semblait d’autant plus nécessaire que, contrairement à la légende qui court aujourd’hui dans certaines gazettes de l’Espagne moderne, le « tardo-franquisme » ne manifesta, dans le domaine de la répression, aucune velléité de « libéralisation ». À preuve, et pour mémoire, elle défaille parfois, l’exécution par garrot, cette même année 1974, de Salvador Puig Antich et, l’année suivante, quelques mois à peine avant la mort (dans son lit) du vieux dictateur, celles de cinq militants du FRAP et de l’ETA, fusillés au petit matin, comme au bon vieux temps.
Trente ans, donc, se sont écoulés entre cette première édition et l’opportune réédition remaniée, enrichie et sérieusement annotée que nous donnent aujourd’hui les éditions Virus. On y trouvera, cette fois en toutes lettres, les identités des acteurs de cette histoire, plus quelques compléments d’information sur les conditions de la chute de José Lluís Facerías – alias Face, Petro, Petronio, Alberto –, le 30 août 1957, à Barcelone.
Si le livre de Téllez Solà est devenu, avec le temps, un « classique », c’est qu’il restitue non seulement le combat de Facerías, mais aussi le désastreux climat de suspicion dans lequel il se déroula. Car, comme Quico Sabaté [15] et d’autres, Facerías fut un personnage encombrant pour les instances dirigeantes d’une CNT en exil peu désireuses de se compromettre outre mesure avec des combattants qu’elles ne célébraient – et encore ! – qu’une fois morts. Nécessaire était donc le dévoilement de cette contradiction entre le discours et l’action, dont crevèrent aussi ces guérilleros, incapables, par ailleurs, d’accepter, sans démériter, le sort commun de réfugiés d’une guerre inachevée. Il y eut, sans doute, du donquichottisme dans cette marche à la mort certaine d’un Facerías, d’un Sabaté ou d’un « Caraquemada », mais, plus qu’un penchant naturel, cette attitude résulta plutôt de l’intime conviction d’un abandon programmé. L’un des mérites du livre de Téllez Solà est de le rappeler. Pour que la grand-messe de la « récupération de la mémoire », à laquelle communient aussi des libertaires qui n’auraient jamais dû la perdre, ne tourne pas au chromo.
Né en 1920 à Barcelone, Facerías adhéra très tôt au syndicat du bois de la CNT et aux Jeunesses libertaires de Catalogne. En 1936, encore adolescent, il intégra sans attendre la colonne Ascaso, devenue 28e division après la militarisation des milices, et passa toute la guerre sur le front d’Aragon. Fait prisonnier en 1939, il est libéré fin 1945. Immédiatement et tout en travaillant comme garçon de café, il participa aux activités clandestines de la Résistance libertaire. Ce qui frappe dans le parcours du jeune Facerías, c’est sa concordance avec celui d’un García Oliver au temps de sa propre jeunesse. Ce qui les sépare et les rend incomparables, pourtant, c’est la pente de l’histoire, ascendante dans les années 1920 et 1930, descendante à la fin des années 1940. Le drame est là, noué dans l’incommensurable défaite de 1939, qui n’ouvrait sur rien parce qu’elle était définitive. Placé dans la même configuration, un García Oliver de vingt-cinq ans se serait sans doute accroché aux mêmes chimères, avec le même résultat. Car le temps des « Solidarios » était passé même s’il semblait indécent de l’admettre. Et pourtant...
On trouve dans le livre de Téllez Solà un portrait évidemment chaleureux de son ami Facerías, mais son auteur a le double avantage de ne pas céder, ou le moins possible, à la fascination et d’élargir le champ. Facerías avait, c’est sûr, l’étoffe du héros perdu, mais l’époque en sécréta quelques autres, morts pour la plupart au champ d’honneur de l’idéal libertaire. Certains en réchappèrent, parce qu’ils lâchèrent à temps, et c’est heureux, s’étant rendus à l’évidence que le peuple (quel peuple ?) ne se soulèverait pas contre l’intolérable. Toutes ces figures défilent au long des pages du livre de Téllez Solà, comme autant de preuves d’une héroïcité que l’époque ne pouvait supporter. Parce que l’histoire, répétons-le, avait tracé la frontière entre les vainqueurs et les vaincus, et que celle-ci marquait, pour toujours, la fin d’un temps où le mouvement ouvrier espagnol fabriqua des héros anonymes à la pelle, des milliers de héros qui, coalisés en juillet 1936, firent vaciller le monde et trembler ses fondements.
Facerías, comme les autres, ses copains de résistance, vécurent inconsidérément dans l’espoir de ranimer la flamme et prisonniers d’un rêve aboli. De Toulouse, on faisait comme si, mais on n’y croyait plus. Non parce qu’on y avait la prescience que l’ampleur de la défaite exigeait de repenser toutes les formes de l’action, mais parce qu’il faisait chaud autour du poêle à charbon de la rue Belfort, siège du secrétariat intercontinental du MLE-CNT, et que les « principes, tactiques et finalités » de l’anarcho-syndicalisme militant s’apprêtaient déjà à passer le long hiver du franquisme à l’abri et sans trop de casse.
La suite est imparable. C’est celle d’une dérive, de braquage en braquage, d’Espagne en Italie, pour financer ce que personne d’autre ne finance, un impossible rêve de libération collective. C’est une aventure humaine, aussi, au vrai sens du terme, faite d’amours sans issue, d’amitiés sans retour et de passions sans partage. Jusqu’à la mort. À deux pas d’un asile de fous et devant les yeux de celui qui l’a trahi. Une vie, en somme, que ce livre restitue pleinement.
J. F.
■ Alain PECUNIA
LES OMBRES ARDENTES
Un Français de 17 ans dans les prisons franquistes
Cheminements, 2004, 328 pages, ill.
« Il n’y aura pas de problème », avait dit Juan, alias le Mexicain, en remettant au jeune lycéen de dix-sept ans le plastic, les détonateurs, le chlorate de potassium et les flacons d’acide sulfurique nécessaires à la confection des deux bombes. Les tests avaient été faits et le coup minutieusement préparé, avait ajouté « l’expert en guérilla ». Du « scientifiquement » sûr, en somme... Malheureusement, sur le Ciudad-de-Ibiza, paquebot de croisière reliant Palma à Barcelone, la « science » avait oublié le rendez-vous de l’Histoire : la mer devait être d’huile et il y eut tempête ; le premier engin, en parfait état, n’explosa pas et le second, défectueux, le fit à contretemps, au risque de pulvériser le premier précepte de l’Organisation : « Ne pas faire de victimes. » Mais, pour le « terroriste » en herbe, le plus gros problème se produisit le lendemain, 6 avril 1963, au dernier poste frontière de Cerbère quand, bloqué par les grises, il fut ramené, pour interrogatoire, à Barcelone, où siégeait, Via Layetana, une Jefatura de policía de très sinistre réputation.
Malgré son jeune âge, on aurait tort de croire qu’Alain Pecunia était une tête brûlée. Pas rimbaldien pour deux sous, le pas encore bachelier était sérieux comme la Révolution, dont il se voulait l’avant-garde, comme la Résistance, qu’il désirait incarner, comme l’Anarchisme, qu’il n’imaginait qu’organisé. Déraisonnablement sérieux, sans doute, au point d’exiger et d’obtenir des flics de la Via Layetana, au soir de son premier jour d’interrogatoire, qu’on lui apportât son pyjama pour ne pas froisser son beau costume tout neuf... « Ça, je ne l’ai encore jamais vu ici ! », dira un flic, qui en avait sans doute vu beaucoup d’autres en ces lieux. Un compliment, en somme.
C’est de cette aventure et de ses suites dont témoigne, avec talent et maîtrise, Alain Pecunia dans Les Ombres ardentes, beau titre au demeurant. Il y raconte le pourquoi et le comment d’un si précoce engagement, sa rencontre avec les Jeunesses libertaires espagnoles, son adhésion à leurs projets [16]. Il y pointe aussi, l’air de rien et sans rancune, l’impréparation et l’amateurisme de certains responsables, leur curieuse conception de la clandestinité, leur difficulté à recruter dans le seul milieu libertaire espagnol [17], leurs erreurs tactiques à répétition et la faiblesse de leurs moyens. Mais l’essentiel de ce récit est ailleurs, sûrement, car les « ombres ardentes » qui le peuplent sont celles d’une histoire inscrite dans la mémoire des pierres de Carabanchel-Alto, prison pour hommes de Madrid, que les pelleteuses de la moderne Espagne viennent tout juste de raser.
Condamné à vingt-quatre ans de prison pour « activités subversives », Pecunia en tirera deux à Carabanchel-Alto. Il y rencontrera la fraternité au quotidien entre politiques, mais aussi la sourde lutte pour le pouvoir qu’impose le contrôle des galeries. Il y découvrira l’extrême supériorité numérique des communistes, mais aussi les fortes divisions internes qui les rongent. Il y côtoiera des mineurs asturiens, des paysans valenciens, des jeunes fils de famille passés au gauchisme, des intellectuels marxistes, des gudaris basques de la nouvelle génération. Il y apprendra surtout que, dans l’Espagne de ces années-là, « il y a plus de liberté en prison qu’au dehors » pour un militant anti-franquiste. Il y constatera encore que les « représentations simplistes » de cette Espagne véhiculées à l’extérieur se désencombrent trop facilement des paradoxes, des contradictions, des potentialités et des pesanteurs que trimbale son peuple, devenu avec le temps, pour les exilés de 1939, une Terra Incognita.
Les Ombres ardentes peut se lire comme un récit d’initiation, car Carabanchel-Alto fut, à n’en pas douter, la meilleure université du jeune Pecunia, celle dont on sort profondément modifié, enrichi, plus fort qu’on y est entré et, bien sûr, instruit, authentiquement instruit de la douleur des hommes, des faux remèdes qu’ils se prescrivent, des illusions qu’ils se créent et des trésors d’invention et de courage dont ils peuvent faire preuve pour résister à l’adversité.
Si ce livre est touchant, c’est parce que son auteur se sait porteur d’une flamme que les « ombres ardentes » de Carabanchel-Alto alimentent encore, et qu’il cherche à transmettre, non la flamme, mais le concentré d’émotions humaines qui peuplait ses murs. Ce bonheur, par exemple, d’avoir rencontré, en ces lieux, des hommes remarquables, cénétistes de toujours, peu nombreux mais conséquents, et d’avoir beaucoup appris d’eux. Cette impuissance, aussi, ressentie le 17 août de l’année 1963, au matin, quand, malgré la volonté de veille des détenus, l’exécution par garrot de Joaquín Delgado et de Francisco Granado dans les souterrains de Carabanchel-Alto est passée inaperçue.
Curieuse coïncidence calendaire, c’est un 17 août que, deux ans plus tard, Alain Pecunia est libéré. « Une détention de touriste », écrit-il. Il a vingt ans, des projets, des envies. Le 4 août 1966, un attentat le terrasse sur une route de Loire-Atlantique. OAS ? Barbouzes espagnols ? Le livre ouvre des pistes. Depuis, Alain Pecunia est sur un fauteuil roulant. Il n’a jamais cessé de militer. Et voilà qu’il se met à écrire. Et plutôt bien.
J. F.