« Celui qui refuse de rentrer dans le jeu risque de se tenir pour meilleur que les autres
et de faire jouer à sa critique de la société le rôle d’une simple idéologie
au service de ses intérêts personnels. »
(Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, « Antithèse »,
Payot & Rivages, « Petite Bibliothèque », 2001, p. 27.)
■ Anselm JAPPE
LA SOCIÉTÉ AUTOPHAGE
Capitalisme, démesure et autodestruction
Paris, La découverte, 2017, 248 p.
L’époque est certainement marquée par un voile de confusion qui se traduit par des actes dont la rationalité immédiate échappe à une compréhension intelligente. Massacres et meurtres de masse sont devenus une routine spectaculaire d’autant plus déroutante que leur finalité suicidaire et leur absence apparente de projet leur confèrent une aura de gratuité qui appartient normalement à la sphère du don, de la religion ou de l’art. Face à ce désordre des faits et de la pensée, les discours complotistes sont, pour beaucoup, d’une certaine consolation et, à défaut d’arôme spirituel, viennent compenser une absence cruelle d’emprise réelle et rationnelle ; ce faisant, ils font obstacle à une compréhension pertinente du complot comme technique du pouvoir. Par ailleurs, les discours millénaristes tirent parti de cette pseudo-atmosphère de fin du monde pour annoncer maintenant la liesse d’une insurrection aussi spectrale que fantasmée. Cette confusion n’en rend que plus nécessaire le type d’approche privilégiée par Anselm Jappe dans son dernier ouvrage. Partant du constat selon lequel, « depuis quelques temps, l’impression prédomine que la société capitaliste est entraînée dans une dérive suicidaire que personne ne veut consciemment mais à laquelle tout un chacun contribue » (p. 9), l’auteur propose ainsi de comprendre ces phénomènes dans une perspective qui entend dépasser à la fois le registre de la désolation moralisatrice, laquelle tend à ne traiter ces faits que comme des anecdotes, monstrueuses certes, mais des anecdotes tout de même, et celui d’un traitement spécialisé qui tend à éluder, du moins à minorer, la dimension politique et sociale sans laquelle la nature même de ces faits demeure aussi inexpliquée qu’inexplicable.
Il s’agit donc, pour lui, d’aborder la question d’un point de vue critique et global et, « plutôt que de verser d’autres pièces au dossier d’accusation, […] contribuer à la compréhension de ce qui nous arrive [et] tenter de dégager la profonde unité des malheurs décrits et de remonter ainsi à ce qui les tient ensemble – première condition pour essayer d’y intervenir avec quelque chance de réussite » (p. 10). Ce qui est assurément bon. Mais aussi fort complexe. Constat qui conduit d’emblée Jappe à inscrire son effort dans la perspective d’un « programme de recherche » ultérieur « déjà entamé ici et là » (p. 11), dont il considère qu’il doit prendre une forme collective. Ambition qui s’accompagne aussi du souci de ne pas donner dans le style universitaire et de recourir, selon le vœu de Schopenhauer, à « des mots ordinaires pour dire des choses extraordinaires » (cité en p. 11). Pour autant, La Société autophage n’est pas un livre simple. Les références philosophiques et théoriques – à la psychanalyse notamment – y abondent. Il n’est pas toujours aisé de se repérer dans cette érudition et, en conséquence, périlleux d’en tenter la restitution critique.
Théorie critique de la valeur et subjectivité
Car Jappe est aussi le principal représentant en France de la théorie critique de la valeur, notamment élaborée en Allemagne par les auteurs de la revue Krisis, théorie qu’il a contribué à introduire et à défendre dans ses ouvrages précédents : Les Aventures de la marchandise (2003, rééd. 2017) et Crédit à mort (2011) [1]. La Société autophage s’inscrit clairement dans cette perspective critique et entend ainsi en prolonger les résultats sur un autre plan, raison pour laquelle l’ouvrage est accompagné d’un appendice permettant au lecteur de s’initier aux principaux concepts élaborés par ce courant de pensée. On l’aura compris, le dernier opus de Jappe n’est donc pas un simple complément d’enquête, mais la reprise d’une question laissée jusqu’ici en suspens : celle des modes de subjectivités et de sujétions qui caractérisent une société dominée de part en part par la logique du travail abstrait, de la valeur abstraite et du fétichisme telle que l’auteur la conçoit à partir d’une relecture critique du premier livre du Capital de Marx. Bien que cet ancrage ne nuise pas à la lisibilité et à la compréhension de l’ouvrage, il confère à celui-ci quelque chose d’un esprit de système qui lui donne une certaine puissance persuasive, mais aussi quelque chose du surplomb d’un regard moraliste dont il faut discuter ici.
Ainsi, du point de vue de la théorie critique de la valeur, la subjectivité ne peut être conçue que par « isomorphisme » – notion que l’auteur préfère à celle de structure/superstructure, ou encore de causalité – avec le développement de la logique abstraite de la valeur marchande. Ce serait là ce qui explique que, dans ses développements récents, cette subjectivité serait caractérisée par un trait narcissique dont les malheurs évoqués plus haut seraient l’expression la plus manifeste. Il s’agit ainsi « de penser ensemble les concepts de “narcissisme” et de “fétichisme de la marchandise” et d’indiquer leur développement parallèle. Ou, plus précisément, de montrer qu’il s’agit de deux faces de la même forme sociale » (p. 26). Pour ce faire, Jappe emprunte notamment à une littérature récente et abondante – le narcissisme est en effet une notion très en vogue – parmi laquelle l’œuvre de Christopher Lasch, mais aussi à des auteurs plus anciens, comme Adorno, Marcuse et bien évidemment Freud. La thèse est la suivante : la « forme-sujet » que réalise progressivement le développement du capitalisme depuis la fin du Moyen Âge est fondamentalement caractérisée par une tendance narcissique qui serait la vérité subjective du fétichisme abstrait de la marchandise. Le sujet moderne n’est donc narcissique ni par essence ni par accident, mais par un effet structurel et/ou coextensif des conditions matérielles qui le produisent comme sujet. Ce serait là un aspect du « fait social total » en quoi consistent la valeur abstraite et le fétichisme dont elle est l’objet.
Voilà une thèse pour le moins séduisante, mais aussi, on peut le penser, réductrice, voire simplificatrice. Par ailleurs, comme signalé, celle-ci n’est vraiment compréhensible qu’à la condition d’en analyser ce qui, dans La Société autophage, vaut pour postulat : une relecture de Marx. Relecture qui occupe donc fort logiquement les premières pages de l’essai de Jappe, relecture qui, pour s’exprimer dans un langage ordinaire, n’a pour autant rien d’évidente, relecture à partir de laquelle l’auteur s’en autorise d’autres. Relecture qu’il faut donc nous pardonner de prendre le temps de... relire.
Marx et le « sujet-automate »
Pour Jappe, si « l’économie capitaliste est l’art de transformer un euro en deux […] », ce n’est pas parce qu’elle aurait inventé « l’avidité, l’injustice sociale […] l’exploitation […] la domination », mais parce qu’elle a réalisé une généralisation quasi mondiale de la « forme-marchandise » (p. 15). Cette « forme-marchandise » est caractérisée par un double aspect : comme marchandise, elle est un objet concret produit par la dépense d’énergie concrète d’un travailleur, c’est-à-dire qu’elle possède ce que Marx appelle une valeur d’usage, mais, comme bien engagé dans la circulation marchande, elle possède aussi un côté abstrait qui domine la logique selon laquelle elle peut être échangée : l’argent. Cette valeur d’échange ou valeur abstraite a pour corollaire une indifférence structurelle à la qualité du travail qui produit, tout aussi bien qu’à celle de l’objet qui est produit. Elle traite l’un et l’autre quantitativement c’est-à-dire abstraitement et soumet cette face concrète de la valeur à la logique « autophage » de son accumulation indéfinie. Elle est ce que Marx appelle – avec peut-être un soupçon d’ironie – ce « sujet-automate » dont l’appétit dévore tout sur son passage jusqu’à se dévorer elle-même, ce dont l’auteur voit – certainement à raison – une confirmation dans les ravages écologiques que produit nécessairement une société fondée sur un tel système économique.
Cependant, nous dit l’auteur, la valeur marchande n’est pas une simple domination de la sphère de l’économie sur toutes les autres sphères sociales et vitales. La valeur marchande est ce que l’anthropologue Mauss appelle un « fait social total » [2], c’est-à-dire « une forme générale de production et de reproduction de la société, de l’agir et de la conscience. […] En d’autres termes : la valeur (et donc le travail, l’argent, la marchandise) est le principe de synthèse sociale dans la modernité capitaliste » (p. 18). En conséquence de quoi, tous les aspects de la vie tendent à devenir des expressions coextensives du vide glacial et abstrait qui la caractérise et, « plutôt que de tout “déduire” d’une valeur conçue en termes économiques, il s’agit d’analyser les différentes expressions de la même “forme vide”, expressions qui se médiatisent réciproquement mais en renvoyant toujours au travail abstrait comme à la “forme de base” réalisant cette forme vide dans la pratique quotidienne » (p. 18).
La notion de fétichisme permet ainsi de définir l’ensemble des comportements qui se soumettent à l’autorité de cette valeur abstraite comme à une puissance à la fois extérieure et immanente, aliénant ainsi à celle-ci liberté et conscience. Elle permet donc de signifier le fait que ces comportements ne sont pas le produit d’une fausse conscience ou l’effet d’une mystification, « mais une forme d’existence sociale totale qui se situe en amont de toute séparation entre reproduction matérielle et psyché, parce qu’elle détermine les formes même de la pensée et de l’agir » (p. 22). De quoi Jappe conclut que le fétichisme de la marchandise est à la société capitaliste ce que la table des catégories est à la philosophie kantienne, une « forme a priori ».
Cette relecture du Capital conduit ainsi le partisan de la critique de la valeur à une réinterprétation de la fameuse lutte des classes comme l’expression visible d’un phénomène de domination plus profondément enraciné dans les « structures impersonnelles » de la valeur, du travail, de l’argent et de la marchandise (p. 20). On touche là à l’une des thèses les plus difficiles et les plus contestables de Jappe. Celle-ci consiste à jouer un Marx « ésotérique » (celui du fétichisme) contre un Marx « exotérique » (celui de la lutte contre l’exploitation) et à donner l’ascendant au premier sur le second. Cette distinction quelque peu artificielle conduit l’auteur à ne voir dans l’histoire du mouvement ouvrier et dans ses luttes qu’une sorte de variable d’ajustement du capitalisme, le « sujet-automate » du travail abstrait et de la valeur en sortant nécessairement – ou automatiquement – renforcé, c’est-à-dire vainqueur, par-delà les contradictions visibles de leur affrontement. Sans se faire le héraut à contretemps du « sujet révolutionnaire » ni verser dans la volontariste attente d’une promesse de « grand soir », on peut penser que la prouesse théorique néglige ici le sérieux que requiert l’analyse de la praxis et de l’histoire dont la compréhension dialectique, que revendique d’ailleurs l’auteur (p. 158, note 2), ne peut pas être complète sans une appropriation réelle des contradictions qui la traverse nécessairement. Outre le fait que cet artifice théorique – ou rhétorique – a pour effet de n’ouvrir que de biens faibles perspectives émancipatrices – le système devant s’écrouler sous le poids de ses propres contradictions –, il semble qu’il soit à la racine du plus grave reproche que l’on puisse adresser à l’ouvrage : un escamotage de la réalité historique qui bénéficie trop évidemment à l’ambition métaphysique de faire système.
Du sujet-automate à l’automate spirituel : la fable de la forme-sujet
Ainsi, pour Jappe, la subjectivité n’a pas seulement une histoire, elle est aussi, par « isomorphisme », l’expression psychosociologique du devenir historique de la valeur abstraite. L’auteur nous rappelle donc que « ce qu’on nomme habituellement “sujet” n’est pas identique à l’être humain ou à l’individu : il constitue une figure historique particulière apparue il n’y a pas si longtemps, en même temps que le travail » (p. 23) et que les différentes expressions qui ont été les siennes ont connu un développement « parallèle à l’histoire des formes de production » (p. 24). La subjectivité ou forme-sujet ne serait, en fait, qu’un aspect d’un seul et unique phénomène se déployant dans le temps historique. C’est pourquoi « [l’] approche se propose de penser ensemble les concepts de “narcissisme” et de “fétichisme de la marchandise” et d’indiquer leur développement parallèle. Ou, plus précisément, de montrer qu’il s’agit de deux faces de la même “forme sociale totale” » (p. 24). Mais pourquoi associer de facto cette subjectivité à la notion de narcissisme ? Parce que le narcissisme étant un trait pathologique de la psyché contemporaine, il doit être compris comme l’aboutissement et la réalisation d’un mouvement plus ancien dont l’auteur se propose, dans un premier temps, de retracer brièvement la genèse philosophique. Celle-ci est donc, d’emblée et d’entrée de jeu, appréciée au prisme d’un caractère sommairement défini comme celui « [d’] une personne qui reste, malgré les apparences, à un stade primitif de son évolution psychique : il perçoit, comme le nouveau-né, le monde entier comme une extension de son moi. Ou, pour mieux dire, il ne conçoit pas de séparation entre le moi et le monde – parce qu’il ne peut accepter la séparation originaire d’avec la figure maternelle. Pour nier “magiquement” cette séparation douloureuse, et les sentiments d’impuissance et de détresse qu’elle entraîne, il vit le monde entier, y compris ses semblables, comme une extension de son moi. Évidemment, il le fait de manière inconsciente » (p. 26).
Depuis la critique hégélienne de Descartes comme « héros de la pensée » (in Phénoménologie de l’Esprit), c’est devenu une espèce d’exercice philosophique obligé d’introduire une critique historique de la subjectivité par un examen de son œuvre. Jappe le remarque lui-même, il y a là quelque chose de « convenu », mais, ajoute-t-il, « on ne peut guère l’éviter. Il s’y prête trop ; et chaque génération peut trouver dans son œuvre de nouveaux défauts, de nouvelles raisons de le critiquer, passés inaperçus aux yeux des critiques antérieurs ». Ce qui, d’après Jappe était jusqu’ici passé inaperçu, c’est bien évidemment le narcissisme de la démarche et de la philosophie de l’inventeur de l’ego cogito : « Son doute systématique, son abandon par étapes de toutes les certitudes jusqu’à arriver à la seule absolue, le cogito, présentent les apparences d’une régression contrôlée vers la petite enfance – comme dans certaines psychothérapies. Le monde extérieur n’y existe que comme partie du monde intérieur et doit être construit à partir de cette seule réalité qu’est la certitude d’exister » (pp. 35-36). Et d’ajouter que « la plupart des caractéristiques du sujet moderne sont déjà rassemblées chez Descartes : solitaire et narcissique, incapable d’avoir de véritables “relations d’objet” et en antagonisme permanent avec le monde extérieur » (p. 36). Descartes étant structurellement blanc et masculin, il n’y a plus qu’à conclure que « ce modèle de rationalité “désincarnée” [est] précisément celui sur lequel l’homme blanc a fondé sa prétention de supériorité sur le reste du monde » (p. 36). Ce n’est pas ici le lieu de démontrer que cette lecture de Descartes se contredit elle-même [3] ; aussi se bornera-t-on à noter que, dans une inquiétante synthèse de la méthode hégélienne et des récentes gender studies, Jappe ne prend pas l’Histoire au sérieux et n’en retient, sophismes de bas de page à l’appui, que les aspects qui favorisent l’automate spirituel d’une fable qui élude (narcissiquement ?) tout ce qui entre manifestement en contradiction avec son intrigue préconçue.
La « forme-sujet » étant fondée sur le dos de Descartes, elle n’a plus qu’à poursuivre, à la manière de l’Esprit de Hegel, son voyage historique, sans que l’on sache de quelles contradictions réelles émergent ces nouvelles « déterminations ». Prochain arrêt : Kant, et plus spécifiquement la morale qui découle de sa conception nouménale de la liberté, laquelle se fonde sur un sujet moderne caractérisé par « […] un faux universalisme » dont la vérité « n’est que l’homme blanc occidental qui est un sujet moderne, au sens plein du terme, […] un individu existant essentiellement comme porteur de sa force de travail et réussissant à y subordonner toute autre considération, à commencer par celles qui ont rapport à son corps » (p. 46). Cette « forme-sujet » tend ainsi à refouler hors d’elle tout ce qui la contredit, c’est-à-dire essentiellement femmes et enfants, de sorte que « les “sujets” établissent avec les non-sujets, ou sujets mineurs, des rapports ambigus, entre répulsion – pouvant aller jusqu’au désir de les anéantir – et attraction, parce qu’ils représentent tout ce que le sujet a dû expulser de lui-même pour accéder au statut de sujet ». Et de conclure que « dès le début, le sujet s’est donc fondé, au sens logique comme au sens historique, sur une scission intérieure » (p. 46). Il est vrai que Kant est l’auteur d’une étrange et désormais familière « mise à mort » du sujet [4] dont il combat avec une rigueur terrifiante toutes les aspirations à l’expression personnelle du « moi transcendantal » sur le champ philosophique et moral, par méfiance pour le « pathologique » en général, et notamment pour sa tendance à « l’enthousiasme » et ses bouffées « délirantes » – parfois meurtrières. On peut ainsi aussi penser que c’est précisément la tendance narcissique de la subjectivité qui explique, au moins en partie, la démarche kantienne. Mais encore une fois, ce genre de difficultés n’intéresse pas Jappe, et celui-ci préfère trouver confirmation de son analyse dans l’intimité de Kant lui-même [5] et dans l’œuvre de celui qui serait son « frère ennemi, […] celui qui a exprimé la face cachée des lumières » (p. 53) : le marquis de Sade. Dans la lignée des analyses de Horkheimer et Adorno dans leur Dialectique de la raison, Jappe voit donc dans le divin marquis « un défenseur du capitalisme au moment où celui-ci était en train de se défaire de toutes les limites jusqu’alors en vigueur, en parfait accord avec les théories libérales de l’époque » (p. 53). De sorte que l’univers fantasmatique criminel de son œuvre serait en fait une représentation allégorique de ce même capitalisme et l’expression d’une subjectivité dont « l’extrême égoïsme […] correspond exactement à ce qui se passe dans une société où le lien social réside dans l’échange de marchandises entre producteurs isolés » (p. 54). Quel que soit le point de vue que l’on adopte sur cette œuvre, il faut noter qu’il est extrêmement difficile de l’analyser de façon convaincante parce qu’elle est autant philosophique que littéraire, ce qui peut infléchir sa signification dans des directions résolument contradictoires. Sans oublier qu’elle a été rédigée dans des conditions pour le moins particulières (enfermement à Vincennes et à Picpus où la fenêtre de Sade donne sur la fosse commune où s’entassent les cadavres des victimes de la Terreur). Deux points que Jappe ne mentionne à aucun moment.
Sans que l’on sache par quelle « ruse de l’histoire », Hegel marque, lui, le moment où cette subjectivité devient pensable comme le terme d’une construction et, moyennant une critique du caractère métaphysique du système hégélien, comme sujet agissant dans l’histoire et comme sujet collectif. On l’aura compris, la forme-sujet poursuit le voyage de ses métamorphoses dans un moment historique que Jappe considère comme dominé par les deux sujets collectifs que seraient la classe et la nation. Ainsi, « deux sujets collectifs – souvent, mais pas toujours, en concurrence entre eux – ont occupé le devant de la scène à partir de la seconde moitié du XIXe siècle – au plus tard – pour y rester au moins un siècle : la classe et la nation (cette dernière également sous la forme du “peuple” ou de la “race”) » (p. 58). Il faut comprendre que les antagonismes de classe qui ont marqué cette période de l’histoire, ainsi que le projet émancipateur du mouvement ouvrier, sont en quelque sorte en trompe-l’œil, et masquent le devenir narcissique de la forme-sujet. Les mécanismes de rejet et de négation de l’autre dans sa différence seraient déjà à l’œuvre dans l’histoire de ce mouvement qui n’aurait fait que renforcer la structure impersonnelle du travail abstrait en glorifiant autoritairement le travail réel. Jappe ne craint pas d’affirmer que « pour le mouvement ouvrier, qui ne travaille pas est forcément un parasite ne méritant pas de manger. […] Face à des populations qui ne sont pas du tout exploiteuses, mais qui restent fidèles à des formes traditionnelles d’activité ne suivant pas les règles du “travail” – des Gitans aux Indiens d’Amérique, des descendants d’esclaves aux populations méditerranéennes, des tribus nomades aux paysans russes – le mouvement ouvrier a montré une grande envie de les mettre au travail et leur faire passer le goût des activités improductives comme la fête, l’alcool et l’amour » (p. 59, note 2). À en croire Jappe, pour le mouvement ouvrier – mais lequel ? –, il ne s’agissait donc pas d’en finir avec l’exploitation, mais plutôt d’y inclure, de force s’il le fallait, ceux qui n’y étaient pas soumis pour pouvoir s’élever à la dignité de sujet de l’histoire. Toutefois, cette « exclusion d’une partie de l’humanité du statut de sujet était plutôt implicite dans les théories du mouvement ouvrier, où elle était conçue comme temporaire et dépassable : on peut “éduquer” les récalcitrants et les transformer en bons travailleurs ». (p. 60). On entrait donc à l’usine sous l’effet « isomorphique » d’une force impersonnelle et abstraite, et pas du tout parce que l’on crevait de faim.
Pour conclure cette brève histoire de la forme-sujet jusqu’à son stade narcissique, Jappe remarque que « la nation et la classe ont perdu beaucoup de leur importance pendant la seconde moitié du XXe siècle – et surtout après 1968, au moins dans les pays dits “développés” – à la faveur d’une “individualisation de la forme-sujet et du narcissisme’’ ». Il indique, cela dit, qu’ « on a assisté à un retour spectaculaire de la “nation” depuis quelques décennies, et cela dans le monde entier, ce qui ne contredit pas les analyses précédentes, mais les confirme » (p 61). On est en droit de se demander s’il suffit de le dire pour que ce soit effectivement le cas ?
Le narcissisme, la perversion et l’arroseur arrosé
L’aperçu historique étant achevé, l’auteur poursuit sa réflexion dans une tentative de définition plus approfondie du narcissisme qui caractérise à ses yeux la forme-sujet. Jappe note d’emblée que cette notion est l’objet d’une attention particulière depuis quelques décennies et qu’elle donne l’occasion de définitions plus ou moins larges et imprécises. Ainsi, « plutôt que de prendre position face au foisonnement confondant de ce débat, nous utiliserons notre propre concept de narcissisme – qui doit beaucoup à Christopher Lasch – dans un sens plus large que celui de perversion narcissique. Seront considérés comme narcissiques même des comportements n’ayant apparemment rien de “narcissique” – par exemple la pensée “New Age”. Le “pervers narcissique” est en général conscient de ses actes, il tire jouissance des traitements infligés à ses victimes. Le narcissique, dans un sens plus large, peut être au contraire tout à fait inconscient de son narcissisme et n’avoir aucun comportement habituellement qualifié de “narcissique” » (p. 75).
Cette démarche conduit Jappe à retourner à la source freudienne d’un concept pour le moins difficile et souvent confus. Il s’agit, pour lui, de la situer d’abord dans la perspective d’un débat autour de la psychanalyse comme discipline théorique. Outre qu’on a souvent fait reproche à Freud de l’avoir inventée sur la base de postulats conservateurs typiques de la pensée bourgeoise, Jappe remarque que « la psychanalyse a toujours présenté le grand défaut de se revendiquer d’une “nature humaine”, d’un substrat anthropologique et biologique – et donc immuable » (p. 85), reproche déjà pointé par les théoriciens de l’École de Francfort pour qui il s’est agi, note-t-il, de tirer parti de la psychanalyse pour « lier des “caractères” psychologiques – des “types” – aux classes sociales créées par le capitalisme, par exemple en montrant le caractère “anal”, tourné vers l’accumulation et l’épargne, de la classe bourgeoise ». « Pour celle-ci, note Jappe, ces comportements accumulateurs ne sont pas des névroses, mais constituent les bases de leur rôle social et les poussent à l’obéissance aveugle, susceptible de se muer en “personnalité autoritaire”, pleine de préjugés et de ressentiments, et proie idéale de la propagande fasciste » (p. 88). C’est dans ces traces que semble vouloir se situer l’auteur de La Société autophage. Et c’est probablement là la raison pour laquelle Jappe prend le temps de restituer, sur de longues pages, la querelle et les dissensions qui opposèrent, sur ce point, les penseurs issus de l’École de Francfort, et tout particulièrement Fromm, Marcuse et Adorno.
Il est, bien sûr, difficile de résumer en quelques lignes un débat non seulement complexe, mais intrinsèquement lié à des circonstances historiques particulièrement troublées. Et ce, d’autant que, à la technicité des termes du débat, se mêle la difficulté à saisir des nuances de pensée émanant d’auteurs souvent très proches entre eux quant à leurs fondements théoriques et leurs engagements politiques. On se contentera donc ici de suggérer que Fromm percevait dans la psychanalyse le moyen théorique et pratique d’une émancipation du sujet – notamment sur la question de la satisfaction procurée par l’activité sexuelle –, ce que Marcuse et Adorno considéraient comme une interprétation « révisionniste » dans la mesure où elle ne tenait pas compte du fait que « l’atomisme de Freud exprime une réalité sociale : le clivage entre l’individu et la société » et que ce déni tendait à « traiter les relations inhumaines comme si elles étaient déjà humaines » [6]. L’enjeu est donc, pour Marcuse et Adorno, de comprendre le sens et la place de la thérapie, et de la « sublimation » salvatrice à laquelle elle peut conduire au sein de la société capitaliste, en posant du même coup la question de l’émancipation. Il s’agit, nous dit Jappe, « […] de savoir s’il faut accepter la répression et la sublimation, en les considérant comme le prix inévitable à payer si l’on veut préserver la civilisation » (pp. 96-97). Pour Marcuse, c’est effectivement le cas, mais uniquement dans les conditions de la société capitaliste, ce qui ouvre la perspective et la nécessité de l’abolition du travail dont l’auteur d’Eros et civilisation entrevoit la possibilité objective dans le développement des technologies. Là se situe précisément, pour Jappe, le point central de sa critique : la conception marcusienne du « travail aliéné » – qui ne s’intéresse, insiste-t-il, ni au « travail abstrait », ni à la « la valeur », ni à « l’argent », ni au « fétichisme de la marchandise » (p. 98) – lui semble non seulement insuffisante, mais elle conduit son auteur à adopter des positions confiantes, naïves et erronées sur la technologie comme vecteur d’émancipation.
On notera que, pour Jappe, cette remarque s’applique, au-delà de Marcuse, à de nombreux courants critiques de cette époque – dont l’Internationale situationniste des débuts –, « isomorphisme » qui lui permet, par un curieux raccourci, de réprouver dans un même élan la « survalorisation de la sexualité en général, et de la “sexualité perverse polymorphe” en particulier, comme vecteur d’émancipation » (pp. 100-101) à laquelle ils cédèrent. Et de préciser : à partir du moment où l’on admet que « la sexualité en tant que telle n’a rien de révolutionnaire, […] ce qui se présentait comme une instance de libération se révèle a posteriori être une contribution involontaire au passage au prochain stade du développement capitaliste » (p. 101). Là encore, la critique jappienne ne fait aucun cas du moment historique dans lequel s’inscrivent ces conceptions et ces pratiques de la sexualité qui, pour être critiquables, ont peu à voir avec la récupération marchande et le traitement pornographique dont elles ont effectivement fait l’objet. Il faut décidément beaucoup d’indifférence – narcissique ? – vis-à-vis de ce qui, en ces temps, fut effectivement vécu pour n’en retenir qu’une contribution, même involontaire, au néo-capitalisme.
C’est en prenant appui sur la contribution de Lasch [7] que Jappe préfère donc élaborer son propre concept de narcissisme. Pour Lasch, la société contemporaine, et tout particulièrement la société américaine, est marquée par un « narcissisme fondamental » qui n’est pas seulement présent dans des comportements de « prédation sociale ». Ainsi, Lasch retrouve-t-il le narcissisme « […] aussi bien dans la volonté de conquête technique que dans son contraire apparent, le désir de retourner à la nature ; il le retrouve dans le virilisme comme dans le féminisme, dans les structures étatiques comme dans la contestation des années 1960 » (p. 103). Renvoi « dos-à-dos » qu’il doit, nous dit Jappe, « […] à une conception assez large du narcissisme comme dénégation de la dépendance à la mère et de la séparation originelle d’avec elle » (p. 103). Sans entrer dans le détail extrêmement fin de la relecture de Freud à laquelle se livre cette critique [8], on peut noter que, nonobstant les aspects de la pensée de Lasch qui, de son aveu même, lui paraissent contestables – « son populisme, l’absence de toute critique de l’économie politique, sa nostalgie de l’Amérique du XIXe siècle, l’apologie du sport et surtout du travail » (p. 103 note 2) –, Jappe entend donc tirer parti de cette conception large autant qu’originale du narcissisme pour proposer celle d’un narcissisme « secondaire » – c’est-à-dire non pas simplement le pervers narcissique, mais « […] une composante, plus ou moins prononcée, inhérente à la quasi-totalité des psychés contemporaines » (p. 117) – profondément lié, par sa nature, à la logique automate de la valeur abstraite. Car de même que le narcissique « […] n’a pas intégré le monde dans son moi […] [et qu’il] ne conçoit pas de relations entre égaux avec les autres personnes ni ne comprend l’autonomie des objets » (p. 121), « la valeur marchande consiste également en une sorte d’ “annihilation du monde” [puisqu’elle] ne connaît que des quantités, pas de qualités » (p. 122). On peut ainsi en conclure que « le narcissique (secondaire) reproduit cette logique [celle de la valeur] dans son rapport au monde. La seule réalité est son moi, un moi qui n’a (presque) pas de qualités propres parce qu’il ne s’est pas enrichi à travers des rapports objectaux, des rapports à l’autre » (p. 123).
À ce point du raisonnement, il ne reste plus à l’auteur de La Société autophage qu’à résoudre une ultime difficulté : « Comment dès lors expliquer que la prévalence du narcissisme comme pathologie sociale n’apparaisse qu’après la Seconde Guerre mondiale ? Pourquoi pendant une si longue période – des siècles, si l’on considère l’incipit cartésien, ou au moins un siècle et demi, si nous parlons du capitalisme pleinement développé, celui de la bourgeoisie au pouvoir – est-ce la névrose obsessionnelle qui a dominé, le caractère anal, le moi rétréci face au collectif, le surmoi institutionnel, le prêtre et le maître qui frappent sur les doigts, l’usine-caserne, la morale de l’austérité et du sacrifice de soi qui se sont imposés ? » Autant « de facteurs bien peu narcissiques », comme Jappe le note lui-même (p. 126). Sa réponse a quelque chose de déconcertant par son caractère métaphysique : il faudrait, nous dit-il, distinguer entre la réalité empirique – le phénomène – et l’essence même du capitalisme, démêler le Marx « ésotérique » du Marx « exotérique », admettre que « le phénomène peut longtemps cacher l’essence ou se donner pour son contraire » (pp. 126-127) et reconnaître, enfin, que « l’histoire du capitalisme est donc l’histoire du processus par lequel il en est progressivement venu à “coïncider avec son concept”, pour le dire en termes hégéliens » (p. 127). Voilà qui devrait consoler les narcissiques secondaires qui peinent à comprendre, dans la fable du monde, la réalité de leur expérience et, éventuellement, de leurs luttes et de leurs souffrances.
À la lecture de cette brillante – il faut le reconnaître – démonstration, il est pourtant difficile de ne pas penser que les disputes se fondant sur la psychanalyse ont souvent quelque chose de ce trait narcissique qui consiste à dénoncer chez autrui ce dont on est soi-même le porte-voix, que l’œuvre – géniale – de Hegel a aussi pour coût une conception toute personnelle de la « fin de l’histoire », qu’un des premiers gags de l’histoire de la cinématographie – technologie sur laquelle Jappe dit étonnamment très peu – s’intitule l’arroseur arrosé. D’autant plus difficile que le rappeler, c’est risquer de devenir immédiatement soi-même – ou plutôt, automatiquement – suspect de narcissisme secondaire.
À fleurets mouchetés
Dans le panorama de la pensée contemporaine, c’est essentiellement et successivement avec le philosophe Dany-Robert Dufour et avec les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiappello, que Jappe choisit de poursuivre sa réflexion en un dialogue serré et souvent ardu à suivre pour qui ne connaît pas les œuvres des auteurs susnommés. Les raisons qui motivent Jappe à se choisir ces interlocuteurs tiennent essentiellement à la proximité des thèses soutenues sur la subjectivité, d’une part, et sur les évolutions récentes du capitalisme et de son esprit, d’autre part.
« Dans une série de livres publiés coup sur coup après 2000, note Jappe, Dufour a examiné, avec un talent indéniable, les origines, l’histoire et le présent de l’économie psychique du marché illimité » en indiquant en quoi cette nouvelle économie de la jouissance s’adapte parfaitement aux « modifications apparues dans l’économie marchande avec l’extension du libéralisme » (pp. 141-142). De même qu’il rejoint les analyses de Dufour sur ce point, Jappe apprécie le regard critique que celles-ci portent sur les conceptions d’un philosophe comme Deleuze dont le sujet « schizo » – « machinique », en quête d’un incessant et compulsif renouvellement, « nomade », en réseau, etc. – est de fait le sujet idéal du marché. « Ces analyses [celles de Dufour] nous semblent rendre compte, poursuit Jappe, de certains aspects de la subjectivité contemporaine que peu de gens veulent voir, notamment pour ce qui ne rentre pas dans le schéma convenu du progrès et de la réaction. Il s’y exprime une opposition résolue à la French Theory et au panthéon où sont désormais installés les éternels Foucault, Deleuze, Althusser, Barthes etc., qui passent pour le nec plus ultra de la contestation intellectuelle » (pp. 147-148). On l’admet aisément, notamment pour Foucault, dont la notoriété fait désormais autorité, dans l’Université et au-delà – comme l’atteste, par exemple, le confus débat autour des théories dites du genre –, mais on s’étonne que la critique dont il devrait faire logiquement l’objet de la part de Jappe ne soit ici qu’à peine esquissée. Ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec le fait que Jappe semble partager, sinon lui être en partie redevable, sa critique de la subjectivité. Quoi qu’il en soit, l’auteur de La Société autophage passe vite, concernant Dufour, de la louange à l’exposé de ses limites, qui tiennent au fait que sa pensée n’excède pas la critique du seul « néolibéralisme » (ou « hypercapitalisme » ou « capitalisme postmoderne ») apparu après 1970. Incapable de concevoir le dépassement du capitalisme, cette approche témoignerait, chez Dufour, comme chez nombre de penseurs contemporains supposément critiques, d’une certaine nostalgie pour des modes de production antérieurs, trahissant leur regret d’un déclin du sujet. Privée de « référence à la critique de l’économie politique et de ses catégories » et revêche à « toute explication “unilatérale” » (pp. 157-158), cette pensée ne saurait qu’être courte. Et Jappe de pousser le bouchon jusqu’à citer Engels en bas de page : « Ce qu’il manque à ces messieurs, c’est la dialectique ! » Au regard des propres analyses de l’auteur de La Société autophage, dont certaines ont déjà été examinées précédemment, on se doit d’ajouter que, sans « science de l’histoire », cette dialectique n’est qu’un combat à fleurets mouchetés.
En réalité, cette confrontation avec la pensée de Dufour offre surtout à Jappe l’occasion de revenir sur les reproches que ce dernier, tout en y souscrivant dans ses grandes lignes, adressa à la critique de la valeur, à savoir la conclusion logique qu’on en tire et qui pourrait s’énoncer ainsi : « Le capitalisme va s’effondrer tout seul » [9], conclusion que Jappe nie vigoureusement sans pour autant nourrir sa dénégation d’arguments convaincants. On peut se demander pourquoi. Peut-être Jappe estime-t-il plus prudent de ne pas se faire le prophète d’une apocalypse qui pourrait, on peut le craindre, accoucher de la barbarie la plus débridée, perspective dont les tenants de l’empire du moindre mal tireraient argument supplémentaire de justification optimiste du meilleur des mondes possibles ? Peut-être contourne-t-il aussi une question – celle de l’émancipation – qui le conduirait à devoir repenser quelque chose de l’ordre de la contradiction réelle ? Car aucun système d’exploitation ne s’effondre effectivement de lui-même, pas plus qu’il ne périt sous l’effort, fût-il héroïque, d’un dépassement d’une « forme-sujet a priori » – ce dont les morts témoignent suffisamment, même s’ils ne sont plus là pour en parler. Jappe préfère donc envisager de « changer radicalement les conditions de vie en société » en se demandant « que faire aujourd’hui du surmoi, fruit du complexe d’Œdipe […] » et s’il a « […] donné lieu à une nouvelle forme de fétichisme, encore plus difficile à comprendre, à nommer et à combattre, parce que bien installée à l’intérieur des individus et semblant être en accord avec leur désir de “jouissance” ? » (p. 161). Pour la forme-sujet narcissique, l’émancipation passerait-elle par un internement clinique d’un nouveau genre ?
L’esprit du capitalisme, c’est-à-dire la manière dont celui-ci produit des systèmes de justification de son fonctionnement absurde et destructeur, constitue l’objet des recherches de Boltanski et Chiappello, dont Jappe retient une sorte de confirmation de ses propres analyses. Pour ces sociologues, nous dit-il, « la justification ne consiste pas uniquement en une idéologie, mais aussi, et surtout, dans la motivation quotidienne des acteurs et dans les paramètres qui mesurent la “grandeur” relative des acteurs » (pp. 161-162). Elle est d’autant plus nécessaire que ces « acteurs » ne sont pas dupes du caractère absurde du système et qu’il faut donc que celui-ci leur donne des motifs puissants de continuer à y adhérer positivement. Ainsi, « le salaire à lui seul ne pousse pas à s’engager vraiment dans le travail, et la simple contrainte ne suffit pas non plus. Le capitalisme moderne demande une adhésion active » et exploite tous les aspects de la psychologie de ces agents à son profit. Pour Jappe, ce qu’il y a de novateur dans l’approche des sociologues susnommés, c’est « l’attention prêtée à la récupération des critiques adressées à chaque “esprit” du capitalisme qui ont ensuite été mises en œuvre pour bâtir l’esprit suivant, transformant la réponse aux anciennes faiblesses en nouveaux points forts » (p. 163). Et plus encore leur conclusion : « Sauf à opérer une sortie complète du régime du capital […], le seul destin possible […] de la critique radicale [est] d’être utilisé comme source d’idées et de légitimité pour sortir du cadre trop normé et, pour certains acteurs, trop coûteux, hérité d’un état antérieur du capitalisme. [10] » Ce qui intéresse Jappe dans cette approche sociologique avec laquelle il partage bien plus qu’il ne le prétend, c’est assurément ce concept de « récupération » (et d’assimilation) par le système de critiques venues de ses opposants – idée somme toute assez banale puisque, parmi d’autres stratégies de désinformation, elle est aussi vieille que le système. Ou encore, et peut-être davantage, la conception de l’histoire qui s’en dégage et qui ne prend pas plus au sérieux la question des rapports de force que celle de la liberté de ceux qui s’y trouvent engagés, chacun étant – à son corps défendant – « acteur » automate d’un capitalisme dont la tâche de l’auteur est de pointer, dans sa version contemporaine, l’ampleur des ravages.
La crise générale de la « forme-sujet »
C’est au terme et sur la base d’un diagnostic – au sens littéral – très sombre des troubles psychiques de l’individu contemporain privé de tout que Jappe entend mettre au jour les raisons profondes de ce qu’il conçoit comme une crise devenue générale de la « forme-sujet » : « Les individus contemporains sont désorientés par l’obligation permanente de prendre des décisions pour presque chaque aspect de leur vie, sans toutefois vraiment pouvoir décider de rien » (p. 180). Ainsi, de même que la valeur de la marchandise possède ce que Jappe se complaît souvent à appeler – avec des accents manichéens ou hollywoodiens, au choix – un « côté obscur » (la valeur abstraite), « la forme-sujet est loin de se fonder uniquement sur la rationalité et sur une poursuite “raisonnable” de ses “intérêts” : elle possède un “revers obscur” [qui] renvoie à la fois au “clivage” entre sphère de la valeur et sphère de la non-valeur et au fait que les actions qui semblent obéir au principe de réalité ne sont souvent que des détours pour réaliser des desseins beaucoup plus sombres issus de la première enfance, notamment dans le cas du narcissisme » (p. 181).
De cela, Jappe trouve confirmation dans la multiplication de crimes de masse dont les motivations semblent d’autant plus irrationnelles que leurs auteurs les ponctuent en se donnant eux-mêmes la mort. « Ces formes de violence ne s’expliquent pas, nous dit l’auteur, par les “intérêts” des acteurs et démentent ainsi l’utilitarisme cher aux libéraux comme aux marxistes traditionnels » (p. 184). Pour lui, « cette diffusion de la pulsion de mort à une si large échelle et dans des formes si variées, dans toutes les couches de la population et sur toute la surface du globe est, au moins en temps de “paix”, une nouveauté historique » (p. 184), dont il s’agit d’analyser la portée et les formes. Sans verser dans la nostalgie ni la réhabilitation d’approches théoriques certainement dépassées, on peut, cependant, noter que le fait de prêter à leurs objets d’études ou d’émancipation un semblant de rationalité, contraignaient certains auteurs anciens à prendre à charge une explication capable de donner crédit a minima à leurs intentions, à leur volonté, à quelque chose de leur liberté, ne serait-ce que celle de leur conscience, qui est ici absolument niée. Pour automate, réifié ou fantasmé qu’était leur sujet, il n’était pas ventriloque, ce qu’a le trop évident avantage d’être la « forme-sujet » chère à Jappe.
Ainsi, ce qui devait constituer l’ambition et la seule originalité du propos de Jappe, non seulement tombe à plat, mais s’auréole d’un moralisme diffus – ou confus – qui tient dans un même mépris angoissé des violences diverses qu’il répertorie : « massacres prémédités dans les écoles, les universités, les lieux de travail et autres espaces publics » ; « attentats qualifiés de “djihadistes”, mais qui ne rentrent pas dans les catégories traditionnelles de la politique et de la religion » ; « attaques, voire […] meurtres immotivés […] dans des lieux publics » ; « attaques féroces contre des immigrés, des marginaux ou des homosexuels » ; « violence sadique déployée par certaines formes de criminalité liées au trafic de drogue, notamment au Brésil et au Mexique » ; « assassinats gratuits dans des familles réputées “sans histoire”, souvent en milieu pavillonnaire » ; « actes de vandalisme grave, comme les jets de pierre sur les autoroutes »… « Même les révoltes dans les banlieues pauvres des grandes villes françaises, anglaises et nord-américaines, précise-t-il, ont de plus en plus perdu leur caractère politique et se réduisent parfois à de simples défoulements de rage » (pp. 182-183). Et d’achever ce catalogue en invoquant la philosophie analytique de Wittgenstein et son « air de famille » si commode aux universitaires quand ils renoncent à assumer la définition de leurs objets. Partant du même esprit analytique, on pourrait noter que dire d’une révolte qu’elle « perd son caractère politique » a quelque chose du simple bruit avec la bouche, surtout lorsqu’elle provient de groupes que la « politique » traite si mal qu’on peut difficilement les tenir pour responsables de l’actuel néant dans lequel cette dimension de l’existence est tombée. Au regard de l’extension de ces violences et du peu de compréhension que l’auteur manifeste pour leurs différences, on convient qu’il serait aussi fastidieux qu’inutile de restituer ici plus en détail le dernier mouvement de l’ouvrage puisque le postulat selon lequel l’irrationalité de la « forme-sujet » et l’irrationalité du capitalisme s’entre-expriment et qu’ils sont l’un et l’autre devenus universels permet de faire un sort à cette extrême variété de situations. Reprenant la formulation de Robert Kurz pour qui « la forme- sujet est devenue universelle », Jappe en conclut que « les différentes cultures et religions du monde n’expliquent pas les tueries, mais sont plutôt des “teintes” différentes de cette forme universelle. Voilà pourquoi le djihadiste kamikaze et le school shooter de banlieue pavillonnaire présentent plus de traits communs que de différences » (p. 215). Il est clair que cultures et religions ont toujours été des facteurs bien insuffisants pour expliquer à eux seuls des tueries, mais on voit mal comment tenir pour anodin le fait que les tueurs s’en revendiquent d’une manière ou d’une autre. À sa façon, la « forme-sujet » de Jappe reconduit ainsi le plus violent des mépris : tenir ce qui le contredit – les tueurs, mais surtout, à travers eux, une génération d’adolescents et d’enfants à propos de laquelle Jappe écrit de bien insuffisantes pages sur l’éducation contemporaine et sa misère – pour une forme de folie. En lisant La Société autophage, on a ainsi trop souvent le sentiment qu’un certain fétichisme de la théorie déguise quelque chose du ressentiment inavoué qui fait le fond de toute leçon de morale.
Puisque c’est bien le capitalisme qui détruit jusqu’aux conditions mêmes de l’existence, Jappe estime – à juste titre – qu’on ne peut pas en sortir sans en passer par un « changement social radical allant jusqu’à l’abolition de l’argent et du travail » (p. 227), et cela, non pas au nom d’une utopie, mais « d’un réalisme modeste » (p. 227). Conformément à ses prémisses, il considère toutefois que, dans une telle situation, le « clivage ne s’établira pas simplement entre les “dominants” qui défendent le système et les “dominés” qui veulent en sortir » au prétexte que… « le travailleur précaire qui a enfin pu acheter une voiture à crédit cherchera à défendre son droit à circuler avec la même ardeur que son exploiteur » (p. 228). Certes, certes… Aujourd’hui comme hier, les rapports de force à l’œuvre dans l’histoire ne sont pas pensables sans tenir compte des contradictions de ceux qui y sont engagés. On sait que la servitude peut être volontaire, reste que, de l’opposition entre dominants et dominés et de l’aliénation d’un travailleur précaire, on voit mal comment parvenir à bout de la seconde sans prendre au sérieux la première.
Basile ROSENZWEIG