Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Pierre Monatte, sans galons et sans grade
Article mis en ligne le 5 octobre 2017
dernière modification le 8 novembre 2017

par F.G.

■ Plus rien, ou presque, ne semble désormais tenir des anciens adossements auxquels s’appuyaient au cours du siècle dernier, parfois contradictoirement parfois solidairement, diverses minorités agissantes soucieuses de maintenir, contre la double malédiction du léninisme et de la social-démocratie, l’espérance vivante d’un projet révolutionnaire de transformation sociale du monde. En ces temps de patente déshérence où, déconstruction faite et relativisme obligeant, le désert de la critique prospère, comme jamais sans doute, sur le gel de la pensée, aucune urgence n’est sans doute plus urgente que d’attiser encore et toujours le chaudron de cette ancienne mémoire. Car quand l’ignorance s’admet comme une vertu désencombrante, on a ce qu’on a : un paysage constellé de contestations partielles d’où n’émerge, différentialisme aidant, aucune perspective unifiante. Dans ce néant, le subversivisme devient une sorte de ready made qui se contente de cultiver ses propres apparences dans l’exaltation d’une immédiateté de pacotille. Sans autre cause que la sienne propre, obscure.

Si Pierre Monatte [1] (1881-1960) fut un syndicaliste révolutionnaire exemplaire, le portait qu’en dresse Louis Mercier [2] (1914-1977) à l’occasion de son décès demeure, lui, tout à fait révélateur du rapport dynamique qu’entretinrent longtemps avec l’histoire du mouvement ouvrier des générations militantes conscientes du legs reçu et désireuses de le transmettre, augmenté, à la suivante. Comme fil rouge « d’une épopée […] dont la plupart des épisodes demeurent inconnus et la plupart des héros anonymes ». Ce texte fut publié dans le numéro 12, de juin 1960, du bulletin de la Commission internationale de liaison ouvrière (CILO) [3], l’une de ces feuilles ronéotypées avec passion dans ce Paris des années 1960 où les sociologues du consensus moderniste voyaient déjà la question sociale comme une vieillerie que le temps de l’abondance des marchandises allait forcément régler.

Forcément… On n’osera évidemment aucune comparaison entre cette époque d’euphorie sociologisante et celle de néantisation que nous connaissons aujourd’hui, mais on répétera à satiété cette phrase de Monatte pointée par Mercier : « Quand vous dites qu’il n’y a rien à faire, c’est que tout est à faire et qu’il n’y a personne pour le faire. » Dire que tout est à reprendre depuis le début serait exagéré, mais tout est sans doute à reconsidérer au prisme de l’inactualité. En renouant avec d’anciens savoirs théoriques et pratiques aussi précieux qu’oubliés. C’est, pour partie, notre tâche.–À contretemps.



« Un orgueil sombre nous restait… Nous avons su être à la fois parmi les derniers Européens de la belle Europe intelligente que le monde venait de perdre à jamais, et les premiers hommes d’une Internationale future dont nous gardions la certitude. » Raymond Lefebvre, « L’Éponge de vinaigre ».


Pierre Monatte vient de mourir. Dans son petit logement inséré dans un bloc d’habitations ouvrières de la banlieue parisienne, des rangées et des piles de livres, des centaines de dossiers, des milliers et des milliers de lettres, des articles amorcés et des chapitres de livres en chantier, témoignent d’une activité incessante qui n’a été rompue que par la cassure physique.

Hier encore, rejetant d’un geste familier le béret noir qui coiffait ses mèches blanches, il s’entretenait avec l’un ou l’autre militant venu prendre conseil, dans la petite pièce encombrée où il travaillait, lisait, écrivait. L’accueil était bonhomme, sans cérémonie ni fausse copinerie. Trouant sa face ronde surmontée d’un front bombé qui allait se perdre sous la coiffure, deux petits yeux vifs regardaient l’interlocuteur bien en face. Et en quelques instants on se trouvait au cœur des problèmes, périphrases et politesses exclues. De Paris et de province, de l’étranger aussi, c’était un continuel défilé de jeunes et de vieux, tous engagés dans la lutte sociale. Par ces contacts directs, par une correspondance énorme, par un continuel épluchage des journaux et des livres, le « Père Monatte » se trouvait, sans titres, sans fonctions, en pleine mêlée. Pour les uns il était – le mot a été prononcé – un « reproche vivant ». Ce n’était pas facile de penser à lui quand on faisait carrière, et l’excuse d’être « sorti de la classe ouvrière » devenait alors un argument de réquisitoire. Pour d’autres, c’était au contraire un exemple des possibilités humaines, la preuve vivante qu’il existe toujours un poste de combat.

Avec lui, le mot conscience reprenait sa pleine signification. Ce n’était jamais la conscience philosophique, mais la conscience qui doit affronter des faits, des évènements, des hommes, une conscience qui est méthode et outil. Si Monatte n’avait aucune sévérité pour les défauts humains, il était d’une rare rigueur pour les comportements individuels quand ils se manifestaient dans le mouvement ouvrier. Dès 1922, il avait dit à Monmousseau : « Nous ne pourrons jamais nous entendre, car tu n’es qu’un lâche. » Et à la mort de Jouhaux, symbole d’une puissance officielle qu’il méprisait il avait vigoureusement réagi quand un syndicaliste proche s’était laissé aller à écrire quelques lignes sur le leader en rappelant ses traits de solidarité. Pour Monatte, l’héritage de Jouhaux était à rejeter. S’il avait protégé des militants, c’était pour se créer des alibis. Ceux qui lui avaient demandé protection au lieu de combattre, ceux qui avaient obtenu, en échange de leur silence, des « affections spéciales », avaient joué un jeu inacceptable.

La pratique du mouvement ouvrier était, pour Monatte, l’école du possible. En I917, alors qu’il faisait face, avec une poignée d’autres internationalistes, aux mensonges nationalistes, aux trahisons et aux abandons, il écrivait dans ses « lettres » aux instituteurs : « Quand vous dites qu’il n’y a rien à faire, c’est que tout est à faire et qu’il n’y a personne pour le faire. » Et pour lui, il fallait commencer, tout de suite, là où les hasards de la vie vous avaient placé.

Les grandes colères suivies de prostration, les explosions dans le vide ne l’intéressaient que peu. Mais l’étude d’un milieu, d’une entre¬prise, d’une industrie, d’une localité, pour y acclimater un noyau de militants, y faire germer une organisation, y faire pénétrer une volonté ouvrière, cela, c’était son fort. Créer patiemment une force ouvrière qui, à partir de conditions défavorables, interviendrait comme élément décisif dans le jeu des dépendances sociales, c’était pour lui le seul travail social utile, celui qui évite les illusions et épargne les désespoirs. Le vrai militant n’était plus le révolutionnaire usé par ses propres excès, mais l’homme qui savait préparer l’action, attendre l’évènement propice et prendre alors toute sa responsabilité. D’Alexandre Jacob, anarchiste individualiste dont les qualités de courage et d’audace et le destin d’enfant perdu de la révolte faisaient l’admiration de bien des jeunes, il disait : « Quel organisateur de marins il aurait pu être ! »

Le travail de Sisyphe qu’est le continuel recommencement de la vie militante n’était pour Monatte ni une consolation, ni un entêtement, mais le choix du défi que l’homme qui se sent exploité peut lancer au monde injuste : accepter la réalité de ce monde et la transformer par le seul effort de la connaissance et par le travail en équipe.

Les titres, les ambitions personnelles, les rubans et les honneurs, n’entraient pas dans ce jeu à la fois dépouillé et terrible. Et l’endroit, la nature du travail, le type de société étaient les données d’un problème qui dépassait, en fin de compte, les schémas classiques, les statistiques de production, un problème qui consistait à rendre aux structures sociales des dimensions à la mesure humaine.

On retrouve, dans cette conception, la pensée de Pelloutier, que Monatte estimait fort et dont il se réclamait. Il avait projeté de consacrer un livre au créateur de la Fédération des Bourses du travail. Avec une minutie de bénédictin, il avait rassemblé matériaux et documents. Tout autre que Monatte eût estimé qu’il y avait là plus qu’assez pour faire œuvre originale et solide. Mais Monatte était difficile pour son propre travail comme pour celui des autres. Et puis l’âge était là, « la vieillerie », disait-il comme pour s’excuser.

Dommage, car Monatte écrivait bien. Un style simple, direct, qui collait aux évènements et aux situations et les rendait avec fidélité. Bien des romanciers enviaient sa façon de décrire et d’expliquer. À l’époque de Faux Passeports, Charles Plisnier m’avait dit : « J’aimerais écrire comme Monatte. » De fait, il suffit de lire le « reportage » que Pierre Monatte fit en 1906 de la catastrophe minière de Courrières. Cela ferait un beau modèle pour grand journalisme, sans excès, sans phrases : ce sont les données, les détails, c’est la façon de boiser, c’est la technique de l’extraction, ce sont les arguments avancés par la Compagnie, ce sont enfin les centaines de morts qui parlent.

Oui, Monatte était déjà à Courrières, et pas en promeneur. Il y prenait ses responsabilités après avoir assumé la succession d’un organisateur qui était la bête noire des compagnies du Nord, Broutchoux, animateur d’un petit syndicat qui mordait aux mollets les grands syndicats réformistes de l’époque. Une grande grève avait suivi la catastrophe de Courrières et Clemenceau, les tranquilles socialistes du Pas-de-Calais, les radicaux du cru, les nobliaux de la région s’étaient entendus pour ramener l’ordre, coffrer l’agitateur, faire taire le témoin, l’enterrer sous un complot monté pour la circonstance.

Ce n’étaient pas ses premières armes. Il avait travaillé avec Charles Guieysse à Pages libres, connu Péguy, milité dans diverses organisations ouvrières, collaboré aux Temps nouveaux de Jean Grave. Ce fils d’un forgeron et d’une dentellière de la Haute-Loire, cet Auvergnat que l’on aurait pu prendre pour un terrien, avait étonné les Parisiens par sa soif de connaissances, sa manière de dévorer les livres. À 15 ans, il collaborait aux petits journaux socialistes du coin, se nourrissait d’écrits dreyfusards. Il devait entrer dans la vie de salarié comme pion et quitter l’enseignement après avoir fait le mur pour aller entendre une conférence antimilitariste.

En 1907 – il avait 25 ans – il était parmi les délégués du Congrès d’Amsterdam qui réunissait théoriciens et hommes d’action libertaires. C’est là qu’il défendit ses opinions syndicalistes contre Errico Malatesta, le révolutionnaire italien trempé aux luttes insurrectionnelles qui ne voulait voir dans les syndicats que des écoles primaires du socialisme et n’accordait le premier rôle qu’au mouvement anarchiste. Malgré ce heurt d’idée, l’amitié demeura entre les deux hommes, et Malatesta revit Monatte au hasard de ses passages à Paris, entre prison et campagne insurrectionnelle. Pour Monatte, c’était un homme dont les paroles et les actes ne faisaient qu’un : règle d’or.

Point de rêveries dans la volonté d’action et le besoin de construction chez Monatte. Dans ses souvenirs – publiés dans La Révolution prolétarienne d’octobre, novembre et décembre 1959 –, il rappelle les conditions qui virent la naissance de La Vie ouvrière, une de ses œuvres : « Au lieu du grand élan qui aurait dû suivre la victoire d’Amiens, le mouvement syndical pataugeait dans une crise obscure et lamentable. » Il décèle une « crise de pensée » chez les militants. Il faut donc y répondre. La tentative d’un quotidien syndicaliste, Révolution, lancé par Émile Pouget, avec l’aide financière de Charles Malato, Francisco Ferrer et Robert Louzon, a échoué. Monatte prend l’initiative, soutenu par James Guillaume, Charles Guieysse, Dunois, Fuss-Amoré, Louzon toujours. Et ce sera, dans des difficultés incessantes, La Vie ouvrière, une revue bimensuelle, une des meilleures publications que la France ouvrière ait jamais connues, bourrée d’études, d’informations, d’analyses de mouvemente, de monographies, de correspondances internationales. Une revue dont les abonnés étaient tous des militants et dont les lecteurs étrangers se nommaient le Russe Zinoviev, le Bulgare Andreytchine, l’Américain Forster, l’Anglais Tom Mann…

Et si La Vie ouvrière disparaît avec les premiers coups de canon de la Grande Guerre, dans la débandade du mouvement, c’est pourtant autour de quelques intransigeants de la revue que se regrouperont pour agir ceux qui donneront à l’internationalisme une capitale fugace mais brûlante comme un éclair : Zimmerwald. « C’était – dira Romain Rolland dans L’Âme enchantée – l’heure d’exception. »

De ces heures d’exception, Monatte en connaîtra de nombreuses, toujours lucide, au creux de la vague comme à la crête, jamais lassé. Devant la décadence de la révolution russe et devant le stalinisme, comme devant les abandons des partis ou des hommes, en 1939 comme en 1945.

Ses chroniques, ses brochures, expliquent, appellent, sollicitent, incitent. Ce n’est pas une manie mais l’obstinée recherche de ce qui peut être et fut parfois. Sans illusions ni regrets. Il connaissait trop les difficultés pour les sous-estimer : « Assez de monde pour bavarder, très peu, trop peu pour travailler effectivement. Mais, tu sais, il en a toujours été ainsi. Même en des périodes moins moches. » C’était ainsi qu’il s’exprimait dans ses lettres et c’était sa façon de vous encourager sans rien vous cacher.

Malade depuis quelques années, deux fois opéré en une courte période, il détestait pourtant s’occuper de sa carcasse. Il préférait parler de sa femme : « Ma pauvre vieille, surchargée de corvées et de soucis depuis tant de mois roule sur la jante », écrivait-il. C’est lui qui n’a pas fini l’étape…

Dans l’épopée ouvrière dont la plupart des épisodes demeurent inconnus et la plupart des héros anonymes, Monatte tient une place importante. Et ceux, hommes et femmes, qui sont venus nombreux lui dire adieu au sinistre colombarium du Père-Lachaise, savaient que son héritage est déjà passé dans ce que Maxime Leroy appelait la coutume ouvrière.

Louis MERCIER
CILO, n° 12, juin 1960, pp. 12-15.

Texte en PDF

Dans la même rubrique